![]() Sybil 1998 |
Le texte évangélique
Luc 6, 27-38 27 Je vous le dit, vous qui m’écoutez : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. 28 Souhaitez les bienfaits de Dieu à ceux qui vous souhaitent le pire, demandez à Dieu de changer le coeur de ceux qui détruisent votre réputation. 29 Quand quelqu’un te frappe sur une joue, présente aussi l’autre, et à celui qui arrache ton manteau, ne lui refuse pas aussi tes sous-vêtements. 30 À quiconque te demande, donne, et quand on prend [en gage] ce qui t’appartient, ne le réclame pas. 31 Tout ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, vous-mêmes faites-le pareillement pour les autres. 32 Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, en quoi vous vous montrez bienveillants? Car même les gens loin de Dieu aiment ceux qui les aiment. 33 Et si vous faites du bien seulement à ceux qui vous font du bien, en quoi vous vous montrez bienveillants? Car même les gens loin de Dieu font la même chose. 34 Et si vous prêtez seulement à ceux dont vous espérez la reconnaissance, en quoi vous vous montrez bienveillants? Même les gens loin de Dieu prêtent aux gens loin de Dieu afin de recevoir en retour l’équivalent. 35 Aussi, aimez vos ennemis, faites le bien et prêtez, sans rien espérer en retour. Votre récompense sera immense et vous serez enfants de Dieu, lui qui est bienfaisant pour les ingrats et les méchants. 36 Soyez compatissants comme votre Père est aussi compatissant. » 37 « N’amener personne devant un tribunal, et on ne vous amènera pas devant un tribunal. Ne faites pas condamner qui que ce soit, et on ne vous fera pas condamner. Déliez les autres de toutes fautes, et on vous déliera de toutes fautes. 38 Donnez, et on vous donnera, comme une bonne mesure de nourriture, bien tassée, bien secouée, débordante qu’on mettra dans votre sac. Car c’est avec la mesure dont vous vous êtes servi [pour mesurer les autres] que l’on se servira pour vous mesurer. » |
Des études |
![]() Aimer même dans les situations difficiles |
Commentaire d'évangile - Homélie Comment réagir devant les forces du mal? Nous sommes en mai 1938, en Angleterre. Neville Chamberlain est premier ministre. C’est un pacifiste. Il promeut une politique d’apaisement avec le régime fasciste de Mussolini en Italie, une politique qu’il étend également au régime nazi de Hitler en Allemagne. Un homme s’y oppose vigoureusement : Winston Churchill. « On ne peut éviter la guerre en insistant sur ses horreurs, dit-il à la chambre des communes, ni même en faisant continuellement étalage de ses qualités pacifiques, ni en ignorant le sort des victimes de l'agression ailleurs. La guerre ne sera évitée, dans les circonstances actuelles, que par l'accumulation de moyens de dissuasion contre l'agresseur. » En septembre, l'Allemagne se mobilise pour envahir les Sudètes en Tchécoslovaquie. Malgré la demande de Churchill de dire à l'Allemagne que la Grande-Bretagne déclarera la guerre si jamais les Allemands envahissaient le territoire tchécoslovaque, Chamberlain signe l’accord de Munich acceptant l'annexion des Sudètes par l'Allemagne. Mais Hitler ne respectera pas cet accord, et en mars 1939, la Tchécoslovaquie est démembrée. C’est finalement quand Hitler envahira la Pologne que l’Angleterre déclarera la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939. On nomme alors Churchill Premier Lord de l'Amirauté. Mais quand l’Allemagne occupera la Norvège en mai 1940, puis la Belgique et le Luxembourg, Chamberlain a perdu la confiance du gouvernement et la chambre des communes vote pour le remplacer par Churchill. Il a maintenant les mains libres pour former son cabinet de guerre. Dans son premier discours à la chambre, il dira ceci : Je n'ai rien d'autre à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Nous avons devant nous une épreuve des plus douloureuses. Vous demandez quelle est notre politique ? Je répondrai : c'est de faire la guerre, par mer, par terre et par air, de toutes nos forces et avec toute la force que Dieu peut nous donner ; de faire la guerre contre une tyrannie monstrueuse, jamais surpassée dans le sombre et lamentable catalogue des crimes humains. J’ai intentionnellement