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Sommaire
La source des récits de la passion contenait probablement la règle de trois, typique des récits populaires, que chaque évangéliste adapte à sa façon. Marc, suivi par Matthieu, présente trois scènes de moquerie, dabord par les badauds qui se tiennent là, puis des membres du Sanhédrin, et enfin deux co-crucifiés. La première scène de moquerie est une reprise des thèmes du procès devant le Sanhédrin, thème clairement affirmé chez Marc, atténué chez Matthieu pour être plus christologique. Luc modifie cette scène, tout dabord en la faisant précéder dun groupe neutre qui se contente dobserver, le peuple, car les gens vraiment hostiles ce sont les chefs qui apparaissent dans la première scène de moquerie. La deuxième scène de moquerie par des membres du Sanhédrin chez Marc et Matthieu reprend les thèmes du Psaume 22, 9 sur le juste qui a mis son espoir en Dieu. Chez Luc, cette moquerie provient des soldats romains qui offrent à Jésus du vin vinaigré, de mauvaise qualité, et reprent les thèmes du procès devant Pilate; comme dhabitude lévangéliste a réorganisé le matériel de Marc, plaçant ici une scène qui a eu lieu plutôt, et réduisant en une seule scène les deux de Marc où on offre à boire à Jésus. Dans la troisième scène de moquerie, Marc, suivi par Matthieu, écrit que les co-crucifiés injuriaient également Jésus : sur la croix, Jésus na pas damis, il est totalement solitaire et entouré dennemis, à lexemple du juste de lAncien Testament
La scène du co-crucifié qui prend la parole chez Luc mérite une analyse particulière. Cest probablement une création de lévangéliste, inspirée peut-être dune collection de paroles de Jésus avec le mot « Amen ». Pourquoi ce récit? Cest une façon de donner un exemple du pardon qui guérit, mettant en pratique le discours inaugural à la synagogue de Nazareth où Jésus annonce une année de grâce. Ce co-crucifié demande fondamentalement de suivre Jésus. La réponse de Jésus dépasse ce que le malfaiteur a demandé, i.e. se souvenir de lui : il sera avec Jésus, il partagera son intimité, comme tout disciple.
Une autre scène unique est celle offerte par Jean sur la mère de Jésus et du disciple bien-aimé à la croix. Cette scène nous amène à poser la question : qui était à la croix? Tous les évangélistes sentendent pour nommer Marie Magdeleine. Tous nomment également une Marie, mère de Jacques et Joseph, et probablement de Clopas. Mais pour les autres, il ny a aucun consensus. Et à part Jean, aucun ne parle de la mère de Jésus. Aussi, il faut probablement voir la scène de Jésus avec sa mère et le disciple bien-aimé comme une affirmation théologique : la mère de Jésus est passée dune relation biologique, qui est naturelle pour une mère vis-à-vis de son fils, à une relation spirituelle, de même type que celui du disciple bien-aimé vis-à-vis de Jésus. Comme Luc a tenu à terminer sur une note positive, Jean fait la même chose, mais de manière différente : ce nest pas le paradis qui est promis, mais la poursuite dune nouvelle relation sur cette terre; le don de lEsprit qui permet les nouvelles relations communautaires a lieu à la croix, ouvrant la porte à une famille spirituelle beaucoup plus grande, appelée à grandir sans cesse.
- Traduction
- Commentaire
- Les trois scènes de moquerie de Jésus (Marc 15, 29-32; Matthieu 27, 39-44; Luc 23, 35-39)
- Première scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Marc 15, 29-30; Matthieu 27, 39-40)
- Le peuple qui observe (Luc 23, 35a)
- La première scène de moquerie de Luc; la deuxième scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Luc 23, 35b; Marc 15, 31-32a; Matthieu 27, 41-42)
- Le défi de se sauver soi-même ou être libéré (en particulier Matthieu 27, 43)
- La deuxième scène de moquerie chez Luc (Luc 23, 36-38)
- La troisième scène de moquerie (Marc 15, 32b; Matthieu 27, 44; Luc 23, 39)
- Le salut de lautre malfaiteur (Luc 23, 40-43)
- Lautre malfaiteur parle à son compagnon blasphémateur (Luc 23, 40-41)
- Lautre malfaiteur parle à Jésus (Luc 23, 42)
- La réponse de Jésus à lautre malfaiteur (Luc 23, 43)
- Les amis et les disciples près de la croix (Jean 19, 25-27)
- Ceux qui se tiennent près de la croix (Jean 19, 25)
- La mère de Jésus et le disciple bien-aimé (Jean 19, 26-27)
- Analyse
- Historicité
- Ajout de quelques notes théologiques
- Traduction
La traduction du texte grec est la plus littérale possible afin de permettre la comparaison des mots utilisés. Les passages chez Luc, Matthieu et Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. En bleu, on trouvera ce qui est propre à Luc et Matthieu. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste. Lévangile de Pierre est exclu de cette comparaison.
