Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Acte 4, scène 1 - #34. Jésus est crucifié, deuxième partie : les activités autour de la croix, pp 982-1030, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Jésus est crucifié, deuxième partie : les activités autour de la croix
(Mc 15, 29-32; Mt 27, 39-44; Lc 23, 35-43; Jn 19, 25-27)


Sommaire

La source des récits de la passion contenait probablement la règle de trois, typique des récits populaires, que chaque évangéliste adapte à sa façon. Marc, suivi par Matthieu, présente trois scènes de moquerie, d’abord par les badauds qui se tiennent là, puis des membres du Sanhédrin, et enfin deux co-crucifiés. La première scène de moquerie est une reprise des thèmes du procès devant le Sanhédrin, thème clairement affirmé chez Marc, atténué chez Matthieu pour être plus christologique. Luc modifie cette scène, tout d’abord en la faisant précéder d’un groupe neutre qui se contente d’observer, le peuple, car les gens vraiment hostiles ce sont les chefs qui apparaissent dans la première scène de moquerie. La deuxième scène de moquerie par des membres du Sanhédrin chez Marc et Matthieu reprend les thèmes du Psaume 22, 9 sur le juste qui a mis son espoir en Dieu. Chez Luc, cette moquerie provient des soldats romains qui offrent à Jésus du vin vinaigré, de mauvaise qualité, et reprent les thèmes du procès devant Pilate; comme d’habitude l’évangéliste a réorganisé le matériel de Marc, plaçant ici une scène qui a eu lieu plutôt, et réduisant en une seule scène les deux de Marc où on offre à boire à Jésus. Dans la troisième scène de moquerie, Marc, suivi par Matthieu, écrit que les co-crucifiés injuriaient également Jésus : sur la croix, Jésus n’a pas d’amis, il est totalement solitaire et entouré d’ennemis, à l’exemple du juste de l’Ancien Testament

La scène du co-crucifié qui prend la parole chez Luc mérite une analyse particulière. C’est probablement une création de l’évangéliste, inspirée peut-être d’une collection de paroles de Jésus avec le mot « Amen ». Pourquoi ce récit? C’est une façon de donner un exemple du pardon qui guérit, mettant en pratique le discours inaugural à la synagogue de Nazareth où Jésus annonce une année de grâce. Ce co-crucifié demande fondamentalement de suivre Jésus. La réponse de Jésus dépasse ce que le malfaiteur a demandé, i.e. se souvenir de lui : il sera avec Jésus, il partagera son intimité, comme tout disciple.

Une autre scène unique est celle offerte par Jean sur la mère de Jésus et du disciple bien-aimé à la croix. Cette scène nous amène à poser la question : qui était à la croix? Tous les évangélistes s’entendent pour nommer Marie Magdeleine. Tous nomment également une Marie, mère de Jacques et Joseph, et probablement de Clopas. Mais pour les autres, il n’y a aucun consensus. Et à part Jean, aucun ne parle de la mère de Jésus. Aussi, il faut probablement voir la scène de Jésus avec sa mère et le disciple bien-aimé comme une affirmation théologique : la mère de Jésus est passée d’une relation biologique, qui est naturelle pour une mère vis-à-vis de son fils, à une relation spirituelle, de même type que celui du disciple bien-aimé vis-à-vis de Jésus. Comme Luc a tenu à terminer sur une note positive, Jean fait la même chose, mais de manière différente : ce n’est pas le paradis qui est promis, mais la poursuite d’une nouvelle relation sur cette terre; le don de l’Esprit qui permet les nouvelles relations communautaires a lieu à la croix, ouvrant la porte à une famille spirituelle beaucoup plus grande, appelée à grandir sans cesse.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Les trois scènes de moquerie de Jésus (Marc 15, 29-32; Matthieu 27, 39-44; Luc 23, 35-39)
      1. Première scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Marc 15, 29-30; Matthieu 27, 39-40)
      2. Le peuple qui observe (Luc 23, 35a)
      3. La première scène de moquerie de Luc; la deuxième scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Luc 23, 35b; Marc 15, 31-32a; Matthieu 27, 41-42)
      4. Le défi de se sauver soi-même ou être libéré (en particulier Matthieu 27, 43)
      5. La deuxième scène de moquerie chez Luc (Luc 23, 36-38)
      6. La troisième scène de moquerie (Marc 15, 32b; Matthieu 27, 44; Luc 23, 39)
    2. Le salut de l’autre malfaiteur (Luc 23, 40-43)
      1. L’autre malfaiteur parle à son compagnon blasphémateur (Luc 23, 40-41)
      2. L’autre malfaiteur parle à Jésus (Luc 23, 42)
      3. La réponse de Jésus à l’autre malfaiteur (Luc 23, 43)
    3. Les amis et les disciples près de la croix (Jean 19, 25-27)
      1. Ceux qui se tiennent près de la croix (Jean 19, 25)
      2. La mère de Jésus et le disciple bien-aimé (Jean 19, 26-27)
  3. Analyse
    1. Historicité
    2. Ajout de quelques notes théologiques

  1. Traduction

    La traduction du texte grec est la plus littérale possible afin de permettre la comparaison des mots utilisés. Les passages chez Luc, Matthieu et Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. En bleu, on trouvera ce qui est propre à Luc et Matthieu. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste. L’évangile de Pierre est exclu de cette comparaison.

