Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Appendice VI: Le sacrifice d'Isaac et la passion, pp 1435-1444, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Le sacrifice d'Isaac et la passion


Table des matières

  1. Les théories reliant le Aqedah à la mort de Jésus
  2. Éléments qui ont contribuer à développer le récit du sacrifice d'Isaac
    1. Dans le récit d'Abraham de Genèse 22, 1-19
    2. Au début de la littérature juive (avant l'an 100)
    3. Dans la littérature tardive (Targums, Midrashim, Mishna)
  3. Les parallèles au récit d'Isaac proposés dans le NT
    1. En dehors des récits de la passion
    2. Les récits de la passion


Prochain chapitre: Appendice VII - L’arrière-plan de l’Ancien Testament dans les récits de la passion

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Le fait qu’Abraham ait accepté d’offrir son fils bien-aimé comme sacrifice à Dieu si celui-ci le demandait a entraîné dans le Judaïsme le développement d’un récit et d’une théologie dont Isaac était le centre. Ce développement a pris le nom de Aqedah, un mot hébreu formé d’une racine qui signifie : lier; car Isaac a été « lié » comme l’agneau pour l’offrande quotidienne du temple. Le thème de l’Aqedah pourrait être décrit ainsi : L'offrande d'Isaac est un sacrifice réellement accompli dans lequel le sang a été versé, constituant un acte définitivement expiatoire ou rédempteur pour tout Israël. Dès lors le parallèle s’imposait entre le sacrifice rédempteur de Jésus et la théologie de l’Aqedah autour du sacrifice rédempteur d’Isaac. Mais d’abord, comment s’est développé ce parallèle?

  1. Les théories reliant le Aqedah à la mort de Jésus

    Les discussions autour de ce parallèle entre le sacrifice d’Isaac et celui Jésus durent depuis plus de cent ans dans les milieux bibliques, en particulier autour de la question : est-ce que la théologie de l’Aqedah dans le monde juif s’est développée sous l’influence chrétienne, ou à l’inverse, est-ce que les chrétiens ont développé leur théologie du sacrifice de Jésus en s’inspirant de l’Aqedah juif, ou encore, les deux théologies se sont-elles développées de manière indépendante, utilisant une source commune dans le monde païen? Liée à ces discussions est la question : quand cette théologie de l’Aqedah est-elle apparue? Considérons les documents dont nous disposons.

  2. Éléments qui ont contribué à développer le récit du sacrifice d'Isaac

    Il est difficile de reconstituer le développement qui s’est produit entre le récit originel de Gn 22 et le déploiement complet de la théologie de l’Aqedah, mais on peut pointer certains éléments à travers différentes époques.

    1. Dans le récit d'Abraham de Genèse 22, 1-19

      Rappelons d’abord que le récit originel est centré sur le personnage d’Abraham, et c’est son obéissance qui est loué, alors qu’Isaac joue un rôle secondaire.

      1. Isaac est le fils unique et bien-aimé d'Abraham (22, 2.12.16 : yāḥîd, agapētos ).
      2. Dieu dit à Abraham : "Prends ton fils... et va au pays de Moriah". Abraham prit avec lui (paralambanein) deux jeunes hommes serviteurs et son fils Isaac (22, 2-3).
      3. En arrivant, Abraham dit aux jeunes serviteurs : "Assoyez-vous ici [kathisate autou] avec l'âne ; moi et le petit garçon, nous irons plus loin ; et après avoir adoré, nous reviendrons vers toi" (22, 5).
      4. Abraham prit le bois pour l'offrande et le posa sur Isaac, son fils (22, 6).
      5. Isaac s'adresse à Abraham en tant que " (mon) père " (22, 7 : 'abî ; pater).
      6. Abraham lie ('qd) Isaac et le pose sur le bois (22, 9).
      7. Un ange du Seigneur appelle Abraham et lui dit de ne pas porter la main sur l'enfant (22, 11-12).
      8. Ayant offert un bélier à la place, Abraham retourna auprès de ses jeunes serviteurs (22, 19) ; rien n'est dit du retour d'Isaac.