Marc 15 | Matthieu 27 | Luc 23 | Jean 19 | Évangile de Pierre 4 |
29 Et (les gens) passant à côté le blasphémaient, hochant leurs têtes et disant : « Aha! Le détruisant le sanctuaire et le construisant en trois jours, | 39 Puis, (les gens) passant à côté le blasphémaient, hochant leurs têtes 40a et disant : « Le détruisant le sanctuaire et en trois jours le construisant, | 35a Et se tenait là le peuple observant, | 25 Puis, se tenaient là auprès de la croix de Jésus sa mère et la soeur de sa mère, Marie, celle de Clopas, et Marie Magdeleine. | |
30 sauves toi-même en descendant de la croix. » | 40b sauves toi-même, si tu es fils de Dieu, et descends de la croix. » | | | |
31 Pareillement, les grands prêtres, se moquant aussi entre eux avec les scribes, disaient : « Dautres il a sauvé, lui-même il est incapable de sauver. | 41 Pareillement, les grands prêtres, se moquant aussi avec les scribes et les anciens disaient : 42a « Dautres il a sauvé, lui-même il est incapable de sauver. | 35b Puis, (le) ridiculisaient aussi les chefs disant : « Dautres il a sauvé, quil se sauve lui-même, | | |
32a Le Messie, le roi dIsraël, quil descende maintenant de la croix, afin que nous voyions et que nous croyions ». | 42b Il est roi dIsraël, quil descende maintenant de la croix et nous croirons en lui. | 35c si celui-ci est le Messie de Dieu, lélu. » | | |
| 43 Il a fait confiance en Dieu, quil le délivre maintenant, sil le veut, car il a dit : De Dieu je suis fils ». | | | |
| | 36 Puis, se moquèrent aussi de lui les soldats, sapprochant, lui apportant du vin vinaigré | | |
| | 37 et disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même. » | | |
| | 38 Puis, il y avait aussi une inscription sur lui : le roi des Juifs celui-ci. | | |
32b Et les (gens) ayant été crucifiés ensemble avec lui loutrageaient. | 44 De la même manière, les bandits crucifiés ensemble avec lui loutrageaient. | 39a Puis, une des malfaiteurs suspendus blasphémait contre lui, disant : | | 13 Mais un certain des malfaiteurs les (les Juifs) vilipenda, disant : « On nous a fait souffrir ainsi à cause du mal que nous avons fait; mais celui-là, étant devenu Sauveur des hommes [êtres humains], quelle injustice ta-t-il fait? » |
| | 39b « Toi, nes-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. | | |
| | 40 Puis, ayant répondu, lautre le réprimandant disait : « Toi, ne crains-tu même pas Dieu, puisque tu es sous la même condamnation? | | |
| | 41 Et nous-mêmes en effet (cest) avec justice; car nous recevons les choses dignes selon les choses de ce que nous avons accomplies. Puis, celui-ci, il na rien accompli de déplacé. » | | |
| | 42 Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi si jamais tu entres dans ton royaume ». | | |
| | 43 Et Jésus lui dit : « Amen, je te le dis, aujourdhui avec moi tu seras dans le paradis. » | | |
| | | 26 Donc, Jésus, ayant vu (sa) mère et le disciple quil aimait se tenant à côté, il dit à (sa) mère : « Femme, voici ton fils. | |
| | | 27 Ensuite, il dit au disciple : « Voici ta mère. » À partir de cette heure-là le disciple la prit pour la sienne. | |
- Commentaire
Après la présentation du cadre, les évangélistes décrivent les diverses réactions, tant négatives que positives, devant Jésus crucifié. Chez Marc/Matthieu les réactions ne sont que négatives. Cela rend bien compte de latmosphère pessimiste de lensemble de lévangile de Marc. Matthieu suit Marc de très près, ne faisant que des modifications mineures. Luc, pour sa part, améliore le cadre en introduisant un peuple qui démontre une attitude neutre et, à la fin, un malfaiteur sympathique à Jésus, un exemple de la souffrance salvifique de Jésus. Quant à Jean, il nous présente un mélange damis, de disciples et de parents qui se tiennent près de la croix et constituant une communauté croyante, signe du triomphe de Jésus sur ses ennemis.
- Les trois scènes de moquerie de Jésus (Marc 15, 29-32; Matthieu 27, 39-44; Luc 23, 35-39)
Le tableau suivant permet didentifier les variations, mineures chez Matthieu, plus importantes chez Luc, par rapport à Marc. Les chiffres (1, 2, 3) représentent les scènes de moquerie dan lordre où elles apparaissent, les lettres (a, b, c) représentent respectivement lauteur des moqueries, le contenu de la moquerie et le défi lancé à Jésus de se sauver lui-même. La colonne sur Matthieu naffiche que les différences par rapport à Marc. Notons que Luc a créé une préface aux trois scènes de moquerie en transformant les passants de Marc en un peuple qui joue un rôle neutre, puis il a donné une suite à ces moqueries en séparant les co-condamnés pour faire de lun un sympathisant; de plus, comme il na pas retenu les passants de Marc, il doit les compenser pour maintenir la triade en ajoutant les soldats.
| Marc | Matthieu | Luc |
| | | le peuple observe |
1 a. | les passants blasphèment | | les chefs ricanent |
b. | détruisant le sanctuaire | + fils de Dieu | Le Messie de Dieu; lélu |
c. | sauve-toi toi-même; descend | | sauve les autres; sauve toi |
2 a. | les grands prêtres, les scribes se moquent | + les anciens | les soldats se moquent |
b. | Messie, roi dIsraël | Roi dIsraël | Roi des Juifs, sauve-toi toi-même |
c. | sauve les autres, non lui-même | | |
| descends de la croix que nous croyions | | |
| | fils de Dieu, quil le délivre | |
3 a. | deux co-crucifiés loutrage | des bandits | un malfaiteur co-suspendu blasphème |
b. | | | Messie |
| | | Un autre co-suspendu sympathise; ira au paradis |
- Première scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Marc 15, 29-30; Matthieu 27, 39-40)
- Cette scène a une grande intensité dramatique. Même les simples passants juifs, qui semblent navoir jamais rencontré auparavant Jésus et navoir pas été incités par les autorités religieuses, se mettent à blasphémer contre Jésus, i.e. à linjurier avec arrogance. Ce blasphème fait inclusion chez Marc avec le début du ministère de Jésus où il se fait accuser de blasphème, parce quil sarroge le pouvoir de Dieu de pardonner les péchés (Mc 2, 6-7). Les passants injurient Jésus en mettant au défi son pouvoir de détruire le sanctuaire et de le reconstruire en trois jours. Avec cette incompréhension hostile, le tableau que nous brosse Marc est cohérent du début à la fin.