    Marc 15Matthieu 27Luc 23Jean 19Évangile de Pierre 4
    29 Et (les gens) passant à côté le blasphémaient, hochant leurs têtes et disant : « Aha! Le détruisant le sanctuaire et le construisant en trois jours,39 Puis, (les gens) passant à côté le blasphémaient, hochant leurs têtes 40a et disant : « Le détruisant le sanctuaire et en trois jours le construisant,35a Et se tenait le peuple observant,25 Puis, se tenaient auprès de la croix de Jésus sa mère et la soeur de sa mère, Marie, celle de Clopas, et Marie Magdeleine.
    30 sauves toi-même en descendant de la croix. »40b sauves toi-même, si tu es fils de Dieu, et descends de la croix. »
    31 Pareillement, les grands prêtres, se moquant aussi entre eux avec les scribes, disaient : « D’autres il a sauvé, lui-même il est incapable de sauver. 41 Pareillement, les grands prêtres, se moquant aussi avec les scribes et les anciens disaient : 42a « D’autres il a sauvé, lui-même il est incapable de sauver. 35b Puis, (le) ridiculisaient aussi les chefs disant : « D’autres il a sauvé, qu’il se sauve lui-même,
    32a Le Messie, le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, afin que nous voyions et que nous croyions ». 42b Il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui.35c si celui-ci est le Messie de Dieu, l’élu. »
    43 Il a fait confiance en Dieu, qu’il le délivre maintenant, s’il le veut, car il a dit : ’De Dieu je suis fils’ ».
    36 Puis, se moquèrent aussi de lui les soldats, s’approchant, lui apportant du vin vinaigré
    37 et disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même. »
    38 Puis, il y avait aussi une inscription sur lui : le roi des Juifs celui-ci.
    32b Et les (gens) ayant été crucifiés ensemble avec lui l’outrageaient.44 De la même manière, les bandits crucifiés ensemble avec lui l’outrageaient.39a Puis, une des malfaiteurs suspendus blasphémait contre lui, disant :13 Mais un certain des malfaiteurs les (les Juifs) vilipenda, disant : « On nous a fait souffrir ainsi à cause du mal que nous avons fait; mais celui-là, étant devenu Sauveur des hommes [êtres humains], quelle injustice t’a-t-il fait? »
    39b « Toi, n’es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même, et nous aussi.
    40 Puis, ayant répondu, l’autre le réprimandant disait : « Toi, ne crains-tu même pas Dieu, puisque tu es sous la même condamnation?
    41 Et nous-mêmes en effet (c’est) avec justice; car nous recevons les choses dignes selon les choses de ce que nous avons accomplies. Puis, celui-ci, il n’a rien accompli de déplacé. »
    42 Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi si jamais tu entres dans ton royaume ».
    43 Et Jésus lui dit : « Amen, je te le dis, aujourd’hui avec moi tu seras dans le paradis. »
    26 Donc, Jésus, ayant vu (sa) mère et le disciple qu’il aimait se tenant à côté, il dit à (sa) mère : « Femme, voici ton fils.
    27 Ensuite, il dit au disciple : « Voici ta mère. » À partir de cette heure-là le disciple la prit pour la sienne.

  2. Commentaire

    Après la présentation du cadre, les évangélistes décrivent les diverses réactions, tant négatives que positives, devant Jésus crucifié. Chez Marc/Matthieu les réactions ne sont que négatives. Cela rend bien compte de l’atmosphère pessimiste de l’ensemble de l’évangile de Marc. Matthieu suit Marc de très près, ne faisant que des modifications mineures. Luc, pour sa part, améliore le cadre en introduisant un peuple qui démontre une attitude neutre et, à la fin, un malfaiteur sympathique à Jésus, un exemple de la souffrance salvifique de Jésus. Quant à Jean, il nous présente un mélange d’amis, de disciples et de parents qui se tiennent près de la croix et constituant une communauté croyante, signe du triomphe de Jésus sur ses ennemis.

    1. Les trois scènes de moquerie de Jésus (Marc 15, 29-32; Matthieu 27, 39-44; Luc 23, 35-39)

      Le tableau suivant permet d’identifier les variations, mineures chez Matthieu, plus importantes chez Luc, par rapport à Marc. Les chiffres (1, 2, 3) représentent les scènes de moquerie dan l’ordre où elles apparaissent, les lettres (a, b, c) représentent respectivement l’auteur des moqueries, le contenu de la moquerie et le défi lancé à Jésus de se sauver lui-même. La colonne sur Matthieu n’affiche que les différences par rapport à Marc. Notons que Luc a créé une préface aux trois scènes de moquerie en transformant les passants de Marc en un peuple qui joue un rôle neutre, puis il a donné une suite à ces moqueries en séparant les co-condamnés pour faire de l’un un sympathisant; de plus, comme il n’a pas retenu les passants de Marc, il doit les compenser pour maintenir la triade en ajoutant les soldats.

      MarcMatthieuLuc
      le peuple observe
      1 a.les passants blasphèmentles chefs ricanent
      b.détruisant le sanctuaire+ fils de DieuLe Messie de Dieu; l’élu
      c.sauve-toi toi-même; descendsauve les autres; sauve toi
      2 a.les grands prêtres, les scribes se moquent+ les anciensles soldats se moquent
      b.Messie, roi d’IsraëlRoi d’IsraëlRoi des Juifs, sauve-toi toi-même
      c.sauve les autres, non lui-même
      descends de la croix que nous croyions
      fils de Dieu, qu’il le délivre
      3 a.deux co-crucifiés l’outragedes banditsun malfaiteur co-suspendu blasphème
      b.Messie
      Un autre co-suspendu sympathise; ira au paradis

      1. Première scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Marc 15, 29-30; Matthieu 27, 39-40)

        • Cette scène a une grande intensité dramatique. Même les simples passants juifs, qui semblent n’avoir jamais rencontré auparavant Jésus et n’avoir pas été incités par les autorités religieuses, se mettent à blasphémer contre Jésus, i.e. à l’injurier avec arrogance. Ce blasphème fait inclusion chez Marc avec le début du ministère de Jésus où il se fait accuser de blasphème, parce qu’il s’arroge le pouvoir de Dieu de pardonner les péchés (Mc 2, 6-7). Les passants injurient Jésus en mettant au défi son pouvoir de détruire le sanctuaire et de le reconstruire en trois jours. Avec cette incompréhension hostile, le tableau que nous brosse Marc est cohérent du début à la fin.

        • Le blasphème est précédé du hochement de la tête, un mouvement du corps pour exprimer la dérision, une attitude qu’on trouve dans l’Ancien Testament chez le méchant face au juste souffrant (voir Psaume 22, 8b). Et le contenu du blasphème est introduit par le juron grec de mépris oua, qu’on traduit par « Hé! », ou « Aha! », un juron omis chez Matthieu.

        • Le contenu de la première moquerie fait écho au procès devant le Sanhédrin, l’accusation de vouloir détruire le sanctuaire, une accusation qui semble lui coller à la peau. On peut se poser la question : comment les gens de la rue pouvaient-ils connaître cette accusation? Pour Marc, ça ne semble pas une question que son auditoire aurait pu se poser. Ce qui importe pour l’évangéliste, c’est de ramener sur le devant de la scène le procès, comme le montre ce tableau :
          Thèmes du procèsLes moqueries chez MarcLes moqueries chez Matthieu
          1. Destruction du sanctuaire1. Même chose1. Même chose + fils de Dieu
          2. Messie, fils du Béni ou Dieu2. Messie, roi d’Israël2. Roi d’Israël, fils de Dieu

          Marc rappelle le premier procès avec la première moquerie, et le deuxième procès avec la deuxième moquerie. Matthieu rappelle le thème des deux procès avec la première moquerie, et puis répète « fils de Dieu » dans la seconde moquerie. Son insistance sur « fils de Dieu » peut s’expliquer ainsi.