voulu introduire ce contexte dramatique de la deuxième guerre mondiale pour réfléchir sur ce passage de l’évangile de Luc. Car lorsqu’on lit ce passage sans l’ancrer dans la situation complexe de nos vies, on risque soit de le relayer dans le monde des doux rêves pieux, soit de faire du chrétien un schizophrène, déchiré entre sa foi et la « vraie vie ». Essayons d’abord de comprendre ce passage. Nous sommes devant un long discours de Jésus, appelé « discours dans la plaine », après être revenu de la montagne où il a prié et finalisé le choix de ses douze apôtres. Ce discours représente la chartre qui définit ce qu’est la vie chrétienne. Pour faire court, on pourrait dire que notre passage exprime les différentes facettes de l’amour. Il le fait en cinq moments. Tout d’abord, aimer consiste fondamentalement à vouloir le bien des autres en tout temps, incluant ceux qui nous haïssent, à souhaiter les bienfaits de Dieu à ceux qui nous souhaitent le pire, à demander à Dieu de changer le cœur de ceux qui détruisent notre réputation. Dans tout cela, on refuse d’entrer dans le jeu de ceux qui nous veulent du mal, on reste fidèle à nos valeurs. Curieusement, vouloir le bien des autres peut inclure une certaine violence. Pensons à cette scène où Jésus chasse les vendeurs et les changeurs de monnaie du temple en renversant leur tables (Mc 11, 15-16); Jean nous dit même que Jésus s’était fait un fouet pour les chasser (Jn 2, 14-16). Ensuite, il y a les appels à aimer quand on nous fait violence, violence physique ou psychologique. L’image de présenter l’autre joue à celui qui nous frappe sur une joue signifie simplement ne pas rendre coup pour coup; c’est une façon d’arrêter le cycle du mal qui peut être une roue infinie quand chacun se venge des coups reçus. Pourtant, cela ne signifie pas qu’on ne réagit pas. Pensons à Jésus lorsqu’il a été giflé par le garde du grand prêtre lors de son procès. Il a dit : « Si j'ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu? » (Jn 18, 24). Pensons à saint Paul quand l’assistant du grand prêtre le frappe sur la bouche? Il s’écrie : « C'est Dieu qui te frappera, toi, muraille blanchie! » (Ac 23, 4). Aucun des deux n’a tendu l’autre joue. Une autre forme de violence vient des créanciers : dans l’antiquité l’endetté devait parfois donner jusqu’à à ses vêtements en gage, aujourd’hui la banque peut reprendre sa maison. Quand Jésus dit ne pas résister au créancier et de tout lui donner, il y a bien sûr une forme d’hyperbole typiquement orientale, et nous sommes dans une société qui ignore le langage des droits de la personne. Mais l’idée demeure : ne commence pas une guerre inutile, c’est un chemin sans issu. Vient maintenant une règle générale, qu’on a coutume d’appeler la règle d’or : Tout ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, vous-mêmes faites-le pareillement pour les autres. Le quatrième moment de ce discours est une invitation à dépasser l’attitude habituelle de la majorité des gens qui n’agissent qu’en fonction de recevoir en retour, ce qu'on pourrait appeler: une mentalité transactionnelle. Car pour le croyant, l’important est d’imiter l’attitude de Dieu qui aime tout le monde sans rien attendre en retour, et se montre sensible à ce que tous vivent, sans exception. Enfin, notre passage se termine par un appel à vivre dans un monde où, en quelque sorte, la faute n’existe pas, i.e. on ne fait de procès à personne, on ne condamne personne, on ne lie personne à sa faute. Il s’agit plutôt d’être généreux, de donner sans compter, et c’est alors de cette manière que, devant Dieu, nous serons évalués. L’idée est qu’enfermer quelqu’un dans sa faute est un chemin de mort, alors que donner plus que ce qu’on a reçu ouvre un chemin d’une fécondité sans borne : on se trouve à enfanter la vie. Que penser d’un tel discours, surtout après avoir entendu celui de Churchill? D’une part, nous avons un appel à vouloir le bien de tous, même ceux qui veulent nous détruire, à ne pas répliquer à ceux qui nous font violence, à donner aux autres tout ce qu’on voudrait recevoir, à ne pas les lier les autres à leurs fautes mais à se montrer d’une grande générosité, et d’autre