    2. Au début de la littérature juive (avant l'an 100)

      Pour cette période, nous inclurons la littérature deutérocanonique comme le Siracide, le livre de la Sagesse et 1 Maccabées, des œuvres écrites avant le début de l’ère chrétienne, ainsi que l’œuvre de Flavius Josèphe. Parmi les écrits apocryphes, nous inclurons le livre des Jubilées (autour de l’an 150 av. JC) et 4 Maccabées (vers l’an 50). Les Antiquités bibliques du Pseudo-Philon sont également considérées (autour de l’an 70), car elles peuvent avoir influencé le NT.

      1. La plupart des références dans la littérature deutérocanonique (et dans le NT) concernent une histoire d'Abraham dans laquelle il manifeste sa détermination et sa loyauté envers Dieu (Si 44,20-21 ; Sg 10,5 ; 1 M 2, 52 ; He 11, 17-20 ; Jc 2, 21). Une référence à la vertu d'Isaac apparaît dans IV M 16, 20 : "Il n'a pas reculé."
      2. Jubilées 17,16-18 ; 18, 9 ; 19, 8 font de cette épreuve la plus sévère des dix épreuves d'Abraham conçues par Mastema (Satan). Cette image est en harmonie avec la théologie angélique dualiste de Jubilées et n'a peut-être pas été très répandue.
      3. Le Mont Moriah, le lieu du sacrifice, est identifié avec le Mont Sion (Jubilées 18,13 ; voir 2 Chr 3,1), le site davidique du futur Temple (Josèphe, Ant. 1.13.2 ; #226).
      4. Le moment du sacrifice est fixé à la Pâque dans Jubilées 17,15 avec 18, 3.10
      5. Isaac s'adresse à Abraham en tant que "Père" deux fois dans Jubilées 18, 6.
      6. L'âge d'Isaac est donné comme étant de vingt-cinq ans dans Josèphe, Ant. 1.13.3 ; #227.
      7. Isaac se précipite volontiers vers l'autel (Josèphe, Ant. 1.13.4 ; #232) et supporte d'être sacrifié au nom de la religion (4 M 13, 12). Chez le Pseudo-Philon 32, 3 Isaac dit : "Ne suis-je pas né dans le monde pour être offert en sacrifice à celui qui m'a fait ?" (également 40, 2 : "Celui qui était offert était prêt"). 1 Clément 31, 3 rapporte : "Isaac avec confiance, sachant ce qui devait arriver, se laissa conduire volontiers en sacrifice".
      8. Jubilées 18, 9 rapporte les discussions dans les conseils célestes qui mènent à l'arrêt de la main d'Abraham, et le Seigneur lui-même parle à Abraham pour l'arrêter (18, 11).
      9. Bien qu'Isaac ne soit pas mort sur l'autel, il y a un passage du Pseudo-Philo 32, 4 ("Et quand il eut offert le fils sur l'autel et lui eut lié les pieds de manière à le tuer") que certains biblistes utilisent pour soutenir que Pseudo-Philo traite le sacrifice comme complet, i.e. comme une expiation des péchés.
      10. Dans 4 M, nous voyons Isaac devenir un modèle pour les martyrs : "Isaac ne broncha pas non plus lorsqu'il vit la main de son père, armée d'une épée, s'abattre sur lui" (16, 20). La volonté de la mère des sept fils de voir ses enfants mourir pour Dieu est comparée à la volonté d'Abraham concernant Isaac (14, 20 ; 15, 28).

    3. Dans la littérature tardive (Targums, Midrashim, Mishna)

      Ce que nous venons de voir exprime déjà des éléments de la théologie de l’Aqedah (par exemple, les nn. 14, 15, 17) à la fin du premier siècle de notre ère. Mais ce sont surtout dans les targums palestiniens, écrits après l’an 100, que cette théologie a été davantage développée, et qui présente des éléments qu’on trouve également dans les premiers midrashim, la Mishna et l’Épitre de Barnabé, des œuvres du 2e siècle. Bref, avec les targums palestiniens nous sommes dans l’environnement du 2e et 3e siècle de notre ère.