          1. Quand Matthieu écrit son évangile, le temple est déjà détruit, et le débat avec les juifs se concentre sur la question christologique du fils de Dieu
          2. Cette mention lui permet de faire une inclusion avec le récit sur les tentations de Jésus au début de son ministère, quand le diable lui dit : « Si tu es fils de Dieu... »
          3. Cela lui permet enfin de faire écho au livre de la Sagesse où le méchant se moque du juste

      2. Le peuple qui observe (Luc 23, 35a)

        • Nous avons parlé de l’influence du Psaume 22, 8a sur cette scène : « Tous ceux qui m’observaient (theōrein) me ridiculisaient (ekmyktērizein) ». Luc combine le portrait de Marc avec cette scène où le peuple observe (theōrein). Cette scène pourrait apparaître négative, décrivant des gens curieux qui prennent plaisir au spectacle. Mais si on fait référence à la mention antérieure du peuple où des femmes se frappent la poitrine (23, 27), on ne peut y voir une attitude négative. Il y a aussi le verbe histamai (se tenir là) qui, dans le contexte, signifie simplement : se tenir à un endroit. Luc nous présente donc un groupe qui sera présent tout au long de la crucifixion, et lors de la mort de Jésus, il écrit à leur sujet : « Et toutes les foules qui s’étaient rassemblées pour observer, voyant ce qui était arrivé, s’en retournèrent en se frappant la poitrine » (23, 48). Ainsi, leur observation a conduit au repentir, tout comme ce fut le cas pour l’un des malfaiteurs, alors que pour d’autres l’observation les amenés à durcir leur coeur, tel l’autre malfaiteur.

      3. La première scène de moquerie de Luc; la deuxième scène de moquerie chez Marc/Matthieu (Luc 23, 35b; Marc 15, 31-32a; Matthieu 27, 41-42)

        • D’entrée de jeu, éliminons tout de suite une ambiguïté : le « aussi » de Luc 23, 35b (« Puis, (le) ridiculisaient aussi les chefs ») ne signifie que les chefs ridiculisaient Jésus en plus du peuple, mais qu’ils se tenaient au même endroit que le peuple, eux aussi.

        • Chez Marc/Matthieu, chacune des trois scènes de moquerie tournent autour d’un verbe différent : blaphēmein (blasphémer, injurier), empaizein (se moquer) et oneidizein (outrager), tandis que Luc préfère l’ordre et les mots : ekmyktērizein (ridiculiser), empaizein (se moquer), et blaphēmein (blasphémer, injurier). Luc est le seul à utiliser le verbe ekmyktērizein dans tout le Nouveau Testament, un verbe lié au mot myktos (nez), et qui signifie littéralement : lever le nez sur quelqu’un.

        • La deuxième scène de moquerie chez Marc/Matthieu est menée par les grands prêtres et les scribes (et les anciens chez Mt), donc par le Sanhédrin. Pour Marc, la reprise des accusations du Sanhédrin est importante, car à la mort de Jésus, ce sont sur ces points là que Dieu réhabilitera Jésus. Luc remplace pour sa part les grands prêtres et les scribes par les « chefs » (archontes), ce qui lui permet de mettre en contraste, d’une part, les chefs hostiles, et d’autre part, le peuple qui observe et se repentira. Mais derrière ces chefs, il faut voir aussi les chefs religieux, i.e. le Sanhédrin.

        • Examinons maintenant les titres de Jésus dans les scènes de moquerie.
          • Mc 15, 32 : Messie, roi d’Israël
          • Mt 27, 42-43 : Roi d’Israël, fils de Dieu
          • Lc 23, 35-37 : Messie de Dieu, l’élu

          Pourquoi, en plus de Messie, Marc ne reprend-il pas le titre de « fils du Béni/Dieu », comme au procès juif? Il opte plutôt pour « roi d’Israël ». Est-ce alors une allusion au procès romain? Mais dans ce dernier cas, c’est plutôt l’expression « roi des Juifs » qui a été utilisée. Pourquoi remplacerait-il maintenant « Juifs » par Israël? Est-ce parce que ce sont maintenant des Juifs qui parlent, et c’est leur habitude d’utiliser l’expression : roi d’Israël? Peut-être. Mais c’est prêter beaucoup de subtilité à Marc. Quand à Matthieu, nous avons discuté plus tôt de sa préférence pour « fils de Dieu ». Il est tout de même surprenant qu’il ait laissé tomber le titre de Messie, un titre si important pour un Juif. Enfin, Luc parle d’abord de « Messie de Dieu », le titre utilisé dans sa version de la confession de Pierre à Césarée de Philippe (9, 20), puis de « l’élu », un titre qui apparaît dans sa version de la transfiguration (9, 35); en d’autres mots, les chefs ridiculisent Jésus en utilisant les mots les plus profonds par lesquels les chrétiens le désignent dans leur foi.

      4. Le défi de se sauver soi-même ou être libéré (en particulier Matthieu 27, 43)

        • Les évangélistes nous offrent des formulations différentes. Détaillons-les en référence à quelle scène de moquerie (1, 2, 3).
          1. Sauves toi-même : Marc (1), Matthieu (1), Luc (2 et 3)
          2. D’autres il a sauvé, lui-même il est incapable de sauver : Marc (2), Matthieu (2) D’autres il a sauvé, qu’il se sauve lui-même : Luc (1)
          3. Descends de la croix : Marc (1 et 2), Matthieu (1 et 2)
          4. Il a fait confiance en Dieu, qu’il le délivre maintenant, s’il le veut (Matthieu, addition à 2)

          Quelques remarques s’imposent.

          • Chez Marc, la 2e scène de moquerie (ii. « ...lui-même est incapable de sauver... » est une façon de renforcir la 1ière scène (i. « Sauves toi-même), mais Luc refuse d’utiliser une phrase sur l’impuissance de Jésus, car pour lui Jésus doit demeurer en contrôle, et il refuse également le thème de descendre de la croix pour être sauvé, peut-être une tautologie selon lui.