- Le blasphème est précédé du hochement de la tête, un mouvement du corps pour exprimer la dérision, une attitude quon trouve dans lAncien Testament chez le méchant face au juste souffrant (voir Psaume 22, 8b). Et le contenu du blasphème est introduit par le juron grec de mépris oua, quon traduit par « Hé! », ou « Aha! », un juron omis chez Matthieu.
- Le contenu de la première moquerie fait écho au procès devant le Sanhédrin, laccusation de vouloir détruire le sanctuaire, une accusation qui semble lui coller à la peau. On peut se poser la question : comment les gens de la rue pouvaient-ils connaître cette accusation? Pour Marc, ça ne semble pas une question que son auditoire aurait pu se poser. Ce qui importe pour lévangéliste, cest de ramener sur le devant de la scène le procès, comme le montre ce tableau :
Thèmes du procès | Les moqueries chez Marc | Les moqueries chez Matthieu |
1. Destruction du sanctuaire | 1. Même chose | 1. Même chose + fils de Dieu |
2. Messie, fils du Béni ou Dieu | 2. Messie, roi dIsraël | 2. Roi dIsraël, fils de Dieu |
Marc rappelle le premier procès avec la première moquerie, et le deuxième procès avec la deuxième moquerie. Matthieu rappelle le thème des deux procès avec la première moquerie, et puis répète « fils de Dieu » dans la seconde moquerie. Son insistance sur « fils de Dieu » peut sexpliquer ainsi.
- Quand Matthieu écrit son évangile, le temple est déjà détruit, et le débat avec les juifs se concentre sur la question christologique du fils de Dieu
- Cette mention lui permet de faire une inclusion avec le récit sur les tentations de Jésus au début de son ministère, quand le diable lui dit : « Si tu es fils de Dieu... »
- Cela lui permet enfin de faire écho au livre de la Sagesse où le méchant se moque du juste
- Le peuple qui observe (Luc 23, 35a)
- Nous avons parlé de linfluence du Psaume 22, 8a sur cette scène : « Tous ceux qui mobservaient (theōrein) me ridiculisaient (ekmyktērizein) ». Luc combine le portrait de Marc avec cette scène où le peuple observe (theōrein). Cette scène pourrait apparaître négative, décrivant des gens curieux qui prennent plaisir au spectacle. Mais si on fait référence à la mention antérieure du peuple où des femmes se frappent la poitrine (23, 27), on ne peut y voir une attitude négative. Il y a aussi le verbe histamai (se tenir là) qui, dans le contexte, signifie simplement : se tenir à un endroit. Luc nous présente donc un groupe qui sera présent tout au long de la crucifixion, et lors de la mort de Jésus, il écrit à leur sujet : « Et toutes les foules qui sétaient rassemblées pour observer, voyant ce qui était arrivé, sen retournèrent en se frappant la poitrine » (23, 48). Ainsi, leur observation a conduit au repentir, tout comme ce fut le cas pour lun des malfaiteurs, alors que pour dautres lobservation les amenés à durcir leur coeur, tel lautre malfaiteur.
- La première scène de moquerie de Luc; la deuxième scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Luc 23, 35b; Marc 15, 31-32a; Matthieu 27, 41-42)
- Dentrée de jeu, éliminons tout de suite une ambiguïté : le « aussi » de Luc 23, 35b (« Puis, (le) ridiculisaient aussi les chefs ») ne signifie que les chefs ridiculisaient Jésus en plus du peuple, mais quils se tenaient au même endroit que le peuple, eux aussi.
- Chez Marc/Matthieu, chacune des trois scènes de moquerie tournent autour dun verbe différent : blaphēmein (blasphémer, injurier), empaizein (se moquer) et oneidizein (outrager), tandis que Luc préfère lordre et les mots : ekmyktērizein (ridiculiser), empaizein (se moquer), et blaphēmein (blasphémer, injurier). Luc est le seul à utiliser le verbe ekmyktērizein dans tout le Nouveau Testament, un verbe lié au mot myktos (nez), et qui signifie littéralement : lever le nez sur quelquun.
- La deuxième scène de moquerie chez Marc/Matthieu est menée par les grands prêtres et les scribes (et les anciens chez Mt), donc par le Sanhédrin. Pour Marc, la reprise des accusations du Sanhédrin est importante, car à la mort de Jésus, ce sont sur ces points là que Dieu réhabilitera Jésus. Luc remplace pour sa part les grands prêtres et les scribes par les « chefs » (archontes), ce qui lui permet de mettre en contraste, dune part, les chefs hostiles, et dautre part, le peuple qui observe et se repentira. Mais derrière ces chefs, il faut voir aussi les chefs religieux, i.e. le Sanhédrin.
- Examinons maintenant les titres de Jésus dans les scènes de moquerie.