      1. Isaac exprime sa peur face à la mort.
      2. Isaac lui-même demande à être lié (ce qui renforce l'idée d'Aqedah et le parallélisme avec l'agneau lié de l'holocauste quotidien [tāmîd]).
      3. Isaac lève les yeux et voit les anges dans le ciel (et la shekina ou gloire de Dieu). Une voix dans le ciel explique la scène : Il y a deux individus élus, c'est-à-dire Abraham qui sacrifie et Isaac qui est sacrifié.
      4. Le sang d'Isaac est mentionné dans le Midrash Mekilta (Pisha7, lignes 79, 81) et même les cendres d'Isaac dans le Talmud de Babylone Ta'anit 16a ("Afin que [Dieu] se souvienne pour nous des cendres d'Isaac").
      5. Dans le targum sur Job (3, 19), Isaac est identifié comme le "serviteur de Yahvé".
      6. Dans les éléments targumiques de la liturgie de la Pâque, la délivrance d'Isaac et la délivrance d'Israël d'Égypte sont liées. Au 5e siècle, la Pesikta de-Rab Kahana (Supp. 1.20), nous lisons qu'en raison du mérite d'Isaac qui s'est offert lié sur l'autel, Dieu rendra la vie aux morts.
      7. L'Épitre de Barnabé 7, 2 établit un parallèle direct entre le sacrifice d'Isaac offert sur l'autel et le don de soi de Jésus sur la croix. Dans son homélie sur la Pâque, Méliton fait deux références à Isaac lié (59 et 69) comme préfigurant la mort de Jésus ; et dans les fragments 9-10, Méliton souligne plusieurs parallèles : Tous deux portaient du bois, tous deux étaient conduits par un père - mais Isaac a été libéré alors que Jésus a souffert la mort.

  3. Les parallèles au récit d'Isaac proposés dans le NT

    De manière assez claire, les éléments numérotés 19 à 24 accentuent la ressemblance avec l’histoire de Jésus, et on n’est pas surpris de voir apparaître la comparaison qu’établit l’Épitre de Barnabé entre Isaac et Jésus (n. 25) au 2e siècle de notre ère. Mais notre intérêt se limite aux éléments numérotés 1 à 18 qui auraient pu avoir une influence sur le NT et les récits de la passion.

    1. En dehors des récits de la passion

      1. Références au sacrifice du Christ

        Il y a d’abord 1 Co 5, 7 (« Car le Christ, notre Pâque, a été immolé ») qui pourrait refléter le sacrifice d’Isaac qui aurait eu lieu lors de la Pâque (n. 12). Puis il y a Rm 8, 32 (« Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous »), et Jean 3, 6 (« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils ») dans la mesure où Isaac est un adulte qui accepte volontairement d’être victime. Mais tous ces parallèles ne sont qu’implicites.

      2. L’influence sur l’Épitre aux Hébreux

        Certains biblistes voient en He 11, 17-19 (« Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac ; il offrait le fils unique…) l’influence de l’Aqedah, en particulier l’élément n. 10 (l’épreuve). Il y aurait aussi He 2, 5-18 (« …Car puisqu’il a souffert lui-même l’épreuve, il est en mesure de porter secours à ceux qui sont éprouvés »). Mais tous ces parallèles demeurent très subtiles.

      3. Les influences sur le dernier repas

        Dans le livre des Jubilées, le sacrifice d’Isaac était perçu comme ayant eu lieu lors de la Pâque, et son sang est devenu un thème pour les midrashim. Or, les Synoptiques nous présentent le dernier repas de Jésus comme un repas pascal, et Marc 14, 24 tout comme Matthieu 26, 28 spécifient que son sang a été « versé pour plusieurs ». Mais est-ce que le sacrifice d’Isaac à la Pâque avait déjà une signification expiatoire pour la libération d’Israël au moment de la rédaction de ces évangiles? On peut sérieusement en douter.