          • Le Psaume 22 exerce encore ici une influence, mais cette fois le v. 9 :
            9a Il a mis son espoir en Dieu, que le Seigneur le délivre ;
            9b qu’il le sauve, puisqu’il le veut

            La référence à 9b (« qu’il le sauve ») à été adapté à Jésus, puisqu’il prétend être fils de Dieu, et donc est devenu : qu’il se sauve. Matthieu, pour sa part, a probablement en tête un autre passage de l’Écriture, Sagesse 2 :

            17a Voyons si ses dires sont vrais,
            17b et vérifions (peirazein) ce qu’il en sera de sa fin.
            18a Car si le juste est fils de Dieu,
            18b Il l’assistera et le délivrera des mains de ses adversaires.

          • Le thème du salut fait aussi partie du ministère de Jésus, car il a effectivement sauvé des gens, en particulier de la mort (Mc 5, 23; Lc 8, 50). Mais le fait pour les adversaires de Jésus de lui demander d’être sauvé de la mort démontre une ignorance crasse de son enseignement : « Qui veut en effet sauver sa vie la perdra... » (Mc 8, 35). Et la phrase chez Matthieu est ironique (« qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui »), car si Jésus agissait ainsi, il perdrait toute crédibilité. Car, pour Matthieu, si on se réfère à ses récits de la tentation, c’est en refusant la demande du diable de se jeter en bas du pinacle du temple qu’il montre qu’il est vraiment fils de Dieu, et maintenant c’est en refusant de descendre de la croix qu’il montre la même chose.

      5. La deuxième scène de moquerie chez Luc (Luc 23, 36-38)

        • Comme Luc a remplacé au début les passants hostiles de Marc par un peuple qui joue un rôle neutre, il doit ajouter un personnage pour conserver une triade pour la moquerie : ce sera des soldats, et d’après le contexte, des soldats romains. C’est cohérent avec les annonces de la passion par Jésus où les Gentils se moqueront de lui. Le titre utilisé pour la moquerie est celui de roi des Juifs, écho de l’accusation devant Pilate. Ainsi, comme chez Marc les moqueries progressent des passants jusqu’aux grands prêtres et aux scribes, chez Luc elles progressent des chefs juifs aux soldats romains. Proposons quelques remarques.

          1. Alors que Marc offre quatre moments (1. au procès juif par des Juifs, 2. au procès romain par des soldats, 3. à la croix par des Juifs, et 4. par quelqu’un au moment où Jésus meurt) où on se moque de Jésus, Luc les réduit à deux (avant le procès juif par des Juifs et en croix par les soldats romains), mu par son sens habituel de l’ordre et son horreur des duplicata.

          2. Luc écrit : « Les soldats, s’approchant (proserchesthai) », car ces soldats étaient restés jusqu’ici en arrière-plan. Ces soldats apportent du vin vinaigré (oxos). Il s’agit d’un vin rouge sec, grossier, dilué, habituellement bu par les soldats romains. Le verbe « apporter » (prospherein) fait souvent référence à un cadeau qu’on apporte (voir Mt 2, 11 sur le cadeau apporté par les mages d’Orient), mais ici il s’agit d’un cadeau burlesque, et donc la scène devient une scène de moquerie. On se rappellera que Marc nous présente deux scènes où on offre à boire à Jésus. Encore une fois, Luc simplifie les choses avec une seule scène, inspirée de la deuxième offrande à boire chez Marc.

          3. C’est maintenant que Luc fait référence à l’inscription au-dessus de la tête de Jésus. Cette inscription permet d’expliquer d’où vient la moquerie dans la bouche des soldats : le roi des Juifs. Dès lors, l’inscription n’est plus simplement une note d’information sur le motif de la condamnation, mais devient une source de dérision sur les prétentions de Jésus, une dérision accentuée par l’expression : « celui-ci », ou « ce type ».

          Pour conclure, il est probable que cette scène avec les soldats romains est une création de Luc, montrant son flair habituel pour réorganiser et simplifier le matériel de Marc en évitant les répétitions, et nous donnant une séquence narrative plus fluide.

      6. La troisième scène de moquerie (Marc 15, 32b; Matthieu 27, 44; Luc 23, 39)

        • Marc, suivi par Matthieu, ramène maintenant à l’avant-plan les bandits mentionnés brièvement au début de la crucifixion. La scène est très courte, la plus courte des scènes de moquerie, centrée sur le verbe oneidizein (outrager) à l’imparfait, pour souligner la continuité, accompagné de l’adverbe « aussi », ce qui donne force caustique à l’ensemble : même les co-condamnés l’outrageaient. On notera que Marc ne répète pas qu’ils sont des bandits ni ne précise ce qu’ils disent : il n’est pas intéressé par leur crime ou le contenu des outrages, mais simplement par le fait que même des gens dans un état misérable l’outragent. Sur la croix, Jésus n’a pas d’amis, il est totalement solitaire et entouré d’ennemis, à l’exemple du juste de l’Ancien Testament (Ps 69, 10; 89, 51-52; Sg 5, 3).

        • La version de Luc comporte des différences significatives. Avant tout, Luc prend la peine de répéter qu’ils sont des malfaiteurs. Pourquoi? Cela signifie qu’ils sont des pécheurs. Or, en pardonnant à l’un des hommes suspendus avec lui (kremannyai, un verbe utilisé plusieurs fois par Luc pour par rapport à la mort de Jésus, un terme habituel du Deutéronome pour parler de la punition pour une offense majeure) et qui se repent, Jésus ne partage pas seulement le sort des malheureux, mais il a pitié des pécheurs et les guérit : en cela il est sauveur et Messie, et répond vraiment à l’interpellation de l’autre condamné : « Toi, n’es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ».

    2. Le salut de l’autre malfaiteur (Luc 23, 40-43)

      L’épisode qui suit permet à Jésus de dire ses dernières paroles à l’adresse de quelqu’un, en l’occurrence quelqu’un qui se reconnaît comme criminel. Où Luc a-t-il pu puiser cet épisode qu’ignorent totalement les autres évangiles. Certains biblistes ont proposé que Luc aurait eu accès à une source semblable à celle qu’on trouve dans l’évangile apocryphe de Pierre qu’il aurait combiné avec le récit de Marc; c’est oublier qu’il est fort probable que l’évangile de Pierre a été écrit après les évangiles et s’en inspire. D’autres biblistes ont imaginé qu’il existait une collection de paroles de Jésus commençant avec : « Amen, je te le dis... » qu’aurait repris Luc pour l’adapter à sa théologie. Il est plus probable que nous soyons devant une pure création de Luc qui cadre sur trois points avec sa théologie.