- Mc 15, 32 : Messie, roi dIsraël
- Mt 27, 42-43 : Roi dIsraël, fils de Dieu
- Lc 23, 35-37 : Messie de Dieu, lélu
Pourquoi, en plus de Messie, Marc ne reprend-il pas le titre de « fils du Béni/Dieu », comme au procès juif? Il opte plutôt pour « roi dIsraël ». Est-ce alors une allusion au procès romain? Mais dans ce dernier cas, cest plutôt lexpression « roi des Juifs » qui a été utilisée. Pourquoi remplacerait-il maintenant « Juifs » par Israël? Est-ce parce que ce sont maintenant des Juifs qui parlent, et cest leur habitude dutiliser lexpression : roi dIsraël? Peut-être. Mais cest prêter beaucoup de subtilité à Marc. Quand à Matthieu, nous avons discuté plus tôt de sa préférence pour « fils de Dieu ». Il est tout de même surprenant quil ait laissé tomber le titre de Messie, un titre si important pour un Juif. Enfin, Luc parle dabord de « Messie de Dieu », le titre utilisé dans sa version de la confession de Pierre à Césarée de Philippe (9, 20), puis de « lélu », un titre qui apparaît dans sa version de la transfiguration (9, 35); en dautres mots, les chefs ridiculisent Jésus en utilisant les mots les plus profonds par lesquels les chrétiens le désignent dans leur foi.
- Le défi de se sauver soi-même ou être libéré (en particulier Matthieu 27, 43)
- La deuxième scène de moquerie chez Luc (Luc 23, 36-38)
- Comme Luc a remplacé au début les passants hostiles de Marc par un peuple qui joue un rôle neutre, il doit ajouter un personnage pour conserver une triade pour la moquerie : ce sera des soldats, et daprès le contexte, des soldats romains. Cest cohérent avec les annonces de la passion par Jésus où les Gentils se moqueront de lui. Le titre utilisé pour la moquerie est celui de roi des Juifs, écho de laccusation devant Pilate. Ainsi, comme chez Marc les moqueries progressent des passants jusquaux grands prêtres et aux scribes, chez Luc elles progressent des chefs juifs aux soldats romains. Proposons quelques remarques.
- Alors que Marc offre quatre moments (1. au procès juif par des Juifs, 2. au procès romain par des soldats, 3. à la croix par des Juifs, et 4. par quelquun au moment où Jésus meurt) où on se moque de Jésus, Luc les réduit à deux (avant le procès juif par des Juifs et en croix par les soldats romains), mu par son sens habituel de lordre et son horreur des duplicata.
- Luc écrit : « Les soldats, sapprochant (proserchesthai) », car ces soldats étaient restés jusquici en arrière-plan. Ces soldats apportent du vin vinaigré (oxos). Il sagit dun vin rouge sec, grossier, dilué, habituellement bu par les soldats romains. Le verbe « apporter » (prospherein) fait souvent référence à un cadeau quon apporte (voir Mt 2, 11 sur le cadeau apporté par les mages dOrient), mais ici il sagit dun cadeau burlesque, et donc la scène devient une scène de moquerie. On se rappellera que Marc nous présente deux scènes où on offre à boire à Jésus. Encore une fois, Luc simplifie les choses avec une seule scène, inspirée de la deuxième offrande à boire chez Marc.
- Cest maintenant que Luc fait référence à linscription au-dessus de la tête de Jésus. Cette inscription permet dexpliquer doù vient la moquerie dans la bouche des soldats : le roi des Juifs. Dès lors, linscription nest plus simplement une note dinformation sur le motif de la condamnation, mais devient une source de dérision sur les prétentions de Jésus, une dérision accentuée par lexpression : « celui-ci », ou « ce type ».
Pour conclure, il est probable que cette scène avec les soldats romains est une création de Luc, montrant son flair habituel pour réorganiser et simplifier le matériel de Marc en évitant les répétitions, et nous donnant une séquence narrative plus fluide.
- La troisième scène de moquerie (Marc 15, 32b; Matthieu 27, 44; Luc 23, 39)
- Marc, suivi par Matthieu, ramène maintenant à lavant-plan les bandits mentionnés brièvement au début de la crucifixion. La scène est très courte, la plus courte des scènes de moquerie, centrée sur le verbe oneidizein (outrager) à limparfait, pour souligner la continuité, accompagné de ladverbe « aussi », ce qui donne force caustique à lensemble : même les co-condamnés loutrageaient. On notera que Marc ne répète pas quils sont des bandits ni ne précise ce quils disent : il nest pas intéressé par leur crime ou le contenu des outrages, mais simplement par le fait que même des gens dans un état misérable loutragent. Sur la croix, Jésus na pas damis, il est totalement solitaire et entouré dennemis, à lexemple du juste de lAncien Testament (Ps 69, 10; 89, 51-52; Sg 5, 3).
- La version de Luc comporte des différences significatives. Avant tout, Luc prend la peine de répéter quils sont des malfaiteurs. Pourquoi? Cela signifie quils sont des pécheurs. Or, en pardonnant à lun des hommes suspendus avec lui (kremannyai, un verbe utilisé plusieurs fois par Luc pour par rapport à la mort de Jésus, un terme habituel du Deutéronome pour parler de la punition pour une offense majeure) et qui se repent, Jésus ne partage pas seulement le sort des malheureux, mais il a pitié des pécheurs et les guérit : en cela il est sauveur et Messie, et répond vraiment à linterpellation de lautre condamné : « Toi, nes-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ».