part, nous avons un appel à se mobiliser pour faire la guerre à un être extrêmement dangereux, probablement psychopathe, et à être prêt à verser son sang pour l’arrêter. Il peut sembler difficile, peut-être même impossible, de comparer deux contextes si différents que celui de Jésus et Churchill. Aussi, je propose cet exercice de l’esprit. Imaginons que l’humanité entière représente les enfants d’une même mère, une mère aimante et sensible, qui veut voir tous ses enfants se développer et être heureux. Supposons qu’un enfant est en crise parce qu’on lui a refusé quelque chose et lui donne un coup pied. Le giflera-t-elle? Non. Car cela ne ferait qu’encourager la violence. Probablement, le plus calmement possible, elle lui expliquera qu’il a mal agi et l’enverra quelque temps dans sa chambre pour réfléchir. Ce sera un peu plus compliqué si l’enfant est en fait presqu’un adulte. Le dialogue, s’il est possible, sera plus long avec des questions plus ciblées, avec peut-être la suggestion d’aller en thérapie. Mais la perspective est la même : comment amener à des prises de conscience et aider au développement affectif et intellectuel. Et que faire s’il y a refus complet d’ouverture et de dialogue? Et que faire si son enfant devient violent et dangereux pour toute la famille? Comme notre exercice se situe dans une perspective mondiale, que faire si une partie de la famille attaque violemment une autre partie de la famille? La mère au cœur aimant devra d’abord protéger les plus vulnérables de la famille. Comment? C’est ici que les esprits se divisent. Pensons à Gandhi, lui qui a d’abord dit vers la fin de la première guerre mondiale : « Nous devons avoir la capacité de nous défendre, c'est-à-dire la capacité de porter des armes et de s'en servir... », mais beaucoup plus tard, dans son effort pour obtenir l’indépendance de l’Inde face à l’empire britannique, a insisté pour qu’on ne blesse ou tue aucun Britannique, tout en étant prêt à souffrir et à mourir si des actes de violence sont commis contre soi. Il a condamné le Fascisme et le Nazisme. Mais qu’aurait-il fait contre ce fléau? On peut penser qu’il aurait encouragé tous les gens sous la férule d’Hitler à vivre ce qu’il a appelé : « l’anarchie ordonnée », une non-coopération radicale, même au prix de sa vie. Qu’aurait été le résultat? Nul ne le sait. Peut-être le 3e Reich aurait-il craqué et implosé au bout de 10 ou 15 ans. Mais entre-temps, l’Holocauste se serait poursuivi. Nous connaissons le choix de Churchill. Mais n’oublions pas qu’aujourd’hui on considère ce choix comme un bon choix en raison de la victoire en 1945. Mais à quel prix ! On parle de plus de 50 millions de morts. Et qu’est-ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu Pearl Harbour et l’entrée des Américains dans la guerre? Qu’est-ce qui se serait passé si l’Allemagne n’avait pas eu la stupidité de s’attaquer également à la Russie? Que retenir de tout cela? Malheureusement, l'évangile de donne pas de recette pour des situations semblables. Nous savons simplement qu'il y a toute la différence au monde entre enlever la vie à quelqu'un par vengeance ou par manque de respect pour la vie d'autrui, et celui d'enlever la vie en pleurant parce qu'il n'y a pas d'autres moyens d'arrêter une catastrophe. Jésus a été un prophète de son temps. Il a regardé les gens comme une mère aimante et sensible regarde ses enfants, espérant les voir devenir aussi grands qu’ils peuvent l’être, acceptant ses limites devant la liberté humaine, comme ce fut le cas avec Judas. Le passage de l’évangile de ce jour reflète ce regard. Jésus n’a pas été un chef d’état, et n’a pas eu à prendre les décisions difficiles d’un chef d’état. Mais ce qu’il enseigne, il l’a d’abord vécu, et y a été fidèle jusqu’à accepter de verser son sang. Et cette voie a été si féconde pour tous ceux qui l’ont expérimentée, qu’elle fut une lumière qui a éclairé des milliers de gens au cours des siècles, et est devenue pour beaucoup l’assurance que l’humanité aura un avenir. C’est à nous d’explorer cette voie et de voir jusqu’où elle mène.
-André Gilbert, Gatineau, décembre 2024
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