Analyse biblique Luc 11, 1-13

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Καὶ ἐγένετο ἐν τῷ εἶναι αὐτὸν ἐν τόπῳ τινὶ προσευχόμενον, ὡς ἐπαύσατο, εἶπέν τις τῶν μαθητῶν αὐτοῦ πρὸς αὐτόν• κύριε, δίδαξον ἡμᾶς προσεύχεσθαι, καθὼς καὶ Ἰωάννης ἐδίδαξεν τοὺς μαθητὰς αὐτοῦ.1 Kai egeneto en tō einai auton en topō tini proseuchomenon, hōs epausato, eipen tis tōn mathētōn autou pros auton• kyrie, didaxon hēmas proseuchesthai, kathōs kai Iōannēs edidaxen tous mathētas autou.1 Et il arriva dans l’être lui dans un lieu quelconque priant, comme il s’était arrêté, dit quelqu’un des disciples de lui envers lui : seigneur, enseigne nous à prier comme aussi Jean a enseigné aux disciples de lui.1 Or, un jour où Jésus était quelque part en train de prier, et lorsqu’il eu terminé, un de ses disciples lui dit: « Seigneur, apprend-nous à prier, comme Jean l’a fait avec ses disciples. »
    2 εἶπεν δὲ αὐτοῖς• ὅταν προσεύχησθε λέγετε• Πάτερ, ἁγιασθήτω τὸ ὄνομά σου• ἐλθέτω ἡ βασιλεία σου•2 eipen de autois• hotan proseuchēsthe legete• Pater, hagiasthētō to onoma sou• elthetō hē basileia sou•2 Mais il dit à eux: chaque fois que vous priez dites: Père, que soit sanctifié ton nom, que vienne le règne de toi.2 Il leur dit : « Quand vous priez, dites : Père, Que ta personne soit reconnue comme sainte, Que vienne ton monde.
    3 τὸν ἄρτον ἡμῶν τὸν ἐπιούσιον δίδου ἡμῖν τὸ καθʼ ἡμέραν•3 ton arton hēmōn ton epiousion didou hēmin to kath’ hēmeran•3 le pain de nous pour le jour suivant donne à nous chaque jour,3 Donne-nous chaque jour le pain dont nous avons besoin pour vivre jusqu’au lendemain,
    4 καὶ ἄφες ἡμῖν τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν, καὶ γὰρ αὐτοὶ ἀφίομεν παντὶ ὀφείλοντι ἡμῖν• καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν.4 kai aphes hēmin tas hamartias hēmōn, kai gar autoi aphiomen panti opheilonti hēmin• kai mē eisenenkēs hēmas eis peirasmon.4 et remets à nous les péchés de nous, car aussi nous-mêmes nous pardonnons à tous les ayant des dettes envers nous. Et n’introduis pas nous en épreuve.4 et libère-nous de nos égarements, car nous-mêmes nous remettons à ceux qui ont des dettes envers nous, et ne nous entraîne pas dans l’épreuve. »
    5 Καὶ εἶπεν πρὸς αὐτούς• τίς ἐξ ὑμῶν ἕξει φίλον καὶ πορεύσεται πρὸς αὐτὸν μεσονυκτίου καὶ εἴπῃ αὐτῷ• φίλε, χρῆσόν μοι τρεῖς ἄρτους,5 Kai eipen pros autous• tis ex hymōn hexei philon kai poreusetai pros auton mesonyktiou kai eipē autō• phile, chrēson moi treis artous,5 Et il dit envers eux : lequel de vous aura un ami et se rendra chez lui au milieu de la nuit et dira à lui : ami, prête à moi trois pains,5 Puis, il leur dit : « Si jamais vous aviez un ami et que vous alliez chez lui au milieu de la nuit pour lui dire : "Mon cher, prête moi trois pains,
    6 ἐπειδὴ φίλος μου παρεγένετο ἐξ ὁδοῦ πρός με καὶ οὐκ ἔχω ὃ παραθήσω αὐτῷ•6 epeidē philos mou paregeneto ex hodou pros me kai ouk echō ho parathēsō autō•6 puisqu’ami de moi est arrivé du chemin chez moi et je n’ai pas quelque chose que je puisse offrir à lui.6 car mon ami est arrivé de voyage chez moi et je n’ai rien à lui offrir",
    7 κἀκεῖνος ἔσωθεν ἀποκριθεὶς εἴπῃ• μή μοι κόπους πάρεχε• ἤδη ἡ θύρα κέκλεισται καὶ τὰ παιδία μου μετʼ ἐμοῦ εἰς τὴν κοίτην εἰσίν• οὐ δύναμαι ἀναστὰς δοῦναί σοι.7 kakeinos esōthen apokritheis eipē• mē moi kopous pareche• ēdē hē thyra kekleistai kai ta paidia mou met’ emou eis tēn koitēn eisin• ou dynamai anastas dounai soi.7 Celui-là de l’intérieur ayant répondu qu’il dise : à moi de tracas n’apporte pas. Déjà la porte a été fermée et les enfants de moi avec moi dans le lit sont. Je ne suis pas capable, m’étant levé, de donner à toi.7 et que ce dernier de l’intérieur réponde : "Ne m’embête pas. La porte est déjà fermée à clé et mes enfants sont avec moi dans le lit, impossible pour moi de me lever et de les donner."
    8 λέγω ὑμῖν, εἰ καὶ οὐ δώσει αὐτῷ ἀναστὰς διὰ τὸ εἶναι φίλον αὐτοῦ, διά γε τὴν ἀναίδειαν αὐτοῦ ἐγερθεὶς δώσει αὐτῷ ὅσων χρῄζει.8 legō hymin, ei kai ou dōsei autō anastas dia to einai philon autou, dia ge tēn anaideian autou egertheis dōsei autō hosōn chrēzei.8 Je dis à vous, et s’il ne donnera pas à lui s’étant levé parce que lui être ami de lui, du moins parce que l’absence de pudeur de lui, s’étant réveillé il donnera à lui toutes les choses dont il a besoin.8 Je vous l’assure, s’il ne se lève pas pour donner parce qu’il est son ami, il se réveillera à cause de son effronterie pour lui donner ce dont il a besoin.
    9 Κἀγὼ ὑμῖν λέγω, αἰτεῖτε καὶ δοθήσεται ὑμῖν, ζητεῖτε καὶ εὑρήσετε, κρούετε καὶ ἀνοιγήσεται ὑμῖν•9 Kagō hymin legō, aiteite kai dothēsetai hymin, zēteite kai heurēsete, krouete kai anoigēsetai hymin•9 Et moi à vous je dis: demandez et il sera donné à vous, cherchez et vous trouverez, frappez et il sera ouvert à vous.9 Et moi je vous dis : Demandez, et on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et on vous ouvrira.
    10 πᾶς γὰρ ὁ αἰτῶν λαμβάνει καὶ ὁ ζητῶν εὑρίσκει καὶ τῷ κρούοντι ἀνοιγ[ήσ]εται.10 pas gar ho aitōn lambanei kai ho zētōn heuriskei kai tō krouonti anoig[ēs]etai.10 Car tout demandant reçoit et tout cherchant trouve et à celui qui est frappant il sera ouvert.10 Car quiconque demande, reçoit, et qui cherche trouve, et qui frappe se fera ouvrir.
    11 τίνα δὲ ἐξ ὑμῶν τὸν πατέρα αἰτήσει ὁ υἱὸς ἰχθύν, καὶ ἀντὶ ἰχθύος ὄφιν αὐτῷ ἐπιδώσει;11 tina de ex hymōn ton patera aitēsei ho huios ichthyn, kai anti ichthyos ophin autō epidōsei?11 Mais auquel de vous le père demandera le fils un poisson, et à la place du poisson un serpent à lui il présentera?11 Lequel d’entre vous, dans votre rôle de père, s’il se fait demander par son fils du poisson, lui tendra-t-il un serpent à la place du poisson?
    12 ἢ καὶ αἰτήσει ᾠόν, ἐπιδώσει αὐτῷ σκορπίον;12 ē kai aitēsei ōon, epidōsei autō skorpion?12 ou aussi il demandera un oeuf, il présentera à lui un scorpion.12 Ou encore, s’il se fait demander un oeuf, lui tendra-t-il un scorpion?
    13 εἰ οὖν ὑμεῖς πονηροὶ ὑπάρχοντες οἴδατε δόματα ἀγαθὰ διδόναι τοῖς τέκνοις ὑμῶν, πόσῳ μᾶλλον ὁ πατὴρ [ὁ] ἐξ οὐρανοῦ δώσει πνεῦμα ἅγιον τοῖς αἰτοῦσιν αὐτόν.13 ei oun hymeis ponēroi hyparchontes oidate domata agatha didonai tois teknois hymōn, posō mallon ho patēr [ho] ex ouranou dōsei pneuma hagion tois aitousin auton.13 Si donc vous-mêmes méchants étant, vous avez su des cadeaux bons donner aux enfants de vous, combien plus le père du ciel donnera un esprit saint à ceux demandant lui.13 Si vous, qui savez être méchants, vous pouvez faire de bons cadeaux à vos enfants, combien plus votre père du ciel donnera l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ».