- Le salut de lautre malfaiteur (Luc 23, 40-43)
Lépisode qui suit permet à Jésus de dire ses dernières paroles à ladresse de quelquun, en loccurrence quelquun qui se reconnaît comme criminel. Où Luc a-t-il pu puiser cet épisode quignorent totalement les autres évangiles. Certains biblistes ont proposé que Luc aurait eu accès à une source semblable à celle quon trouve dans lévangile apocryphe de Pierre quil aurait combiné avec le récit de Marc; cest oublier quil est fort probable que lévangile de Pierre a été écrit après les évangiles et sen inspire. Dautres biblistes ont imaginé quil existait une collection de paroles de Jésus commençant avec : « Amen, je te le dis... » quaurait repris Luc pour ladapter à sa théologie. Il est plus probable que nous soyons devant une pure création de Luc qui cadre sur trois points avec sa théologie.
- Continuer à offrir un côté positif à toute la scène des moqueries
- Présenter un autre témoin impartial sur linnocence de Jésus, après Hérode et Pilate, et avant le Centurion au moment de sa mort
- Décrire un autre exemple du pardon qui guérit, mettant en pratique le discours inaugural à la synagogue de Nazareth : « LEsprit du Seigneur est sur moi... Il ma envoyé annoncer aux captifs la délivrance... proclamer une année de grâce du Seigneur » (4, 18-19)
- Lautre malfaiteur parle à son compagnon blasphémateur (Luc 23, 40-41)
- Luc aime présenter deux personnages quil met en contraste : Marthe et Marie, le riche et Lazare, le Pharisien et le publicain, Jean-Baptiste et Jésus. Cest encore le cas ici. Luc semble sinspirer du récit sur Joseph en Genèse 40 où sont mis en contraste léchanson du roi dÉgypte et son panetier, tous deux condamnés pour crime, et qui se retrouvent dans la même prison que Joseph; en interprétant le rêve de léchanson et lui annonçant que le Pharaon lélèvera et lui redonnera son emploi, Joseph lui dit : « Souviens-toi de moi, lorsquil te sera arrivé du bien ». Cette dernière parole deviendra : « Souviens-toi de moi si jamais tu entres dans ton royaume », sous la plume de Luc.
- On retrouve dans cet épisode le vocabulaire de Luc, en commençant par epitiman (« lautre le réprimandant »), un verbe quil a utilisé dans les scènes où Jésus fait face au démon (4, 35.39.41). Puis, il y a le mot krima (« tu es sous la même condamnation »), un mot parent au verbe utilisé par Pilate à la fin du procès : « Et Pilate émit le jugement (epikrinein) quil fut fait droit à leur demande » (23, 24). Enfin, le malfaiteur confesse : « Et nous-mêmes en effet (cest) avec justice (dikaiōs) », tout comme le centurion confessera à la mort de Jésus : « Vraiment, cet homme était un juste (dikaios) ». Et il ajoute : « Puis, celui-ci, il na rien accompli de déplacé (atopos) », le mot atopos étant un mot très rare, et utilisé seulement par Luc dans les évangiles-Actes. Ici, on pourrait se demander : comment ce malfaiteur pouvait-il savoir que Jésus na rien fait de déplacé, puisque cest la première fois quil le voit? Pour Luc, nous sommes sur le plan symbolique où seulement ceux qui veulent demeurer aveugles ne voient pas et ne reconnaissent pas la vérité; pour les autres, tout est transparent (voir Actes 3, 17).
- Et terminons avec la question : Luc veut-il nous introduire à un cas de metanoia (conversion du coeur), i.e. le pardon de Jésus suivrait son repentir? Tout comme dans le cas de lenfant prodigue où le Père le rétablit dans ces droits avant même quil achève sa confession, ou encore le pardon général offert en croix, le pardon est offert avant même tout geste de metanoia chez Luc.
- Lautre malfaiteur parle à Jésus (Luc 23, 42)
- « Jésus, souviens-toi de moi si jamais tu entres dans ton royaume ». La façon dont le malfaiteur sadresse à Jésus est stupéfiante : sadresser à Jésus sans un titre de révérence quelconque est unique dans tout le Nouveau Testament. Une telle familiarité est probablement voulue par Luc pour traduire la sincérité de la demande du malfaiteur. Et il y a peut-être aussi une note ironique : la première personne à exprimer une telle confiance en Jésus au point détablir une relation familière est un criminel qui est aussi la dernière personne à lui parler.
- Lexpression : « tu entres dans (eis / en) ton royaume », présente un problème de critique textuelle, un certain nombre de versions ayant la préposition eis (dans), i.e. Papyrus 75, Codex Vaticanus et les vieilles latines, tandis que dautres versions ont plutôt en (en), i.e. la koinè, incluant les codices Sinaiticus et Alexandrinus. Pour certains biblistes, le choix de la préposition a un impact théologique.
- Avec eis (dans), le malfaiteur croit que Jésus est sur le point dentrer dans son royaume. Utilisé 25 fois en Lc-Actes, il signifie arriver à un endroit. Il est inutile de se poser la question : comment ce criminel a-t-il pu savoir que Jésus avait un royaume où il était sur le point dentrer. La question à poser est plutôt : comment le lecteur de Luc vers lan 80 comprenait-il la phrase? Ce dernier savait que Jésus est allé au ciel (Actes 1, 9-11; 7, 56) et quil avait assigné des places dans ce royaume (22, 29-30). Quand cette entrée au ciel a-t-elle eu lieu? Luc mentionne le dimanche de Pâques (Lc 24, 51), puis quarante jours plus tard (Actes 1, 3.9-11). Le fait même quil propose deux moments ouvre la possibilité dun troisième moment, immédiatement à sa mort, comme la compris Hébreux 10-13, et même Luc 24, 26, puisque le verbe est au passé pour le dimanche de Pâques.