      1. Continuer à offrir un côté positif à toute la scène des moqueries
      2. Présenter un autre témoin impartial sur l’innocence de Jésus, après Hérode et Pilate, et avant le Centurion au moment de sa mort
      3. Décrire un autre exemple du pardon qui guérit, mettant en pratique le discours inaugural à la synagogue de Nazareth : « L’Esprit du Seigneur est sur moi... Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance... proclamer une année de grâce du Seigneur » (4, 18-19)

      1. L’autre malfaiteur parle à son compagnon blasphémateur (Luc 23, 40-41)

        • Luc aime présenter deux personnages qu’il met en contraste : Marthe et Marie, le riche et Lazare, le Pharisien et le publicain, Jean-Baptiste et Jésus. C’est encore le cas ici. Luc semble s’inspirer du récit sur Joseph en Genèse 40 où sont mis en contraste l’échanson du roi d’Égypte et son panetier, tous deux condamnés pour crime, et qui se retrouvent dans la même prison que Joseph; en interprétant le rêve de l’échanson et lui annonçant que le Pharaon l’élèvera et lui redonnera son emploi, Joseph lui dit : « Souviens-toi de moi, lorsqu’il te sera arrivé du bien ». Cette dernière parole deviendra : « Souviens-toi de moi si jamais tu entres dans ton royaume », sous la plume de Luc.

        • On retrouve dans cet épisode le vocabulaire de Luc, en commençant par epitiman (« l’autre le réprimandant »), un verbe qu’il a utilisé dans les scènes où Jésus fait face au démon (4, 35.39.41). Puis, il y a le mot krima (« tu es sous la même condamnation »), un mot parent au verbe utilisé par Pilate à la fin du procès : « Et Pilate émit le jugement (epikrinein) qu’il fut fait droit à leur demande » (23, 24). Enfin, le malfaiteur confesse : « Et nous-mêmes en effet (c’est) avec justice (dikaiōs) », tout comme le centurion confessera à la mort de Jésus : « Vraiment, cet homme était un juste (dikaios) ». Et il ajoute : « Puis, celui-ci, il n’a rien accompli de déplacé (atopos) », le mot atopos étant un mot très rare, et utilisé seulement par Luc dans les évangiles-Actes. Ici, on pourrait se demander : comment ce malfaiteur pouvait-il savoir que Jésus n’a rien fait de déplacé, puisque c’est la première fois qu’il le voit? Pour Luc, nous sommes sur le plan symbolique où seulement ceux qui veulent demeurer aveugles ne voient pas et ne reconnaissent pas la vérité; pour les autres, tout est transparent (voir Actes 3, 17).

        • Et terminons avec la question : Luc veut-il nous introduire à un cas de metanoia (conversion du coeur), i.e. le pardon de Jésus suivrait son repentir? Tout comme dans le cas de l’enfant prodigue où le Père le rétablit dans ces droits avant même qu’il achève sa confession, ou encore le pardon général offert en croix, le pardon est offert avant même tout geste de metanoia chez Luc.

      2. L’autre malfaiteur parle à Jésus (Luc 23, 42)

        • « Jésus, souviens-toi de moi si jamais tu entres dans ton royaume ». La façon dont le malfaiteur s’adresse à Jésus est stupéfiante : s’adresser à Jésus sans un titre de révérence quelconque est unique dans tout le Nouveau Testament. Une telle familiarité est probablement voulue par Luc pour traduire la sincérité de la demande du malfaiteur. Et il y a peut-être aussi une note ironique : la première personne à exprimer une telle confiance en Jésus au point d’établir une relation familière est un criminel qui est aussi la dernière personne à lui parler.

        • L’expression : « tu entres dans (eis / en) ton royaume », présente un problème de critique textuelle, un certain nombre de versions ayant la préposition eis (dans), i.e. Papyrus 75, Codex Vaticanus et les vieilles latines, tandis que d’autres versions ont plutôt en (en), i.e. la koinè, incluant les codices Sinaiticus et Alexandrinus. Pour certains biblistes, le choix de la préposition a un impact théologique.

          1. Avec eis (dans), le malfaiteur croit que Jésus est sur le point d’entrer dans son royaume. Utilisé 25 fois en Lc-Actes, il signifie arriver à un endroit. Il est inutile de se poser la question : comment ce criminel a-t-il pu savoir que Jésus avait un royaume où il était sur le point d’entrer. La question à poser est plutôt : comment le lecteur de Luc vers l’an 80 comprenait-il la phrase? Ce dernier savait que Jésus est allé au ciel (Actes 1, 9-11; 7, 56) et qu’il avait assigné des places dans ce royaume (22, 29-30). Quand cette entrée au ciel a-t-elle eu lieu? Luc mentionne le dimanche de Pâques (Lc 24, 51), puis quarante jours plus tard (Actes 1, 3.9-11). Le fait même qu’il propose deux moments ouvre la possibilité d’un troisième moment, immédiatement à sa mort, comme l’a compris Hébreux 10-13, et même Luc 24, 26, puisque le verbe est au passé pour le dimanche de Pâques.

          2. Avec en (en), le malfaiteur se trouverait à dire : « Souviens-toi de moi quand tu règneras en ton royaume », et donc ferait référence à la parousie de Jésus, i.e. son retour en gloire. Et on peut trouver plusieurs références où, pour les chrétiens, le royaume désigne la fin des temps, comme dans la prière du Notre Père : « Que ton règne vienne » (Lc 11, 2).

          L’enjeu est donc de savoir : 1) est-ce que Jésus, en mourant, amène avec lui le malfaiteur directement dans le ciel pour entrer dans le royaume, ou plutôt, 2) Jésus, après sa mort, va au ciel, puis retourne avec la puissance royale pour aller chercher le malfaiteur et l’amener au ciel? Puisque dans la bouche de Jésus on a le mot « aujourd’hui », l’option 1) est la plus plausible, et ainsi eis est probablement la préposition originelle : le malfaiteur s’attend à ce que Dieu réhabilite Jésus dès aujourd’hui, et qu’il se souvienne de lui dès maintenant.

      3. La réponse de Jésus à l’autre malfaiteur (Luc 23, 43)

        • « Amen, je te le dis, aujourd’hui avec moi tu seras dans le paradis ». En demandant à Jésus de se souvenir de lui, le malfaiteur demande fondamentalement de suivre Jésus. La réponse de Jésus, introduite par « Amen », lui donne un air solennel et révèle beaucoup de choses sur la conception lucanienne de la clémence de Jésus. Car le mot « aujourd’hui » est à prendre au sens littéral, même s’il décrit aussi le début du temps eschatologique. La réponse de Jésus dépasse ce que le malfaiteur a demandé, i.e. se souvenir de lui : il sera avec Jésus, il partagera son intimité, comme tout disciple, comme Jésus l’a exprimé à son dernier repas : « Vous êtes, vous, ceux qui êtes demeurés constamment avec moi dans mes épreuves » (Lc 22, 28). Cela signifie que le malfaiteur partagera sa victoire pascale, comme l’a exprimé Paul à sa façon : « Ainsi nous serons avec le Seigneur toujours » (1 Th 4, 17; voir aussi Ph 1, 23; 2 Co 4, 17).