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Or, un jour où Jésus était quelque part en train de prier, et lorsqu’il eu terminé, un de ses disciples lui dit: « Seigneur, apprend-nous à prier, comme Jean l’a fait avec ses disciples. »

    Littéralement: Et il arriva dans l’être lui dans un lieu quelconque priant, comme il s’était arrêté, dit quelqu’un des disciples de lui envers lui : seigneur (kyrie), enseigne nous à prier comme aussi Jean a enseigné aux disciples de lui.

dans un lieu quelconque priant
Luc est celui qui insiste le plus sur le fait que Jésus était un homme de prière, beaucoup plus que les autres évangélistes :
  • C’est dans un moment de prière qu’il aura la révélation de sa mission : "Or il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière, que le ciel s’ouvrit, et l’Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix partit du ciel..." (Lc 3, 21-22)
  • Lc 5, 16 : des foules nombreuses s’assemblaient pour l’entendre et se faire guérir de leurs maladies. Mais lui se tenait retiré dans les déserts et priait.
  • Luc 6, 12 : Or il advint, en ces jours-là, qu’il s’en alla dans la montagne pour prier, et il passait toute la nuit à prier Dieu.
  • Luc 9, 18 : Et il advint, comme il était à prier, seul, n’ayant avec lui que les disciples, qu’il les interrogea en disant: "Qui suis-je, au dire des foules?"
  • Luc 9, 28-29 : Or il advint, environ huit jours après ces paroles, que, prenant avec lui Pierre, Jean et Jacques, il gravit la montagne pour prier. Et il advint, comme il priait, que l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement, d’une blancheur fulgurante.
  • Luc 11, 1 : le passage actuel que nous analysons
  • Luc 22, 41-45 : Puis il s’éloigna d’eux d’environ un jet de pierre et, fléchissant les genoux, il priait en disant: "Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe! ... Entré en agonie, il priait de façon plus instante... Se relevant de sa prière, il vint vers les disciples qu’il trouva endormis de tristesse

Vous aurez remarqué que Jésus prie à l’occasion des moments importants et cruciaux de sa vie : à son baptême, quand sa réputation se répand, au moment de choisir ses 12 disciples, au moment de vérifier la foi de ses disciples, au moment de la transfiguration, et lors de son agonie à Gethsémani. Notre passage fait un peu exception, car l’occasion de sa prière semble une façon pour Luc d’introduire l’enseignement de Jésus sur la façon de prier.

kyrie (seigneur)
Le titre de « Seigneur » (grec : kyrios) peut surprendre, car les disciples interpellent habituellement Jésus en l’appelant « Maître » (grec : didaskalos ou epistrates). Mais Luc aime beaucoup ce titre très utilisé dans les milieux grecs et qui présente Jésus sous les yeux de la foi, celui qui appartient au monde de Dieu. Comme Jésus est sur le point de donner un enseignement sur la prière, c’est une façon de lui donner une certaine autorité.
comme aussi Jean a enseigné aux disciples de lui
C’est un témoignage unique qui nous confirme que Jean Baptiste avait enseigné à ses disciples à prier. Nous avons ici l’indice que le groupe des baptistes formaient une véritable communauté avec sans doute certaines pratiques et l’usage de la prière. Quel était le contenu de cette prière? Sans doute à l’image de sa prédication, très axée sur la fin des temps qui approchait, mais en fait nous ne le saurons sans doute jamais. Peut-être la prière de Jésus a-t-elle été influencée par celle de Jean.

v. 2 Il leur dit : « Quand vous priez, dites : Père, Que ta personne soit reconnue comme sainte, Que vienne ton monde.

Littéralement : Mais il dit à eux: chaque fois que vous priez dites: Père (Pater), que soit sanctifié ton nom, que vienne le règne (basileia) de toi.

Pater (Père)
Le terme grec pater, employé au vocatif, traduit l’araméen Abba, qui signifie papa. Cela donne une idée de l’intimité que vivait Jésus avec Dieu, et dans laquelle il nous invite à entrer également. Nous sommes loin de l’idée de Dieu comme un juge lointain et terrifiant.

On pourrait regretter l’identification de Dieu à une figure masculine. Mais Jésus appartient à une culture juive où seul l’homme a un statut social et juridique. Est-il étonnant de constater qu’associer à Dieu une figure féminine aurait été impensable? Par contre, si on reconnaît en Jésus un être qui a assumé totalement la condition humaine, et donc qui a découvert Dieu à travers les figures parentales, on devine que Joseph, son père, a contribué largement à sa découverte de Dieu comme père, à l’image de celui qui l’a aimé à Nazareth.

que soit sanctifié ton nom
En français une telle phrase est presque incompréhensible : qu’entend-on par nom? Que veut dire « être sanctifié »? Dans le monde juif, quand on parle du « nom », on désigne la personne dans son identité. La sainteté désigne l’être de Dieu, ce qui le caractérise : Dieu seul est saint. Dans la prière traditionnelle juive du Kaddish, on dit : Magnifié et sanctifié soit le grand Nom; ici « magnifié » et « sanctifié » sont un peu synonymes et traduisent l’idée de reconnaître la grandeur et la qualité extraordinaire de Dieu. Ainsi, en traduisant « que soit sanctifié ton nom » par « que ta personne soit reconnue comme sainte » j’entends traduire cette demande du Notre Père comme exprimant le désir que Dieu soit reconnu comme un être unique, extraordinaire, et non pas comme une idole que nous rapetissons à notre image. Il y a comme une tension entre l’affirmation que Dieu est père et celle qu’il est saint : d’une part, nous mettons l’accent sur l’intimité de Dieu qui peut être appelé papa, mais d’autre part avec la sainteté nous mettons l’accent sur son mystère, sur le fait qu’il est unique, et donc échappe à notre compréhension.

Pourquoi la première demande du Notre Père est celle de reconnaître la qualité extraordinaire de Dieu? C’est le fondement de tout le reste. Tout d’abord, on ne peut faire cette demande sans être habité par un amour profond pour ce mystère unique qu’est Dieu. Sans cet amour, on ne peut même pas passer à la deuxième demande et désirer que vienne le monde de Dieu.

que vienne le règne (basileia) de toi
Le texte grec utilise le mot basileia, qu’on traduit habituellement par Royaume ou Règne, ce qui nous entraîne dans le monde politique. Il n’est pas facile de comprendre ce qu’avait en tête Jésus en parlant ainsi. Selon Joseph Meier, Jésus attendait pour bientôt la venue définitive de Dieu comme roi, une venue comportant un renversement des situations présentes injustes de pauvreté, d’affliction et de ventres vides, une venue qui amorcerait l’arrivée des Gentils, non comme esclaves conquis, mais comme invités de marque, pour partager le banquet eschatologiques avec les patriarches d’Israël. Aujourd’hui, nous parlerions d’un monde nouveau, un monde de justice, de paix, de compassion et d’amour. Mais pour être fidèle à la perception de Jésus, il faut ajouter que c’est Dieu qui est maître d’oeuvre d’un tel monde auquel il faut s’ouvrir. Voilà le monde qui fait partie de la prière de Jésus et auquel il a consacré sa vie. Même plus, ce monde était déjà un peu présent à travers l’action de Jésus.

v. 3 Donne-nous chaque jour le pain dont nous avons besoin pour vivre jusqu’au lendemain,

Littéralement : le pain de nous pour le jour suivant (epiousion) donne à nous chaque jour,

le pain de nous pour le jour suivant (epiousion)
L’expression grecque ton arton êmôn dit littéralement : le pain qui est nôtre, ou notre pain. Le pain représente la nourriture dont nous avons besoin. Aussi, quand Jésus invite les missionnaires à partir sans pain, il leur demande de partir sans provision et de compter sur la générosité des gens : « Il leur dit: "Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni besace, ni pain, ni argent; n’ayez pas non plus chacun deux tuniques." » (Lc 9, 3) Mais le pain dont nous avons besoin, n’est pas simplement le pain qui nourrit le corps. Car lors de sa tentation au désert Jésus dira : « Il est écrit: Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme. » En fait, le pain représente la nourriture dont nous avons besoin sous toutes ses formes, physique, psychologique, intellectuelle, spirituelle. Il représente la vie dans toutes ses dimensions, et probablement également la vie en plénitude annoncée pour la fin des temps. Cette prière exprime fondamentalement notre désir de vivre une vie en plénitude.