- Avec en (en), le malfaiteur se trouverait à dire : « Souviens-toi de moi quand tu règneras en ton royaume », et donc ferait référence à la parousie de Jésus, i.e. son retour en gloire. Et on peut trouver plusieurs références où, pour les chrétiens, le royaume désigne la fin des temps, comme dans la prière du Notre Père : « Que ton règne vienne » (Lc 11, 2).
Lenjeu est donc de savoir : 1) est-ce que Jésus, en mourant, amène avec lui le malfaiteur directement dans le ciel pour entrer dans le royaume, ou plutôt, 2) Jésus, après sa mort, va au ciel, puis retourne avec la puissance royale pour aller chercher le malfaiteur et lamener au ciel? Puisque dans la bouche de Jésus on a le mot « aujourdhui », loption 1) est la plus plausible, et ainsi eis est probablement la préposition originelle : le malfaiteur sattend à ce que Dieu réhabilite Jésus dès aujourdhui, et quil se souvienne de lui dès maintenant.
- La réponse de Jésus à lautre malfaiteur (Luc 23, 43)
- Les amis et les disciples près de la croix (Jean 19, 25-27)
- Ceux qui se tiennent près de la croix (Jean 19, 25)
- « Puis, se tenaient là auprès de la croix de Jésus sa mère et la soeur de sa mère, Marie, celle de Clopas, et Marie Magdeleine ». Dans cette énumération des personnes, il faut distinguer deux groupes : dune part, ceux qui sont nommés et qui ne joueront par la suite aucun rôle, et dautre part la mère de Jésus et le disciple bien-aimé à qui Jésus sadressera. Le premier groupe occupe le verset 25, le 2e groupe les versets 26-27. Daprès la façon dont on fait la ponctuation, on pourrait avoir deux (1. la mère de Jésus = Marie de Clopas, 2. puis la soeur de sa mère = Marie Magdeleine), trois (1. mère de Jésus, 2. sa soeur Marie de Clopas et 3. Marie Magdeleine), ou quatre femmes (1. mère de Jésus, 2. la soeur de la mère de Jésus, 3. Marie de Clopas, 4. Marie Magdeleine). Le plus probable est que nous soyons devant quatre femmes. Pourquoi ne pas donner explicitement le nom de la mère de Jésus? Probablement, elle joue un rôle symbolique, comme celui du disciple bien-aimé.
- Comment la liste des femmes près de la croix chez Jean se compare-t-elle à celle quon trouve dans les synoptiques? Le tableau qui suit compare les quatre évangélistes selon trois moments : I. la mort de Jésus, II. sa mise au tombeau, III à Pâques. Les lignes horizontales (A à E) identifient les principaux personnages. Les chiffres associés aux personnages (1 à 5) indiquent dans quel ordre ils apparaissent.
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Jean |
Marc |
Matthieu |
Luc |
| I | III | I | II | III | I | II | III | I | II | III |
| 19, 25 : avant la mort | 20, 1-2 : Pâques | 15, 40-41 : après la mort | 15, 47 : mise au tombeau | 16, 1 : Pâques | 27, 55-56 : après la mort | 27, 61 : mise au tombeau | 28, 1 : Pâques | 23, 49 : après la mort | 23, 55 : mise au tombeau | 24, 10 : Pâques |
A | 4. Marie Magdeleine | 1. Marie Magdeleine | 1. Marie Magdeleine | 1. Marie Magdeleine | 1. Marie Magdeleine | 2. Marie Magdeleine | 1. Marie Magdeleine | 1. Marie Magdeleine | | | 1. Marie Magdeleine |
B | 3. Marie de Clopas | | 2. Marie, mère de Jacques le jeune et de José | 2. Marie de José | 2. Marie de Jacques | 3. Marie mère de Jacques et de Joseph | 3. lautre Marie | 2. lautre Marie | | | 3. Marie de Jacques |
C | 2. la soeur de sa mère | | 3. Salomé | | 3. Salomé | 4. la mère des fils de Zébédée | | | | | Jeanne |
D | | 2. « Nous » | 4. plusieurs autres femmes qui étaient venu avec lui de Jérusalem | | | 1. plusieurs femmes qui avaient suivi Jésus de Galilée | | | 2. les femmes qui lavaient suivi de Galilée | 1. les femmes qui étaient venu avec lui de Galilée | 4. les autres femmes |
E | 1. sa mère 5. le disciple que Jésus aimait | | | | | | | | 1. tous ceux connus de lui | | |
- Quelques observations simposent. Marie Magdeleine est la figure qui revient le plus souvent. À la ligne B, une autre femme appelée Marie apparaît assez souvent, et il serait légitime didentifier cette femme présentée comme la mère de Jacques et Joseph avec celle appelée aussi : Mère de Clopas. Quant à la ligne C, il ny a malheureusement rien pour rapprocher la soeur de la mère de Jésus avec la mère des fils de Zébédée, et encore moins avec Jeanne. Enfin, à la ligne E, on a chez Luc : « tous ceux connus de lui ». Qui sont-ils? Lévangile semble seulement suggérer quau-delà des Douze il y avait dautre disciples, et pour Jean le disciple bien-aimé serait lun de ceux-là. Mais ce fait ne peut expliquer la présence de la mère de Jésus près de la croix chez Jean; il vaut mieux y voir une affirmation théologique. Enfin, remarquons quaucun évangile, à part celui de Jean, ne parle de la mère de Jésus.