      Ces quelques exemples illustrent combien les parallèles proposés demeurent très subtiles. Si on reconnait qu’il n’y pas vraiment d’Aqedah avant le 1ier siècle, alors on doit conclure qu’en dehors des récits de la passion il n’y pas de trace dans le NT d’une théologie développée autour d’Isaac.

    2. Les récits de la passion

      • On pourrait établir un parallèle linguistique entre Mt 26, 36 (« Jésus arrive avec eux à un domaine appelé Gethsémani et il dit aux disciples : "Restez [kathisate autou] ici pendant que j’irai prier là-bas." Emmenant [paralambanein] Pierre et les deux fils de Zébédée… ») et les éléments numérotés 2 et 3 signalés plus haut, mais le parallèle est plus avec Abraham qu’avec Isaac.

      • On pourrait établir un parallèle entre l’avertissement de Jésus aux disciples de prier pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation (peirasmos : Mc 14, 38 || Mt 26, 41 || Lc 22, 40.46; voir aussi Jn 16, 11 et Lc 22, 53 sur la confrontation avec le pouvoir des ténèbres), mais encore une fois le parallèle est plus avec Abraham qu’avec Isaac.

      • Dans la prière à Gethsémani (Mc 14, 36 || Mt 26, 39 || Lc 22, 41) Jésus s’adresse à Dieu avec l’expression « (Mon) Père », tout comme Isaac s’adresse à Abraham en l’appelant « (Mon) père » (voir les items numérotés 5 et 13). Mais comment tirer une conclusion quand il est normal et naturel qu’un fils comme Isaac appelle ainsi son père.

      • Certains font un parallèle entre l’intervention céleste auprès de Jésus (en Lc 22, 43 un ange vient réconforter Jésus à Gethsémani; en Mt 26, 53 évoque l’idée qu’il aurait pu faire appel à 12 légions d’ange; en Jn 12, 28b-29 une voix du ciel se fait entendre qu’on pense être la voix d’un ange) et l’intervention d’un ange en faveur d’Isaac en Gn 22 (voir n. 7) et l’intervention céleste pour arrêter la main d’Abraham (n. 16). Mais dans l’AT et les écrits apocryphes, les interventions célestes sont fréquentes et normales, et il faut pousser l’imagination à la limite pour voir une influence du récit d’Isaac sur ces passages évangéliques.

      • Jean accentue la liberté de Jésus dans l’acceptation de sa mort (Jn 18, 11 : « La coupe que le Père m’a donnée, ne la boirai-je pas ? »; Jn 10, 18 : « Personne ne m’enlève la vie, mais je la donne de moi-même »). Certains établissent un parallèle avec l’acceptation chez Isaac d’être sacrifié (n. 15). Malheureusement, dans le récit de la passion cet accent est unique à Jean, et ce parallèle n’est pas meilleur que celui qu’on trouve en He 10, 7 qui cite le Ps 40 : « Me voici, car c’est bien de moi qu’il est écrit dans le rouleau du livre : Je suis venu, ô Dieu, pour faire ta volonté ».

      • Jn 19, 17a écrit : « Portant lui-même sa croix, Jésus sortit et gagna le lieu dit du Crâne ». Méliton de Sardes dresse un parallèle (voir n. 25) avec Abraham qui apporte le bois de l’offrande et le pose sur Isaac (n. 4). Encore une fois, ce parallèle ne peut être établi qu’avec Jean (dans les Synoptiques, c’est Simon de Cyrène qui porte le bois de la croix).

      Que conclure? Les seuls parallèles plausibles avec les récits de la passion proviennent du récit d’Abraham et d’Isaac en Gn 22 où est par contre absent l’Aqedah et la figure d’Isaac qui sera développée ultérieurement.