Le mot grec epiousion signifie littéralement : pour le jour suivant. On traduit habituellement par « quotidien », ce qui est juste dans la mesure où on garde l’idée d’un pain suffisant pour vivre jusqu’au lendemain. Il y a donc deux aspects à cette demande. Elle exprime le désir de vivre, puisque demander le pain, c’est demander la vie, et une vie en plénitude. Mais en même temps la portée de la demande est limitée en quelque sorte à 24 heures : on désire seulement ce qu’il faut pour aller jusqu’au lendemain, pas plus. On croit entendre ici Luc 12, 24 : « Considérez les corbeaux: ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cellier ni grenier, et Dieu les nourrit. Combien plus valez-vous que les oiseaux! » Tout cela accentue l’idée que cette vie en plénitude ne peut être un objet qu’on peut posséder de manière définitive, mais elle relève d’un don de Dieu.

v. 4 et libère-nous de nos égarements, car nous-mêmes nous remettons à ceux qui ont des dettes envers nous, et ne nous entraîne pas dans l’épreuve. »

Littéralement : et remets à nous les péchés de nous, car aussi nous-mêmes nous pardonnons à tous les ayant des dettes envers nous. Et n’introduis (eisenenkēs) pas nous en épreuve (peirasmon).

aphes hēmin tas hamartias hēmōn (remets à nous les péchés de nous)
Le verbe remettre ou abandonner dans ce contexte-ci traduit l’idée d’une dette qu’on demande en quelque sorte d’oublier ou de rayer. Car dans le monde juif le péché était vu comme une dette contractée vis-à-vis Dieu, et donc qui exige un remboursement. Pourquoi? Car, au point de départ, Yahvé a pris l’initiative de libérer son peuple d’Égypte et leur a donné un leader en la personne de Moïse. Cette action amoureuse en faveur d’Israël a été scellée par une alliance explicitée par la Loi donnée par l’intermédiaire de Moïse. Pécher, c’être être infidèle à cette alliance, c’est désobéir à cette Loi. Ainsi, tout Juif est redevable à Yahvé de ce qu’il a fait pour lui, et désobéir à la Loi, c’est contracter une dette.

Le terme « péché » ne s’applique que dans notre relation à Dieu. Pour comprendre de quoi il s’agit, rappelons-nous la parabole de l’enfant prodigue de ce même Luc. Le fils le plus jeune demande sa part d’héritage, quitte la maison familiale pour disperser sa fortune; la relation est rompue avec le père. Quand le fils reviendra à la maison familiale, il dira : « Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » (Lc 15, 21) Et le père s’écriera : « mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé! » Il est clair dans cette parabole que la figure du père représente Dieu. Couper cette relation signifie choisir le péché et la mort.

Après avoir défini le péché comme cette rupture de la relation avec Dieu, nous restons quand même avec une question fondamentale : quand rompons-nous cette relation? Pour un Juif, la réponse est assez claire : quiconque n’obéit pas à ce que demande la Loi est un pécheur. Pour Jésus, c’est un peu plus complexe. Par exemple, la Loi permettait à un homme de répudier sa femme, à la condition de rédiger un acte de divorce. En affirmant qu’un homme répudiant sa femme commet l’adultère, il se trouve à dire qu’un homme qui suit ce que la Loi dit sur le divorce est un pécheur. Par delà la Loi, il se réfère à la volonté de Dieu qui considérait l’homme et la femme comme des êtres égaux et leur union comme un engagement de tout leur être et pour toute la vie. Or, quand on ne se réfère plus à la Loi, ou à une loi quelconque, mais plutôt au mystère infini qu’est Dieu, nous n’avons plus de point de repère fixe. Découvrir le mystère de Dieu est l’oeuvre d’une vie. À mesure que nous progressons dans cette quête, bien des attitudes ou des gestes que nous considérions comme « normaux » autrefois deviennent maintenant des infidélités à notre condition d’enfant de Dieu, et donc péchés. Pour dire les choses autrement, ce qui n’est pas péché pour l’un l’est peut-être pour l’autre. Teilhard de Chardin dans Le Milieu divin disait quelque chose de semblable en comparant deux hommes à l’ascension d’une montagne et où une cavité peut représenter un point d’appui pour aller plus haut pour l’un, mais un retour en arrière pour l’autre.

Ce qui est bon, sanctifiant, spirituel, pour mon frère qui est au-dessous ou à côté de moi sur la montagne, est peut-être mauvais, pervertissant, matériel pour moi-même. Ce que je devais m’accorder hier, je dois peut-être me le refuser aujourd’hui. Et inversement, des actes qui eussent été une lourde infidélité pour un saint Louis de Gonzague ou un saint Antoine, je dois peut-être les poser, précisément pour m’élever sur les traces de ces saints. Autrement [126] dit, aucune âme ne rejoint Dieu sans avoir franchi, a travers la Matière un trajet déterminé, lequel en un sens, est une distance qui sépare, mais, en un sens aussi, est un chemin qui réunit. Sans certaines possessions et certaines conquêtes, nul n’existe tel que Dieu le désire. Tous, nous avons notre échelle de Jacob, dont une série d’objets forment les échelons. Le Milieu divin, p. 99.

Comment traduire ephes êmin tas amartias êmôn (traduit habituellement par « remets-nous nos péchés » ou « pardonne-nous nos péchés »). Puisqu’on ne peut établir objectivement pour chacun ce qu’est une rupture avec Dieu ou un péché, et qu’il y a risque d’y voir comme des objets qu’on peut facilement éliminer, je préfère regarder la dimension subjective du péché, i.e. l’être humain qui prend conscience de son infidélité à l’appel à devenir profondément lui-même, à marcher vers l’authenticité et l’amour sans borne, et donc à devenir fils de Dieu. Personne ne veut explicitement être infidèle. Mais dans notre cheminement, nous nous égarons pour de multiples raisons. Pensons au fils le plus jeune dans la parabole de l’enfant prodigue : il s’est égaré dans un pays lointain avant de se réveiller et de prendre conscience de son aliénation.

Le mot « égarement » tient compte de notre liberté (c’est nous qui avons choisi le mauvais chemin), et tient également compte qu’il y objectivement quelque chose d’erronée dans notre choix, que nous sommes dans un état d’aliénation, loin de ce que nous sommes vraiment. De plus, le mot « égarement » comporte une note temporaire : elle entrevoit la possibilité de prendre conscience de son erreur et de rectifier son chemin. Luc met dans la bouche de Jésus en croix cette parole : « Père, pardonne-leur: ils ne savent ce qu’ils font. » (Lc 23, 34) Il n’y a donc pas de gens fondamentalement mauvais, mais des êtres qui s’égarent. C’est l’interprétation que Luc donne au reniement de Pierre lorsqu’il met dans la bouche de Jésus : « Mais moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » (Lc 22, 32) En utilisant l’expression « quand tu seras revenu », Luc parle clairement d’égarement.

Je ne veux pas traduire ephes êmin par « remets-nous » ou « pardonne-nous ». D’une part, personne ne comprendrait le contexte d’une dette avec le mot remettre. D’autre part, le mot pardonner est piégé : il est trop associé aujourd’hui au coup d’éponge quasi magique du confessionnal. Quand quelqu’un fait une prise de conscience et regrette son égarement, comme l’enfant prodigue, c’est déjà Dieu qui pénètre le coeur d’une personne, et donc qui prend l’initiative de rétablir la relation. En d’autre mot, le pardon est déjà commencé aussitôt qu’on regrette sa faute; le sacrement du pardon n’est que le signe visible et la confirmation de ce qui est commencé depuis un certain temps. Nous sommes loin du coup d’éponge. Alors comment traduire ephes êmin? Je préfère l’expression « libère-nous » pour les raisons suivantes :

  • L’expression aide à comprendre que notre « égarement » est une aliénation de notre être profond, et donc de notre situation de fils de Dieu; l’aliénation est une véritable prison dont nous avons besoin d’être libéré
  • L’expression met aussi l’accent sur le fait que nous n’en sortirons pas seul, nous avons besoin de l’aide de Dieu; nous nous trouvons à dire : ne nous laisse pas à nous-mêmes

car aussi nous-mêmes nous pardonnons à tous les ayant des dettes envers nous
Comme nous l’avons vu, la faute commise envers un autre, et Dieu en particulier, est perçue dans la tradition juive comme une dette selon un modèle juridique : Dieu a libéré son peuple, et depuis ce temps, Israël a le devoir d’être fidèle à l’alliance. Ainsi toute infidélité à l’alliance devient une dette contractée envers Dieu le créancier. Or, pour convaincre Dieu de nous libérer de notre dette, nous qui avons été infidèle à l’alliance, nous mettons de l’avant le fait que nous avons libéré les autres de leur dette envers nous.