- Il faut enfin reconnaître le désaccord entre Jean et les synoptiques concernant le moment de la présence des femmes et le lieu où elles se trouvent. Pour Jean, ces femmes sont tout près de la croix et avant que Jésus meure. Par contre, chez Marc, les femmes observent à distance après que Jésus soit décédé. On peut émettre lhypothèse que lintérêt de Jean est centré sur la scène quil prépare avec la mère de Jésus et le disciple bien-aimé, et que ce faisant, il est obligé de rapprocher de la croix les autres femmes nommées par la tradition, trahissant peut-être sa source qui les mettait à une distance de la croix; Marc et Jean ne se connaissaient pas, mais ils ont probablement puisé à une même tradition, et Marc a mieux respecté le contexte originel. Lintérêt de Jean est avant tout théologique, et en rapprochant les femmes de la croix, il peut mieux traduire que Jésus élevé en croix est en train dattirer tous les gens à lui.
- La mère de Jésus et le disciple bien-aimé (Jean 19, 26-27)
- « Donc, Jésus, ayant vu (sa) mère et le disciple quil aimait se tenant à côté, il dit à (sa) mère : "Femme, voici ton fils". Ensuite, il dit au disciple : "Voici ta mère". À partir de cette heure-là le disciple la prit pour la sienne ». Le fait que lévangile nomme dabord sa mère suggère quelle est le premier centre dintérêt de lépisode. Pourtant, la dernière fois quon a entendu parler delle remonte aux noces de Cana (2, 1-12), alors que Jésus, utilisant aussi le mot « femme » pour parler de sa mère, sest dabord dissocié delle quand elle sest préoccupée des besoins des participants au mariage, donnant la priorité à lheure que lui a assignée le Père, mais agissant après quelle ait dit : « Tout ce quil vous dira, faites-le », une phrase qui exprime une nouvelle relation. Maintenant lheure est arrivée, et lexpression « voici » a le caractère dune révélation : cest lexpression de sa dernière volonté avant de mourir, une responsabilisation qui révèle et permet une nouvelle relation, du même niveau que le Psaume 2, 7 : « Tu es mon fils, moi, aujourdhui, je tai engendré ».
- Il faut tout de suite éliminer une fausse interprétation qui a parcouru plusieurs siècles : la demande de Jésus serait dordre de piété filiale, i.e. se réduirait à demander au disciple bien-aimé de soccuper de sa mère pour quelle ait un toit où loger. Cest ignorer complètement la perspective de Jean qui dénonce ceux qui sont préoccupés par la chair et les relations familiales (2, 4). Il y aussi une autre interprétation de cette scène quil faut aussi éliminer, dordre théologique cette fois : à lexemple dÈve qui est présentée comme la mère des vivants, la mère de Jésus serait présentée comme la nouvelle Ève, la mère de tous les croyants, et le disciple bien-aimé lui serait offert pour remplacer Jésus crucifié. On a ajouté à cette interprétation toute la symbolique de lApocalypse de la femme qui foule le serpent (Ap 12, 5.9.17). Une autre interprétation quil faut encore éliminer sappuie sur Apocalypse 12, 2 pour présenter ici Marie comme la figure de lÉglise et la mère des chrétiens. Toutes ces interprétations commettent lerreur de se centrer sur la symbolique des figures en présence, alors que laccent de lévangéliste nest pas sur ces figures, mais sur la nouvelle relation entre eux.
- « À partir de cette heure-là le disciple la prit pour la sienne ». Lexpression « prit pour sienne » ne signifie pas « lamena chez lui pour prendre soin delle comme si elle était sa mère ». Lévangéliste, comme nous lavons dit, ne se situe pas au niveau de la « chair », mais au niveau théologique; il a déjà dénoncé ceux quil considère « de la terre », et donc non croyants. Pour comprendre lexpression « prit pour sienne », il faut savoir que le disciple bien-aimé est le disciple par excellence : « le sien » est la qualité de disciple que recherche Jésus. Dès lors, la mère de Jésus passe dune relation biologique, qui est naturelle pour une mère vis-à-vis de son fils, à une relation spirituelle, de même type que celui du disciple bien-aimé vis-à-vis de Jésus.
- Il y a une scène semblable chez Marc (3, 31-35) quand la mère de Jésus et ses frères veulent le voir pour être rejetés par cette parole : « Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là mest un frère et une soeur et une mère »; il y a comme une séparation entre la famille biologique et la famille spirituelle. Luc (12, 46-50) a réinterprété cette scène pour éliminer la séparation et faire de sa mère et de ses frères des modèles de disciples, qui écoutent la parole et la garde. À sa façon, Jean fait la même chose, en transformant les relations humaines naturelles en relation de disciple, à travers la mère de Jésus qui entre dans le même royaume que celui du disciple bien-aimé.
- Enfin, tout comme Luc a voulu terminer le récit de passion sur une note positive avec lautre malfaiteur qui se voit promettre le paradis, Jean fait la même chose, mais de manière différente : ce nest pas le paradis qui est promis, mais la poursuite dune nouvelle relation sur cette terre; le don de lEsprit qui permet les nouvelles relations communautaires a lieu à la croix, ouvrant la porte à une famille spirituelle beaucoup plus grande, appelée à grandir sans cesse. Voilà pourquoi Jésus dira plus loin : « Tout est achevé ».