          « Paradis ». On a beaucoup discuté de la signification de ce mot. Il provient de l’hébreu pardēs, emprunté au mot perse : pairi (autour), et daêza (mur), et donc renvoie à une enceinte murée, et trois fois dans l’Ancien Testament à un jardin (Ne 2, 8; Qo 2, 5; Ct 4, 13). Mais quelle est sa signification dans la bouche de Jésus? Représente-t-il le ciel dans lequel Jésus vit éternellement avec Dieu, ou plutôt une sorte d’état inférieur et temporaire? Analysons les deux cas.

          1. Pour certains biblistes, le paradis dont on parle ici n’est pas le lieu céleste qu’habite Dieu, et cela pour les raisons suivantes :
            • Plusieurs occurrences du mot implique une forme moins grande de proximité avec Dieu : Gn 2, 15 où Dieu marche avec Adam et Ève, ou encore 2 Co 12, 2 où Paul raconte que, dans un moment d’extase, il fut ravi jusqu’au 3e ciel (voir 2 Énoch 8 où le paradis est l’équivalent du 3e ciel)
            • Il ne peut y avoir de véritable salut tant que Jésus n’est pas ressuscité des morts, et donc le malfaiteur ne peut goûter à la présence de Dieu le vendredi saint (voir Mt 27, 52-53 où les morts ressuscitent et entre dans Jérusalem après la résurrection de Jésus)
            • Le malfaiteur ne peut aller au plus haut des cieux, car il n’a pas exprimé clairement de repentir.

          2. À l’inverse, un plus grand nombre de biblistes croit que le paradis fait référence ici à la béatitude avec Dieu, et cela pour les raisons suivantes.
            • Dès le début du Judaïsme, le paradis et l’Éden désignent le bonheur ultime (voir Isaïe 51, 3 où la gloire future de Sion est comparée à un Éden, le jardin du Seigneur; voir aussi les Psaumes de Salomon 14, 3 où le saint du Seigneur vit pour toujours dans le jardin du Seigneur)
            • Cette signification du paradis correspond à la demande du malfaiteur, qui ne recherche certainement pas un monde céleste inférieur
            • Il est inconcevable qu’après sa mort Jésus soit allé dans un monde céleste inférieur
            • « Être avec moi » a la même connotation que « être avec le Seigneur » en 1 Th 4, 17, ou 2 Co 5, 8
            • Le récit de Lazare et du riche (Lc 16, 19-31) parle de deux mondes après la mort, l’Hadès où croupit le riche, et le sein d’Abraham auquel a droit Lazare, et rien ne permet de penser que ce sein d’Abraham est temporaire
            • Rien ne s’oppose à la vision d’une action complètement gracieuse de Dieu vis-à-vis du mourant, comme on le voit dans le Talmud de Babylone ’Aboda Zara 18a où Dieu donne la vie éternelle à la fois au rabbin et à son persécuteur
            • L’Apocalypse parle du paradis de Dieu (2, 7) et le perçoit comme un lieu où on s’assoit avec le Christ sur son trône (voir 2, 11.26; 3, 5.21)

          Ainsi, il faut conclure que le paradis désigne le fait d’être avec le Christ et partageant la présence complète de Dieu.

        • Quel est donc le message de Luc avec cette scène? La catéchèse porte sur la grâce inconditionnelle de Dieu exercée par et en Jésus qui, tout au long de sa vie, n’a cessé de pardonner les péchés (5, 20; 7, 48) et a apporté le salut (19, 9). Le fait même pour Jésus de parler avec une telle autorité démontre qu’il possède la puissance même de Dieu pour juger, et qu’il l’exerce gracieusement. Certains biblistes ont mis en contraste cette théologie où Jésus semble simplement amener le malfaiteur avec lui, indépendamment de sa mort, avec celle de Paul où c’est la mort de Jésus qui entraîne le pardon. C’est oublier que c’est seulement après sa mort que Jésus pourra amener avec le malfaiteur. Et c’est oublier que, pour Paul, la mort de Jésus est avant tout un geste d’amour gratuit, alors que nous étions pécheurs (voir Rm 5, 6-8). Ainsi, Luc poursuit sa suite de gestes de clémence dans le récit de la passion, qui s’exprimé lors de l’arrestation de Jésus avec la guérison de l’oreille du serviteur, lors de la rencontre avec les fils de Jérusalem, et maintenant avec un des malfaiteurs crucifié avec lui.

    3. Les amis et les disciples près de la croix (Jean 19, 25-27)

      1. Ceux qui se tiennent près de la croix (Jean 19, 25)

        • « Puis, se tenaient là auprès de la croix de Jésus sa mère et la soeur de sa mère, Marie, celle de Clopas, et Marie Magdeleine ». Dans cette énumération des personnes, il faut distinguer deux groupes : d’une part, ceux qui sont nommés et qui ne joueront par la suite aucun rôle, et d’autre part la mère de Jésus et le disciple bien-aimé à qui Jésus s’adressera. Le premier groupe occupe le verset 25, le 2e groupe les versets 26-27. D’après la façon dont on fait la ponctuation, on pourrait avoir deux (1. la mère de Jésus = Marie de Clopas, 2. puis la soeur de sa mère = Marie Magdeleine), trois (1. mère de Jésus, 2. sa soeur Marie de Clopas et 3. Marie Magdeleine), ou quatre femmes (1. mère de Jésus, 2. la soeur de la mère de Jésus, 3. Marie de Clopas, 4. Marie Magdeleine). Le plus probable est que nous soyons devant quatre femmes. Pourquoi ne pas donner explicitement le nom de la mère de Jésus? Probablement, elle joue un rôle symbolique, comme celui du disciple bien-aimé.