Quel est le sens de la conjonction « car ». Ce mot traduit le terme grec : gar, qui signifie : car, en effet, c’est que. Cette conjonction introduit une relation de dépendance entre ce qui précède et ce qui suit : l’attitude de Dieu est dépendante de notre attitude. Ainsi, nous disons à Dieu d’agir envers nous de la même manière que nous agissons envers les autres. Cela peut être dangereux, car si nous ne pardonnons pas aux autres leurs offenses envers nous et restons vindicatifs, nous acceptons que Dieu fasse la même chose envers nous. Bref, la mesure de nos relations avec les autres sera la mesure de Dieu envers nous.

Et n’introduis (eisenenkēs) pas nous en épreuve (peirasmon)
On traduit souvent par tentation. Le terme peirasmos a le sens d’essai, examen, vérification, épreuve qui permet de vérifier la qualité d’une chose ou d’une personne. Luc nous raconte qu’après son baptême Jésus a subi l’épreuve au désert : « Jésus, rempli d’Esprit Saint, revint du Jourdain et il était mené par l’Esprit à travers le désert durant 40 jours, tenté (peirazomenos) par le diable. » (Lc 4, 1-2) Cela lui permit de démontrer la qualité de son être. Mais alors quel est le sens d’une prière qui demande de ne pas être entraîné dans l’épreuve, alors que Jésus a accepté de vivre l’épreuve? À Gethsémani, Jésus demande à ses disciples de prier pour ne pas entrer en tentation : « Parvenu en ce lieu, il leur dit: "Priez, pour ne pas entrer (eiselthein) en tentation (peirasmon)." » (Lc 22, 40) En fait, la prière ne demande pas d’éviter l’épreuve, mais de ne pas « entrer dans » l’épreuve. La nuance peut paraître subtile. Mais Luc nous présente l’épreuve comme une maison de séduction : on ne peut éviter de la voir, l’important est de ne pas y entrer, car on n’en sortira pas. En Lc 11, 4 on a le verbe eispherô (littéralement : porter dans, d’où entraîner), en Lc 22, 40 on a le verbe eiserchomai (littéralement : aller dans, d’où entrer). Le préfixe grec eis a le sens de « vers » ou « dans ». Ainsi, la prière face à l’épreuve est d’éviter le « vers » ou le « dans » : c’est refuser d’entrer dans la logique proposée par l’épreuve.

Peut-on aller plus loin sur le sens de l’épreuve? Dans la parabole de la semence, Jésus compare la semence qui est tombée sur le roc à des gens qui accueille la parole avec joie, mais ils n’ont pas de racine : « Ils ne croient que pour un moment, et au moment de l’épreuve (peirasmon) ils font défection. » (Lc 8, 13) Ici, l’épreuve entraîne la perte de la foi. Par contre, Simon-Pierre reniera Jésus lorsqu’on l’interrogera sur ses liens avec lui, pourtant Luc ne parlera pas d’entrer dans une épreuve mais écrira ceci sur cet événement : « "Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme froment; mais moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas." » (Lc 22, 31-32) Ainsi, quand on prie ne pas être entraîné dans l’épreuve, on prie de ne pas perdre la foi. Et comme Jésus attendait pour bientôt la fin des temps, sa prière concerne aussi l’épreuve finale pour laquelle il demande que sa foi ne défaille pas.

v. 5 Puis, il leur dit : « Si jamais vous aviez un ami et que vous alliez chez lui au milieu de la nuit pour lui dire : "Mon cher, prête moi trois pains,

Littéralement : Et il dit envers eux : lequel de vous aura un ami et se rendra chez lui au milieu de la nuit et dira à lui : ami, prête à moi trois pains,

v. 6 car mon ami est arrivé de voyage chez moi et je n’ai rien à lui offrir",

Littéralement : puisqu’ami de moi est arrivé du chemin chez moi et je n’ai pas quelque chose que je puisse offrir à lui.

v. 7 et que ce dernier de l’intérieur réponde : "Ne m’embête pas. La porte est déjà fermée à clé et mes enfants sont avec moi dans le lit, impossible pour moi de me lever et de les donner."

Littéralement : Celui-là de l’intérieur ayant répondu qu’il dise : à moi de tracas n’apporte pas. Déjà la porte a été fermée et les enfants de moi avec moi dans le lit sont. Je ne suis pas capable, m’étant levé, de donner à toi.

v. 8 Je vous l’assure, s’il ne se lève pas pour donner parce qu’il est son ami, il se réveillera à cause de son effronterie pour lui donner ce dont il a besoin.

Littéralement : Je dis à vous, et s’il ne donnera pas à lui s’étant levé parce que lui être ami de lui, du moins parce que l’absence de pudeur de lui, s’étant réveillé il donnera à lui toutes les choses dont il a besoin.

 
Nous avons ici une parabole dont le sens est assez clair : même les demandes les plus inopportunes recevront une réponse, en raison même de l’audace de demander. Dans la parabole, Jésus nous met dans les souliers du demandeur effronté qui finira par avoir ce qu’il veut. Ceci dit, nous pouvons observer que cette parole de Jésus semble hors contexte : nous avons quitté la demande posée au tout début par les disciples (apprends-nous à prier) pour entrer dans une nouvelle question, même si elle est implicite : pourquoi est-il important de formuler une prière de demande? Luc regroupe probablement ici divers enseignements de Jésus donnés à différents moments de son ministère.

Alors pourquoi Luc tient-il à présenter ici un enseignement de Jésus sur l’importance de demander? Tout d’abord, la prière enseignée par Jésus ne comporte que des verbes à l’impératif, donc que des demandes, soit pour Dieu, soit pour nous. Ensuite, il faut assumer que la valeur de la prière de demande était mise en question dans la communauté lucanienne, d’où l’importance d’y insister.

v. 9 Et moi je vous dis : Demandez, et on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et on vous ouvrira.

Littéralement : Et moi à vous je dis: demandez et il sera donné à vous, cherchez et vous trouverez, frappez et il sera ouvert à vous.

v. 10 Car quiconque demande, reçoit, et qui cherche trouve, et qui frappe se fera ouvrir.

Littéralement : Car tout demandant reçoit et tout cherchant trouve et à celui qui est frappant il sera ouvert.

 
Après la parabole, nous avons une exhortation axée totalement sur l’action : demander, chercher, frapper. Au fond, cette exhortation est axée sur la foi : notre action portera fruit. C’est seulement cette foi qui nous propulse en avant et nous motive pour changer les choses.

v. 11 Lequel d’entre vous, dans votre rôle de père, s’il se fait demander par son fils du poisson, lui tendra-t-il un serpent à la place du poisson?

Littéralement : Mais auquel de vous le père demandera le fils un poisson, et à la place du poisson un serpent à lui il présentera?

v. 12 Ou encore, s’il se fait demander un oeuf, lui tendra-t-il un scorpion?

Littéralement : ou aussi il demandera un oeuf, il présentera à lui un scorpion.

v. 13 Si vous, qui savez être méchants, vous pouvez faire de bons cadeaux à vos enfants, combien plus votre père du ciel donnera l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ».

Littéralement : Si vous, qui savez être méchants, vous pouvez faire de bons cadeaux à vos enfants, combien plus votre père du ciel donnera l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ».

 
Jésus change ici les perspectives : il nous met dans les souliers d’un père qui doit répondre aux demandes de son fils. Il ne s’agit plus de convaincre de demander, mais celui de convaincre que l’action de Dieu ne peut être que bénéfique pour l’être humain. L’argument va comme ceci : si un père donne de bonnes choses à son fils, à plus forte raison Dieu père donnera-il de bonnes choses à ses enfants. Cette comparaison attaque certaines images d’un Dieu qui fait peur ou fait du tort à l’être humain. L’accent est sur la foi en un Dieu aimant qui n’intervient que pour soutenir et faire grandir celui qui prie.