- Analyse
- Historicité
- Il faut se rappeler quune crucifixion était un événement public pour faire réfléchir les gens. On peut donc être sûr quil y avait des gens autour de la croix, dabord évidemment des soldats, mais aussi des curieux et des gens qui passaient par là, étant donné que le lieu était près de la porte de la ville. Tous les évangélistes parlent de la présence des soldats, ce qui est tout à fait vraisemblable ; Marc sy réfère en disant « ils », Matthieu spécifie que leur rôle était de monter la garde, Jean développe le récit du partage des vêtements, une coutume habituelle, et Luc transfère à la croix la scène de moquerie qui a eu lieu plus tôt chez les autres. Pour les passants, Luc nous les présente comme des observateurs neutres, ce qui est tout à fait plausible, Marc et Matthieu comme des gens qui exprimaient un mépris tout à fait gratuit, sans doute pour faire écho à des passages de lAncien Testament où le juste est méprisé; toutes ces références à lAncien Testament rendent difficile de déterminer si nous sommes en face de vrais souvenirs sur ce qui s'est passé au Golgotha.
- La présence à la croix dun certain nombre des membres du Sanhédrin nest pas impossible, surtout si on accepte comme historique la présence de Joseph dArimathie, un de ses membres. Certains biblistes ont objecté à la présence du grand prêtre et des prêtres à la croix le fait que, étant à la veille de la Pâque, ils devaient être occupés au temple à faire limmolation des agneaux. Mais reconnaissant que Marc se permet dajouter les scribes au groupe, et Matthieu les anciens, tout cela nous amène à conclure que les évangélistes décrivent assez librement la continuation des activités du Sanhédrin, sans se référer à des souvenirs précis, ce qui rend impossible un jugement précis sur le plan historique.
- Lhistoricité des moqueries provenant des co-crucifiés représente un problème réel. Bien sûr, tous les évangiles admettent quil y a eu des co-crucifiés. Et il nest pas impossible que ces derniers aient exprimé du mépris pour ce Jésus qui avait des prétentions religieuses. Chez Marc et Matthieu, on a aucune parole dans leur bouche, tandis que Luc 23, 39 met dans la bouche de lun des malfaiteurs les mêmes paroles que dans la première et deuxième scène de moquerie. On peut conclure quon na aucun souvenir précis de leurs injures à ladresse de Jésus et quon cherche plutôt à représenter le juste maltraité par les injustes. Par contre, la scène du malfaiteur qui dialogue avec Jésus défie tout jugement historique. Évidemment, il est impossible de démontrer que cela na jamais eu lieu. Mais on serait en peine dexpliquer son absence chez les autres évangiles. Il est plus plausible dimaginer que Luc a adapté une parole de Jésus tirée de la collection des « Amen » et prononcée peut-être dans dautres circonstances.
- La scène la plus difficile à juger sur le plan historique concerne celle de la mère de Jésus et du disciple bien-aimé autour de la croix (Jean 19, 25-27). Bien sûr, le fait quelle cadre si bien avec la théologie de Jean sur lexistence dune communauté croyante avant même la mort de Jésus ne la disqualifie pas automatiquement. Mais elle entre en contradiction avec laffirmation des autres évangiles que les amis de Jésus se tenaient, non pas près de la croix, mais à distance, et surtout que la mère de Jésus était totalement absente du Golgotha. Elle est en contradiction aussi avec le témoignage romain où on interdisait aux parents de sapprocher du crucifié (Suétone, Tiberius 61.2; Tacite, Annales 6.19). Aussi, rien ne permet de soutenir quune telle scène ait eu lieu à la croix.
- Ajout de quelques notes théologiques
- Marc, suivi par Matthieu, nous présente trois scènes de moquerie qui montrent une progression dramatique et une dimension théologique. Les moqueries reprennent les thèmes du procès devant le Sanhédrin (destruction du sanctuaire et titre messianique) avec la ridiculisation des prétentions prophétiques, et se concluent avec le voile du sanctuaire qui se déchire et la confession quil est fils de Dieu, confirmant les prétentions de Jésus. Ainsi, ces moqueries clarifient la nature avant tout religieuse du conflit, et à la fin, on nentend plus parler de laccusation politique.
- Luc nous offre un portrait tout à fait différent où apparaît son aversion des tableaux totalement négatifs. De manière générale, il distingue ceux qui sopposent vraiment à Jésus, les chefs, et les autres, le peuple. Et les scènes de moquerie se terminent avec le malfaiteur qui obtient grâce de la part de Jésus, le visage typique de Dieu chez Luc. Et ces scènes de moquerie sont parcourues par un thème commun, le défi de « sauver », un défi relevé avec la scène du malfaiteur qui connaît le salut.
- La façon dont Jean réorganise les activités de la croix nous donne une séquence théologique et dramatique. Jésus règne comme un souverain à la croix, déjà victorieux devant les trois groupes. On note une progression qui va de lhostilité des grands prêtres qui le considèrent comme un roi imposteur, en passant par les soldats qui le considèrent comme un criminel, jusquà la famille et aux amis fidèles qui reçoivent un statut nouveau en raison même de lamour de Jésus. Lensemble se termine sur une note positive de succès : malgré le rejet de plusieurs, une nouvelle famille des enfants de Dieu est créée.
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