        • Comment la liste des femmes près de la croix chez Jean se compare-t-elle à celle qu’on trouve dans les synoptiques? Le tableau qui suit compare les quatre évangélistes selon trois moments : I. la mort de Jésus, II. sa mise au tombeau, III à Pâques. Les lignes horizontales (A à E) identifient les principaux personnages. Les chiffres associés aux personnages (1 à 5) indiquent dans quel ordre ils apparaissent.
        Jean Marc Matthieu Luc
        IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII
        19, 25 : avant la mort20, 1-2 : Pâques15, 40-41 : après la mort15, 47 : mise au tombeau16, 1 : Pâques27, 55-56 : après la mort27, 61 : mise au tombeau28, 1 : Pâques23, 49 : après la mort23, 55 : mise au tombeau24, 10 : Pâques
        A4. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine2. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine1. Marie Magdeleine
        B3. Marie de Clopas2. Marie, mère de Jacques le jeune et de José2. Marie de José2. Marie de Jacques3. Marie mère de Jacques et de Joseph3. l’autre Marie2. l’autre Marie3. Marie de Jacques
        C2. la soeur de sa mère3. Salomé3. Salomé4. la mère des fils de ZébédéeJeanne
        D2. « Nous »4. plusieurs autres femmes qui étaient venu avec lui de Jérusalem1. plusieurs femmes qui avaient suivi Jésus de Galilée2. les femmes qui l’avaient suivi de Galilée1. les femmes qui étaient venu avec lui de Galilée4. les autres femmes
        E1. sa mère
        5. le disciple que Jésus aimait
        1. tous ceux connus de lui

        • Quelques observations s’imposent. Marie Magdeleine est la figure qui revient le plus souvent. À la ligne B, une autre femme appelée Marie apparaît assez souvent, et il serait légitime d’identifier cette femme présentée comme la mère de Jacques et Joseph avec celle appelée aussi : Mère de Clopas. Quant à la ligne C, il n’y a malheureusement rien pour rapprocher la soeur de la mère de Jésus avec la mère des fils de Zébédée, et encore moins avec Jeanne. Enfin, à la ligne E, on a chez Luc : « tous ceux connus de lui ». Qui sont-ils? L’évangile semble seulement suggérer qu’au-delà des Douze il y avait d’autre disciples, et pour Jean le disciple bien-aimé serait l’un de ceux-là. Mais ce fait ne peut expliquer la présence de la mère de Jésus près de la croix chez Jean; il vaut mieux y voir une affirmation théologique. Enfin, remarquons qu’aucun évangile, à part celui de Jean, ne parle de la mère de Jésus.

        • Il faut enfin reconnaître le désaccord entre Jean et les synoptiques concernant le moment de la présence des femmes et le lieu où elles se trouvent. Pour Jean, ces femmes sont tout près de la croix et avant que Jésus meure. Par contre, chez Marc, les femmes observent à distance après que Jésus soit décédé. On peut émettre l’hypothèse que l’intérêt de Jean est centré sur la scène qu’il prépare avec la mère de Jésus et le disciple bien-aimé, et que ce faisant, il est obligé de rapprocher de la croix les autres femmes nommées par la tradition, trahissant peut-être sa source qui les mettait à une distance de la croix; Marc et Jean ne se connaissaient pas, mais ils ont probablement puisé à une même tradition, et Marc a mieux respecté le contexte originel. L’intérêt de Jean est avant tout théologique, et en rapprochant les femmes de la croix, il peut mieux traduire que Jésus élevé en croix est en train d’attirer tous les gens à lui.

      2. La mère de Jésus et le disciple bien-aimé (Jean 19, 26-27)

        • « Donc, Jésus, ayant vu (sa) mère et le disciple qu’il aimait se tenant à côté, il dit à (sa) mère : "Femme, voici ton fils". Ensuite, il dit au disciple : "Voici ta mère". À partir de cette heure-là le disciple la prit pour la sienne ». Le fait que l’évangile nomme d’abord sa mère suggère qu’elle est le premier centre d’intérêt de l’épisode. Pourtant, la dernière fois qu’on a entendu parler d’elle remonte aux noces de Cana (2, 1-12), alors que Jésus, utilisant aussi le mot « femme » pour parler de sa mère, s’est d’abord dissocié d’elle quand elle s’est préoccupée des besoins des participants au mariage, donnant la priorité à l’heure que lui a assignée le Père, mais agissant après qu’elle ait dit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le », une phrase qui exprime une nouvelle relation. Maintenant l’heure est arrivée, et l’expression « voici » a le caractère d’une révélation : c’est l’expression de sa dernière volonté avant de mourir, une responsabilisation qui révèle et permet une nouvelle relation, du même niveau que le Psaume 2, 7 : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ».

        • Il faut tout de suite éliminer une fausse interprétation qui a parcouru plusieurs siècles : la demande de Jésus serait d’ordre de piété filiale, i.e. se réduirait à demander au disciple bien-aimé de s’occuper de sa mère pour qu’elle ait un toit où loger. C’est ignorer complètement la perspective de Jean qui dénonce ceux qui sont préoccupés par la chair et les relations familiales (2, 4). Il y aussi une autre interprétation de cette scène qu’il faut aussi éliminer, d’ordre théologique cette fois : à l’exemple d’Ève qui est présentée comme la mère des vivants, la mère de Jésus serait présentée comme la nouvelle Ève, la mère de tous les croyants, et le disciple bien-aimé lui serait offert pour remplacer Jésus crucifié. On a ajouté à cette interprétation toute la symbolique de l’Apocalypse de la femme qui foule le serpent (Ap 12, 5.9.17). Une autre interprétation qu’il faut encore éliminer s’appuie sur Apocalypse 12, 2 pour présenter ici Marie comme la figure de l’Église et la mère des chrétiens. Toutes ces interprétations commettent l’erreur de se centrer sur la symbolique des figures en présence, alors que l’accent de l’évangéliste n’est pas sur ces figures, mais sur la nouvelle relation entre eux.

        • « À partir de cette heure-là le disciple la prit pour la sienne ». L’expression « prit pour sienne » ne signifie pas « l’amena chez lui pour prendre soin d’elle comme si elle était sa mère ». L’évangéliste, comme nous l’avons dit, ne se situe pas au niveau de la « chair », mais au niveau théologique; il a déjà dénoncé ceux qu’il considère « de la terre », et donc non croyants. Pour comprendre l’expression « prit pour sienne », il faut savoir que le disciple bien-aimé est le disciple par excellence : « le sien » est la qualité de disciple que recherche Jésus. Dès lors, la mère de Jésus passe d’une relation biologique, qui est naturelle pour une mère vis-à-vis de son fils, à une relation spirituelle, de même type que celui du disciple bien-aimé vis-à-vis de Jésus.