Nous avons fort probablement une touche de l’évangéliste Luc quand il présente le sommet de la prière comme étant la demande de l’Esprit Saint. Alors que le modèle proposé par Jésus comprenait cinq demandes autour de la connaissance de Dieu, de la venue de son monde, de notre subsistance jusqu’au lendemain, de la libération de nos égarements et de l’évitement d’entrer dans l’épreuve, Luc nous parle maintenant de demander l’Esprit Saint. Il ne faut pas s’en surprendre, car pour lui l’Esprit Saint est le grand acteur du temps de l’Église qui commence par son don lors de la Pentecôte et qui va guider les apôtres tout au long de leur mission (voir les Actes des Apôtres où on a 42 mentions de l’Esprit Saint). Cet Esprit est donné à Jésus lors de son baptême et c’est lui qui le guidera tout au long de sa mission. Quand on fait une comparaison entre les quatre évangélistes, c’est lui qui le mentionne le plus : Mt : 11 mentions / Mc : 7 mentions / Lc : 17 mentions / Jn : 14 mentions. L’Esprit Saint est donc pour Luc le don par excellence.

  1. Analyse de la structure du récit

    Notre passage a une structure très simple : une question d’un des disciples sur la prière et la réponse de Jésus.

    Introduction
    -Occasion : Jésus priait et terminait sa prière v.1a

    Question de l’un des disciples :
    -Apprends-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples v.2b

    Réponse de Jésus vv. 2-13

    1. Exemple d’une prière
      -Adresse à un Dieu père v. 2a
      -Deux demandes pour Dieu : 1) que sa personne soit reconnue comme sainte; 2) que vienne son monde v. 2b
      -Trois demandes pour nous : 1) avoir une subsistance jusqu’au lendemain; 2) être libéré de ses égarements; 3) ne pas être entraîné dans l’épreuve vv. 3-4

    2. Parabole d’une demande inopportune vv. 5-8

    3. Exhortation à demander vv. 9-10

    4. Interpellation basée sur notre expérience de père : la demande et sa réponse est axée seulement sur ce qui est bon pour nous vv. 11-13

    Conclusion :
    -Dieu donnera l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent

    • Le moment où la question est posée par un disciple nous amène à penser que la réponse de Jésus dévoilera quelque peu le contenu de sa prière personnelle, puisqu’elle fait suite à un temps de prière chez lui (Introduction). Mais cette réponse comporte des aspects différents : il y aura bien sûr la présentation d’une prière modèle (A) axée sur la figure du père, mais cette prière est suivie d’une parabole (B) et d’une exhortation (C) qui insistent sur l’importance de demander et sur l’assurance que la prière reçoit toujours une réponse. Enfin, avec un certain parallélisme littéraire, Luc revient de nouveau à la fin avec la figure du père (D), cette fois pour filtrer le résultat de la demande, et par ricochet ce qui peut être demandé : le résultat d’une demande ne peut pas nous faire de tort, et donc nous ne pouvons demander que ce qui nous fait grandir, et par-dessus tout l’Esprit Saint.

    • Un mot sur le modèle de prière proposé par Jésus. Elle commence par une adresse très intimiste à Dieu perçu comme un père. Cette prière, axée sur diverses demandes, comporte deux moments distincts, d’abord des demandes axées sur Dieu, i.e. sa personne et son monde, ensuite des demandes axées sur nous, i.e. vivre jusqu’au lendemain, être aidé lorsque nous nous éloignons de Dieu, éviter les pièges qui pourraient nous éloigner de lui. Fondamentalement, les cinq demandes tournent autour de Dieu : 1) le découvrir dans son mystère de Dieu; 2) entrer dans ce monde qu’Il propose; 3) continuer à vivre chaque jour comme son fils; 4) revenir à Lui quand nous nous sommes perdus; 5) éviter les pièges qui nous éloignent de Lui. Cette prière est à l’image de Jésus, un amour fou pour ce Dieu père.

  2. Analyse du contexte

    Notre texte appartient à la 2e partie du ministère de Jésus chez Luc qui va de 9, 51 à 19, 28. Cette partie se caractérise par le fait que Jésus se met en route pour Jérusalem et, au cours de cette route, il donne une suite d’enseignements. Il est difficile de trouver un ordre dans cette suite alors que Jésus aborde différents sujets de manière hétéroclite: la condition du disciple et du missionnaire, l’amour du prochain, la primauté de la parole, le rôle du démon, l’attitude face à l’argent, l’urgence de ce convertir avant le jugement, l’ouverture aux pauvres, l’ouverture aux pécheurs, etc. Le seul fil conducteur de cette suite d’enseignement est la mention à plusieurs reprises que Jésus faisait route vers Jérusalem où il se fera arrêter et y laissera sa vie (9, 53; 9, 57; 10, 38; 13, 22; 13, 33; 14, 25; 17, 11). Pour Luc, l’accueil de la parole de Jésus se fait sous la forme d’un cheminement, un cheminement qui dure toute la vie, un cheminement qui implique l’acceptation de la croix.

    Regardons d’un plus près le contexte immédiat.

    • Refus des Samaritains de l’accueillir 9, 51-56

    • Conditions pour suivre Jésus 9, 57-62
      -Pas de lieu stable pour se reposer
      -Suivre Jésus est plus important et plus urgent que les événements familiaux

    • Envoi des 72 en mission 10, 1-24
      -Conseils pour la mission
      -Prophétie sur les villes qui rejettent les missionnaires
      -Retour de mission
      -Impact de cette mission
      -Prière de Jésus
      -Béatitude sur les disciples

    • L’amour du prochain 10, 25-37
      -La question du légiste sur la vie éternelle
      -Sa réponse en utilisant la Loi
      -Nouvelle question du légiste sur le prochain
      -Parabole du bon Samaritain

    • Récit de Marthe et Marie : la primauté de la parole 10, 38-42

    • Enseignement sur la prière 11, 1-13

    • Controverse sur l’expulsion des démons 11, 14-28
      -Jésus guérit un muet et les gens s’émerveillent
      -Mais certains l’accusent de guérir grâce à Béelzéboul le chef des démons
      -Réponse de Jésus : 1) si c’était par Béelzéboul, Satan serait divisé contre lui-même; 2) d’autres Juifs chassent également les démons; 3) c’est plutôt le signe du Règne de Dieu qui vient d’arriver; 4) en Jésus cette nouvelle force vient d’arriver; 5) mise en garde contre le danger de rechute dans le mal; 6) Béatitude sur la primauté de l’accueil de la parole de Dieu.

    Quand on regarde le contexte immédiat de l’enseignement sur la prière, il est difficile d’y voir un ordre logique. Pourtant, il y a un point qui revient comme un leitmotiv : l’écoute de la parole de Dieu. C’est le coeur de la scène sur Marthe et Marie qui précède : celle qui préfère écouter l’enseignement de Jésus plutôt que s’affairer au service de la table (chez les premières communautés chrétiennes, le service de la table consistait pourtant à subvenir aux besoins des plus démunis de la communauté) a choisi ce qu’il y a de plus important. Et la scène sur la guérison d’un muet qui suit l’enseignement sur la prière se termine avec une béatitude qui rétabli les priorités : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent! » (Lc 11, 28) Ainsi, la préséance donnée à l’accueil de la parole de Dieu encadre notre passage où Jésus donne son enseignement sur la prière. Qu’est-ce à dire? En fait, la prière est une forme d’écoute de la parole de Dieu. La prière apparaît moins comme des formules à répéter, qu’une ouverture du coeur à ce que Dieu veut dire, comme l’a fait Marie (Lc 10, 39), qu’un accueil de Sa personne en nous où il établit sa demeure, ce qui empêche le démon d’y trouver un logis vide pour y habiter (Lc 11, 24).

  3. Analyse des parallèles

    En souligné les bouts de phrase identiques et en italique les bouts différents.

    Luc 11, 1-13 Matthieu 6, 5-15; 7, 7-11
      5 "Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites: ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense.
    6 Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
    7 "Dans vos prières, ne rabâchez pas comme les païens: ils s’imaginent qu’en parlant beaucoup ils se feront mieux écouter.
    8 N’allez pas faire comme eux; car votre Père sait bien ce qu’il vous faut, avant que vous le lui demandiez.
    1 Et il advint, comme il était quelque part à prier, quand il eut cessé, un de ses disciples lui dit:
    "Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples."
     
    2 Il leur dit: "Lorsque vous priez, dites: 9 "Vous donc, priez ainsi:
    Père, Notre Père qui es dans les cieux,
    que ton Nom soit sanctifié; que ton Nom soit sanctifié;
    que ton règne vienne; 10 que ton règne vienne;
    que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
    3 donne-nous chaque jour notre pain quotidien; 11 Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien;
    4 et remets-nous nos péchés, car nous-mêmes remettons à quiconque nous doit; 12 Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs.
    et ne nous soumets pas à la tentation." 13 Et ne nous soumets pas à la tentation;
    mais délivre-nous du Mauvais.
    14 "Oui, si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous remettra aussi;
    15 mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements.
    5 Il leur dit encore: "Si l’un de vous, ayant un ami, s’en va le trouver au milieu de la nuit, pour lui dire: Mon ami, prête-moi trois pains,
    6 parce qu’un de mes amis m’est arrivé de voyage et je n’ai rien à lui servir,
    7 et que de l’intérieur l’autre réponde: Ne me cause pas de tracas; maintenant la porte est fermée, et mes enfants et moi sommes au lit; je ne puis me lever pour t’en donner;
    8 je vous le dis, même s’il ne se lève pas pour les lui donner en qualité d’ami, il se lèvera du moins à cause de son impudence et lui donnera tout ce dont il a besoin.
     
    9 "Et moi, je vous dis: demandez et l’on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira.
    7, 7 "Demandez et l’on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira.
    10 Car quiconque demande reçoit; qui cherche trouve; et à qui frappe on ouvrira. 8 Car quiconque demande reçoit; qui cherche trouve; et à qui frappe on ouvrira.
    11 Quel est d’entre vous le père auquel son fils demandera un poisson, et qui, à la place du poisson, lui remettra un serpent? 9 Quel est d’entre vous l’homme auquel son fils demandera du pain, et qui lui remettra une pierre?
    12 Ou encore s’il demande un oeuf, lui remettra-t-il un scorpion? 10 Ou encore, s’il lui demande un poisson, lui remettra-t-il un serpent?
    13 Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui l’en prient!" 11 Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui l’en prient!

    • On aura noté que seuls Luc et Matthieu nous présentent cette prière du Notre Père. Quand ces deux évangiles possèdent un texte similaire qu’ils semblent seuls connaître, les biblistes croient qu’ils ont eu entre leurs mains un document qu’on appelle la source Q. Ainsi, c’est à travers cette source Q que Matthieu et Luc ont connu cette prière du Notre Père. Mais chacun a repris à sa façon cette source. Selon Joseph Meier, la prière originelle de la source Q avait à peu près cette forme :
      Papa,
      Que soit sanctifié ton nom
      Que vienne ton règne
      Notre pain quotidien donne-le nous aujourd’hui
      Et remets-nous nos dettes comme nous aussi avons remis à nos débiteurs
      Et ne nous fais pas subir l’épreuve
      .
    • Une première observation sur les versions de Matthieu et Luc concerne le contexte. Chez Matthieu, l’enseignement de Jésus fait partie du Sermon sur la montagne, très tôt dans son ministère. Plus précisément, il s’insère dans son discours où il aborde les trois grandes pratiques fondamentales de la religion juive, l’aumône, la prière et le jeûne. Dans les trois cas, il enseigne comment faire l’aumône, comment prier et jeûner. Chez Luc, l’enseignement a lieu vers la fin de son ministère, au moment où il est en route vers Jérusalem, et elle est une réponse à un disciple qui lui pose une question en le voyant prier. Ainsi, chez Matthieu le Notre Père fait partie de la grande chartre générale qui définit le chrétien. Chez Luc, le Notre Père est plutôt présenté comme le partage de l’intimité de Jésus avec ceux qui ont choisi d’être ses disciples avant de mourir.

    • La version de Matthieu est introduite par un enseignement sur la bonne façon de prier, i.e. en ne cherchant pas à se faire voir mais en demeurant plutôt discret, et en ne multipliant pas inutilement les paroles, mais en demeurant bref, car Dieu sait ce dont nous avons besoin. Le Notre Père vient en quelque sorte illustrer par la suite cette exhortation sur l’art de bien prier. Au contraire, la version de Luc n’est pas l’illustration de la façon de bien prier, mais son Notre Père est présenté pour la valeur de son contenu en lui-même, comme prière que Jésus et ses disciples peuvent ensemble partager.

    • Le contenu de la prière prend des formes différentes chez les deux évangélistes.

      • D’abord, la façon de s’adresser à Dieu est directe et plus intimiste chez Luc : Père / papa; alors que le « Notre Père qui es aux cieux » de Matthieu est plus ritualisé et présuppose une communauté

      • Matthieu ajoute : « que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Nous avons ici une touche typique de Matthieu qui, tout comme bon Juif, insiste sur l’agir ou l’orthopraxie. C’est sa façon de reprendre la Loi juive, mais de la christianiser. Cette insistance reviendra tout au long de son évangile : « Ce n’est pas en me disant: Seigneur, Seigneur, qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » (Mt 7, 21); « Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère et une soeur et une mère. » (Mt 12, 50); « Lequel des deux a fait la volonté du père » (Mt 21, 31 : parabole des deux fils). S’adressant à des Grecs, Luc ne sent pas besoin de reprendre l’idée d’une nouvelle Loi.

      • En modifiant la demande du pain « aujourd’hui » pour dire plutôt « chaque jour », Luc insiste sur l’idée que la vie chrétienne est un long trajet qui exige beaucoup de persévérance, comme il le fait à plusieurs reprises dans son évangile : « Et il disait à tous: "Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive" » (Lc 9, 23); « Et ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant entendu la Parole avec un coeur noble et généreux, la retiennent et portent du fruit par leur persévérance » (Lc 8, 15); « C’est par votre persévérance que vous sauverez vos vies! » (Lc 21, 19).

      • Plutôt que de dire « Remets-nous nos dettes » comme l’indiquait probablement la source Q et qu’a repris tel quel Matthieu, Luc écrit plutôt : « Remets-nous nos péchés ». Pourquoi? Sans doute que la notion de faute vue comme une dette, typique du milieu juif, était plus difficile à comprendre dans son milieu grec, et que parler de péché était plus clair.

      • Luc modifie probablement sa source qui disait : « comme nous aussi avons remis à nos débiteurs », et opte pour : « car nous-mêmes remettons à quiconque nous doit ». Pourquoi? Il poursuit la même idée développée avec « chaque jour » : la remise de la dette est une chose qu’on fait constamment chaque jour, et ne peut être simplement une chose qu’on a déjà faite dans le passé. Matthieu pour sa part développe davantage cette dernière demande sur le pardon des offenses pour insister encore plus sur l’agir, comme c’est son habitude : notre agir envers les autres sera la mesure de Dieu envers nous (Oui, si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous remettra aussi; mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements). Pour Matthieu, le pardon des offenses est si importante qu’il associe son refus au Mauvais (mais délivre-nous du Mauvais).

    • Le Notre Père chez Luc est suivi de la parabole de l’ami effronté qu’il tient d’une source qui lui est propre, à moins qu’il l’ait rédigé lui-même. Que cherche-t-il à faire ici? Il veut souligner l’importance de prier et de toujours prier en affirmant que la prière reçoit toujours une réponse. En effet, la parabole donne le cas extrême d’une demande où on aurait toutes les raisons du monde de refuser, et pourtant cette demande sera satisfaite. Alors nous n’avons aucune raison d’hésiter à prier.

    • La suite de Luc est empruntée à la source Q qu’il partage avec Matthieu. Mais alors que Luc fait de ce texte la suite du Notre Père, Matthieu l’insère à la suite d’une série d’exhortations morales qui concluent le Sermon sur la montagne. Regardons d’un peu plus près ce texte.

      • Le texte comprend trois parties. Tout d’abord, il y a une exhortation à demander, ce qui, chez Luc, conclut naturellement la parabole de l’ami effronté et qu’il introduit avec « Et moi, je vous dis ».

      • La deuxième partie (quiconque demande reçoit...) est la justification de la première partie. Nous n’aurions pas besoin de cette justification chez Luc, car la parabole de l’ami effronté nous avait déjà démontré qu’une demande reçoit une réponse. Mais comme la source Q n’avait pas cette parabole, on comprend l’importance de cette deuxième partie.

      • Enfin, dans la troisième partie, on réoriente le développement sur la prière de demande : il ne s’agit plus de convaincre de demander, mais de convaincre que la réponse qu’on recevra nous sera toujours bénéfique. Cela peut surprendre : comment peut-on oser imaginer que la réponse de Dieu à notre prière serait néfaste. En fait, on peut imaginer une culture où Dieu est perçu comme une force qui fait peur et dont on craint l’intervention. Ainsi donc, cette troisième partie termine l’argumentation générale : non seulement la prière recevra une réponse, mais cette réponse nous sera bénéfique.