        • Il y a une scène semblable chez Marc (3, 31-35) quand la mère de Jésus et ses frères veulent le voir pour être rejetés par cette parole : « Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une soeur et une mère »; il y a comme une séparation entre la famille biologique et la famille spirituelle. Luc (12, 46-50) a réinterprété cette scène pour éliminer la séparation et faire de sa mère et de ses frères des modèles de disciples, qui écoutent la parole et la garde. À sa façon, Jean fait la même chose, en transformant les relations humaines naturelles en relation de disciple, à travers la mère de Jésus qui entre dans le même royaume que celui du disciple bien-aimé.

        • Enfin, tout comme Luc a voulu terminer le récit de passion sur une note positive avec l’autre malfaiteur qui se voit promettre le paradis, Jean fait la même chose, mais de manière différente : ce n’est pas le paradis qui est promis, mais la poursuite d’une nouvelle relation sur cette terre; le don de l’Esprit qui permet les nouvelles relations communautaires a lieu à la croix, ouvrant la porte à une famille spirituelle beaucoup plus grande, appelée à grandir sans cesse. Voilà pourquoi Jésus dira plus loin : « Tout est achevé ».

  3. Analyse

    1. Historicité

      • Il faut se rappeler qu’une crucifixion était un événement public pour faire réfléchir les gens. On peut donc être sûr qu’il y avait des gens autour de la croix, d’abord évidemment des soldats, mais aussi des curieux et des gens qui passaient par là, étant donné que le lieu était près de la porte de la ville. Tous les évangélistes parlent de la présence des soldats, ce qui est tout à fait vraisemblable ; Marc s’y réfère en disant « ils », Matthieu spécifie que leur rôle était de monter la garde, Jean développe le récit du partage des vêtements, une coutume habituelle, et Luc transfère à la croix la scène de moquerie qui a eu lieu plus tôt chez les autres. Pour les passants, Luc nous les présente comme des observateurs neutres, ce qui est tout à fait plausible, Marc et Matthieu comme des gens qui exprimaient un mépris tout à fait gratuit, sans doute pour faire écho à des passages de l’Ancien Testament où le juste est méprisé; toutes ces références à l’Ancien Testament rendent difficile de déterminer si nous sommes en face de vrais souvenirs sur ce qui s'est passé au Golgotha.

      • La présence à la croix d’un certain nombre des membres du Sanhédrin n’est pas impossible, surtout si on accepte comme historique la présence de Joseph d’Arimathie, un de ses membres. Certains biblistes ont objecté à la présence du grand prêtre et des prêtres à la croix le fait que, étant à la veille de la Pâque, ils devaient être occupés au temple à faire l’immolation des agneaux. Mais reconnaissant que Marc se permet d’ajouter les scribes au groupe, et Matthieu les anciens, tout cela nous amène à conclure que les évangélistes décrivent assez librement la continuation des activités du Sanhédrin, sans se référer à des souvenirs précis, ce qui rend impossible un jugement précis sur le plan historique.

      • L’historicité des moqueries provenant des co-crucifiés représente un problème réel. Bien sûr, tous les évangiles admettent qu’il y a eu des co-crucifiés. Et il n’est pas impossible que ces derniers aient exprimé du mépris pour ce Jésus qui avait des prétentions religieuses. Chez Marc et Matthieu, on a aucune parole dans leur bouche, tandis que Luc 23, 39 met dans la bouche de l’un des malfaiteurs les mêmes paroles que dans la première et deuxième scène de moquerie. On peut conclure qu’on n’a aucun souvenir précis de leurs injures à l’adresse de Jésus et qu’on cherche plutôt à représenter le juste maltraité par les injustes. Par contre, la scène du malfaiteur qui dialogue avec Jésus défie tout jugement historique. Évidemment, il est impossible de démontrer que cela n’a jamais eu lieu. Mais on serait en peine d’expliquer son absence chez les autres évangiles. Il est plus plausible d’imaginer que Luc a adapté une parole de Jésus tirée de la collection des « Amen » et prononcée peut-être dans d’autres circonstances.

      • La scène la plus difficile à juger sur le plan historique concerne celle de la mère de Jésus et du disciple bien-aimé autour de la croix (Jean 19, 25-27). Bien sûr, le fait qu’elle cadre si bien avec la théologie de Jean sur l’existence d’une communauté croyante avant même la mort de Jésus ne la disqualifie pas automatiquement. Mais elle entre en contradiction avec l’affirmation des autres évangiles que les amis de Jésus se tenaient, non pas près de la croix, mais à distance, et surtout que la mère de Jésus était totalement absente du Golgotha. Elle est en contradiction aussi avec le témoignage romain où on interdisait aux parents de s’approcher du crucifié (Suétone, Tiberius 61.2; Tacite, Annales 6.19). Aussi, rien ne permet de soutenir qu’une telle scène ait eu lieu à la croix.

    2. Ajout de quelques notes théologiques

      • Marc, suivi par Matthieu, nous présente trois scènes de moquerie qui montrent une progression dramatique et une dimension théologique. Les moqueries reprennent les thèmes du procès devant le Sanhédrin (destruction du sanctuaire et titre messianique) avec la ridiculisation des prétentions prophétiques, et se concluent avec le voile du sanctuaire qui se déchire et la confession qu’il est fils de Dieu, confirmant les prétentions de Jésus. Ainsi, ces moqueries clarifient la nature avant tout religieuse du conflit, et à la fin, on n’entend plus parler de l’accusation politique.

      • Luc nous offre un portrait tout à fait différent où apparaît son aversion des tableaux totalement négatifs. De manière générale, il distingue ceux qui s’opposent vraiment à Jésus, les chefs, et les autres, le peuple. Et les scènes de moquerie se terminent avec le malfaiteur qui obtient grâce de la part de Jésus, le visage typique de Dieu chez Luc. Et ces scènes de moquerie sont parcourues par un thème commun, le défi de « sauver », un défi relevé avec la scène du malfaiteur qui connaît le salut.

      • La façon dont Jean réorganise les activités de la croix nous donne une séquence théologique et dramatique. Jésus règne comme un souverain à la croix, déjà victorieux devant les trois groupes. On note une progression qui va de l’hostilité des grands prêtres qui le considèrent comme un roi imposteur, en passant par les soldats qui le considèrent comme un criminel, jusqu’à la famille et aux amis fidèles qui reçoivent un statut nouveau en raison même de l’amour de Jésus. L’ensemble se termine sur une note positive de succès : malgré le rejet de plusieurs, une nouvelle famille des enfants de Dieu est créée.

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