      • On aura remarqué que dans cette troisième partie, il y a de petites différences entre Luc et Matthieu. Tout d’abord, Luc clarifie qu’il s’agit d’une relation père-fils en nous mettant clairement dans les souliers d’un père, alors que chez Matthieu c’est seulement présupposé puisqu’il parle d’un fils sans mentionner le mot père; et pour Luc, c’est une façon d’intensifier le lien avec le Notre Père. Ensuite, il place en premier la demande de poisson qui est deuxième chez Matthieu, et élimine la demande de pain pour la remplacer par une demande d’oeuf. Matthieu est probablement plus fidèle à la source Q qui se comprend bien dans un milieu palestinien où pain et poisson étaient la base de l’alimentation et où le pain sous forme de miche pouvait ressembler à une pierre (cf Mt 4, 3 : Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains). Alors quelle est donc l’intention de Luc avec toutes ces modifications? Difficile à dire. Il y a peut-être une intention d’être plus logique et cohérent en mettant de l’avant seulement des éléments du monde animal (le pain n’en faisait pas partie), et en mettant en parallèle deux réalités néfastes, le serpent et le scorpion; et en introduisant le scorpion il devait lui associer un élément auquel on pouvait le confondre, soit un oeuf.

      • La troisième partie montre également une divergence chez Luc et Matthieu sur le contenu de la demande : Matthieu reproduit certainement sa source avec fidélité en parlant de bonnes choses que donnera Dieu, alors que Luc remplace « bonnes choses » par l’Esprit Saint. Il ne faut pas s’en surprendre, car pour lui l’Esprit Saint est la réalité fondamentale de la vie chrétienne. Comme nous l’avons vu, tout au long de son évangile, il est celui qui s’y réfère le plus souvent : Mt : 11 fois / Mc : 7 fois / Lc : 17 fois / Jn : 14 fois. L’Esprit Saint est à l’origine de la mission de Jésus et de l’Église. Il inspire Élisabeth, Zacharie et Siméon pour qu’ils prophétisent. Il est le don qu’il faut demander dans la prière (11, 13). Les Actes des Apôtres parlent du rôle fondateur de l’Esprit dans l’Église avec les trois Pentecôte (2, 13; 8, 18; 10, 46). Bref, demander l’Esprit Saint constitue la demande par excellence chez Luc.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    Luc a à sa disposition cette prière attribuée à Jésus que connaît également Matthieu :

    Papa,
    Que soit sanctifié ton nom
    Que vienne ton règne
    Notre pain quotidien donne-le nous aujourd’hui
    Et remets-nous nos dettes comme nous aussi avons remis à nos débiteurs
    Et ne nous entraîne pas dans l’épreuve

    Il veut que cette prière devienne celle de tout chrétien, et qu’elle soit une façon de marcher dans les pas de Jésus, et de s’identifier en quelque sorte à lui. Alors il met en place cette introduction où un disciple lui demande comment prier à la manière des disciples de Jean Baptiste. Ainsi, comme la communauté baptiste, la communauté chrétienne aura sa prière. Mais il conçoit cette prière comme une forme d’écoute de la parole. C’est pourquoi notre récit fait suite à celui de Marthe et Marie, alors que Marie a choisi la meilleure part : la prière devient le moment où on laisse toute la place à une parole qui vient du plus profond de nous-mêmes, et qui remonte fondamentalement à Dieu. C’est la source qui donne sens à l’ensemble d’une vie. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter le récit de la libération d’un démoniaque qui suit : l’homme doit maintenant laisser la parole prendre toute la place dans son être, sinon sa libération sera de courte durée.

    Luc semble respecter assez fidèlement le contenu originel de cette prière transmise par la source Q. Mais sa façon de l’introduire nous fait entrer dans l’intimité de Jésus. Car il nous présente un Jésus qui est sans cesse en train de prier. On ne connaît pas le contenu de cette prière sinon à Gethsémani et ici, dans ce passage, alors qu’il semble dire : voici comment, moi, je prie.

    Cette prière est constituée de cinq demandes, deux qui concernent Dieu, et trois qui nous concernent. Mais fondamentalement, les cinq demandes tournent autour de Dieu : 1) le découvrir dans son mystère de Dieu; 2) entrer dans ce monde qu’Il propose; 3) avoir tout ce qu’il faut pour vivre pleinement chaque jour notre vie de fils de Dieu; 4) revenir à Lui quand nous nous sommes perdus; 5) éviter les pièges qui nous éloignent de Lui. Cette prière est à l’image de Jésus, un amour fou pour ce Dieu père.

    Alors que pour Matthieu, qui s’adresse à des Juifs qui ont l’habitude de prier, et pour qui l’important est d’apprendre à bien prier, et donc d’éviter de multiplier les paroles comme font les païens en s’imaginant que le poids des paroles exercera une influence sur Dieu, pour Luc, qui s’adresse à des Grecs qui n’ont pas la même habitude de prier, l’important est de simplement prier, i.e. d’oser faire des demandes à Dieu et d’être assuré que cette prière recevra une réponse. Car pour lui, Dieu veut que nous soyons des êtres actifs dans l’histoire du salut, et ce salut ne se fera pas sans que nous nous impliquions de manière active, d’où l’importance de demander l’aide de Dieu. Mais en mentionnant que la prière ne peut être que bénéfique, il spécifie que la seule chose que nous devrions demander, c’est l’Esprit Saint. Et en cela il complète la boucle : Jésus a été guidé toute sa vie par l’Esprit, et nous, qui marchons dans ces pas, devrions désirer le même Esprit.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • Jésus était en prière comme il le faisait lors des grands moments de sa vie. L’évangile nous amène à réfléchir sur notre prière. Comment prions-nous? À quel moment? Pourquoi prions-nous? Que cherche-t-on dans nos demandes? Notre prière a-t-elle la même importance qu’elle avait dans la vie de Jésus? Que révèle la prière de nous-mêmes? Quel impact a-t-elle sur nous? Il y a beaucoup de piste à explorer ici. Il ne s’agit pas de nous culpabiliser, mais d’être vrai, et de dire les choses telles qu’elles sont. Il y a peut-être une forme de prière que nous avons abandonnée, et c’est sans doute un geste sain. Une prière qui ne nous reflète pas est faussée au point de départ.

      • Chaque demande du Notre Père offre une piste de réflexion, à commencer par l’interpellation initiale : Père ou Papa. Bien sûr, nous pourrions tout aussi bien dire : maman, ou mon très cher ou ma très chère, ou mon grand amour. L’important n’est pas la formule, mais les sentiments que nous voulons véhiculer. Il n’y a pas de mal à avouer que « nous ne sommes pas là ». Pourtant, c’est ce qu’a vécu Jésus et c’est le trésor qu’il veut nous faire découvrir. Sans être porté par cet amour, toute religion va devenir un cadre juridique étouffant ou même pire, de l’intégrisme fanatique. Car la demande « fais venir ton règne » deviendra une forme d’inquisition ou une « sharia » qu’on voudra imposer.

      • « Que ta personne soit reconnue comme sainte ». Personnellement, je trouve cette demande fondamentale pour toute personne qui se dit religieuse. Car beaucoup de gens biens intentionnés me semblent massacrer le visage de Dieu en prétendant le connaître et en le réduisant au voisin d’à côté : on rapetisse Dieu à ce qu’on peut en comprendre et on en fait le complice de nos limites. Cette demande du Notre Père dit : aide-nous à nous ouvrir à ton mystère infini, qu’on reconnaisse en toi cette qualité extraordinaire de qui on peut tout attendre. Cette phrase ne peut être dite que par un être amoureux. C’est ce qu’a été Jésus. Et nous?

      • « Que vienne ton monde ». Bien sûr, la vision de Jésus était très marquée par le Judaïsme avec le rassemblement des douze tribus d’Israël et les Gentils qui se joindraient à la même table à la fin des temps. Mais ses nombreuses guérisons et son souci des pauvres étaient le signe que ce monde de Dieu était commencé. Avec le recul, cette demande nous permet un peu de rêver et de travailler pour ce rêve : si Dieu est amour et compassion infinis, nous pouvons espérer un monde où il n’y a plus de pauvres, plus de gens exploités, plus de gens aliénés, plus de gens oubliés, plus de gens désespérés, où le mal et la maladie sont un ancien souvenir. Si ce n’est pas là vraiment notre désir, pourquoi disons-nous « que vienne ton monde »?

      • « Donne-nous chaque jour le pain dont nous avons besoin pour vivre jusqu’au lendemain ». Comme nous l’avons déjà dit, le pain représente la vie et la vie en plénitude. En reprenant cette demande, nous exprimons notre immense désir de vivre. Mais en même temps nous reconnaissons notre dépendance vis-à-vis de Dieu en lui disant : toi seul sais donner ce qui peut nous combler vraiment, alors donne-nous aujourd’hui ce qu’il nous faut pour que nous puissions vivre jusqu’à demain, et demain nous te le redemanderons de nouveau, car ce dont nous aurons besoin demain sera sans doute différent d’aujourd’hui.

      • « Et libère-nous de nos égarements ». Cette piste de réflexion nous entraîne dans des questions difficiles. Car lorsque des êtres humains s’égarent, ils ne savent pas qu’ils sont égarés. C’est seulement lorsque nous faisons des prises de conscience que, tout à coup, nous nous rendons compte que nous avons mal agi, que nous nous sommes fourvoyés. Mais c’est peu fréquent. Pouvez-nous nommer certains cas? J’ai déjà parlé de Larry (La Presse du 16 juin 2012) qui vivait dans des motels avec sa blonde Chantal avec laquelle il reniflait de la poudre, faisait le party et entreprenait des vols de banques. La prise de conscience de son égarement s’est produite lorsque Chantal est devenue enceinte. Quand des Islamistes attaquent des écoles et massacrent des gens au nom d’Allah, nous savons qu’ils sont égarés. Mais sans aller si loin, nous savons tous qu’à mesure que nous évoluons et gagnons en maturité, nous découvrons que certaines de nos attitudes ne sont pas vraiment dignes d’un disciple de Jésus. N’est-il pas important de demander : « Mystère de vie, je sais qu’il y a beaucoup de choses que je ne vois pas et qui m’aliènent, qui m’empêchent d’être totalement cet être que tu veux que je sois, alors éclaire-moi pour que je me regarde avec vérité et que je regarde le monde autour de moi avec vérité, et donne-moi la force et le courage de reprendre mon chemin dans cette vérité. »

      • « Car nous-mêmes nous remettons à ceux qui ont des dettes envers nous. » Voilà un point très difficile de la prière du Notre Père. Chaque fois que je dis ces mots, je l’avoue, je suis angoissé. En ce moment, je ne ressens aucune animosité envers qui que ce soit. Mais je suis conscient qu’il suffirait de peu de choses pour que quelqu’un se retrouve sur ma liste noire. Alors je me pose la question : serais-je capable d’aimer assez pour vraiment pardonner? Le pardon est une réalité complexe. Selon Matthieu, le pardon présuppose que quelqu’un demande pardon (cf la parabole des deux débiteurs chez Matthieu 18, 23-35). Luc, au contraire, nous présente Jésus en train de pardonner à ceux qui l’ont fait mourir sans qu’ils aient exprimé quelque repentir que ce soit : « Père, pardonne-leur: ils ne savent ce qu’ils font. » (Lc 23, 34) Je crois que la psychologie moderne a raison quand elle dit que le ressentiment ou le refus du pardon nous fait plus de tort qu’à la personne qui nous a offensé : le refus du pardon nous entraîne dans la même dynamique que la personne qui nous a offensé. Le pardon est la seule façon de mettre un terme à la séquence du mal : quand on entend certains Islamistes dirent « OEil pour oeil, dent pour dent », on sait qu’il n’y aura plus de fin au cycle de la vengeance. La solution? Le difficile pardon.

      • « Et ne nous entraîne pas dans l’épreuve ». Nous avons déjà dit que l’enjeu de cette épreuve était la perte de la foi. Plusieurs biblistes croient que cette épreuve du Notre Père faisait référence à l’épreuve finale lors de la fin du temps. Mais pour Jésus, ce temps de la fin était déjà commencé. Jésus a dû vivre à plusieurs reprises des événements qui mettaient à l’épreuve sa foi. Le plus clair concerne les événements entourant son arrestation et son procès. Mettons-nous un seul instant dans sa peau à Gethsémani alors qu’il se savait coincé et que c’était seulement un question de temps qu’il soit arrêté. Pour quelqu’un qui se croyait envoyé de Dieu et avait mis sa foi dans ce monde de Dieu sur le point d’advenir, le démenti était flagrant : peut on imaginer épreuve plus difficile pour la foi? Vraiment ce Dieu est incompréhensible. Dans des occasions comme celle-là, ou bien on cesse de croire, ou bien la foi fait un bon de géant. Nous pouvons vivre des situations difficiles : un divorce, un décès, une perte d’emploi, une rupture, une défaite quelconque, un prêtre qui agresse un enfant, un évêque qui blanchit de l’argent, bref des situations où nous nous demandons où est Dieu dans tout cela? Se laisser entraîner dans l’épreuve c’est dire : tout ce que la foi nous a enseigné, c’est de la foutaise. Mais si nous voulons faire un bon de géant dans la foi, il faut dire : « Et ne nous entraîne pas dans l’épreuve ».

      • Parabole de l’ami effronté. Pour Luc, cette parabole ne vise qu’un but : nous amener à oser exprimer des prières de demande. En cela, il est très différent de Matthieu qui dit plutôt : arrêtez de multiplier les paroles, car Dieu sait ce dont vous avez besoin avant même que vous l’exprimiez. Au contraire, Luc dit : allez, parlez, dites ce que vous voulez avec la confiance que vous serez entendu et recevrez ce que vous avez demandé. Pour nous aujourd’hui, il y a sans doute un point important que Luc rappelle : l’importance de parler et d’exprimer notre désir. Bien sûr, Dieu sait ce dont nous avons besoin. Mais c’est comme s’il y avait chez Dieu un tel respect de notre dignité et de notre liberté, qu’il ne nous donnera rien sans que nous le voulions. Tout cela ressemble à l’amour. On peut ressentir un amour au fond de nous pour une personne, mais le fait de dire explicitement à quelqu’un : Je t’aime, crée une dynamique nouvelle qui transforme tout, si bien qu’il y a maintenant un avant et un après. Il en est de même de la prière de demande. Par exemple, chez quelqu’un qui vit une dépenses aux drogues ou à l’alcool, le jour où il dit : « Je vis l’enfer, je veux m’en sortir » est le début d’une ère nouvelle.

      • « Lequel d’entre vous, dans votre rôle de père, s’il se fait demander... » Pour Luc, la chose par excellence à demander est l’Esprit Saint. Cela présuppose beaucoup de maturité. Nous sommes loin de la prière pour que notre équipe de hockey ou de football gagne le trophée, ou encore pour gagner à la loterie. Fondamentalement, cette prière dit : « Je ne te demande pas de changer les événements, je te demande d’être capable de les vivre quels qu’ils soient. »

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      • Le Vatican est secoué par le scandale de monseigneur Nunzio Scarano incarcéré pour blanchiment d’argent. Bien sûr, c’est la responsabilité d’un seul homme. Mais qu’est-ce que cela dit sur nous et tous ceux qui se réclament d’être disciples de Jésus? Comment cela influence-t-il notre prière?

      • L’Égypte vit des tensions extrêmes entre anti et pro Morsi. Comment agir quand nous croyons profondément qu’un gouvernement ou que des groupes errent et s’éloignent du bien commun? Quelle forme prendra notre prière?

      • Les révélations sur des politiciens ou des gens d’affaires corrompus se multiplient. Quel doit être notre attitude? Être désabusé, ne plus croire en rien? Fermer les yeux? Au temps de Jésus, est-ce qu’Hérode ou Pilate étaient des êtres irréprochables? Quelle a été la position de Jésus? Que devient notre prière dans une telle situation?

      • Les catastrophes sont toujours avec nous. Un train de marchandise avec du pétrole explose en Beauce. À San Francisco, un avion manque son atterrissage et s’écrase. Pouvons-nous demander que les catastrophes n’arrivent jamais et croire qu’il y n’y aura jamais de catastrophe? Alors que pouvons-nous demander?

      • Les personnes âgées peuvent difficilement trouver un centre d’accueil où elles seront traitées avec la plus grande dignité et compassion possible. Comment le Notre Père peut-il nous aider à oeuvre à ce que les choses s’améliorent?

      • Récemment, un homme frappait à la porte pour récolter de l’argent pour les enfants pauvres de la région. Nous connaissons la vulnérabilité des enfants et comment leur situation aura un impact sur le reste de leur vie. Que faire avec nos moyens limités. Quelle place a alors la prière? Un moment de voeux pieux ou une étape essentielle dans un long combat?

      • Nous avons peut-être le sentiment de vivre dans un tourbillon continuel, où il est difficile de s’arrêter et le stress est omniprésent. Que serait l’impact de reprendre lentement le Notre Père?

      • Dans une période de maladie, quelle est la place du Notre Père?

 

-André Gilbert, Gatineau, juillet 2013