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Sommaire
Les évangiles nous rapportent trois récits où Jésus ressuscite des morts, ainsi quune parole de Jésus où la ressuscitation des morts fait partie de la liste des actions miraculeuses quil a opérées. Notons tout de suite que nous parlons de ressuscitation, et non de résurrection, parce que les personnes ramenées à la vie devront mourir de nouveau, contrairement à Jésus qui est ressuscité des morts, et donc est passé dans le monde de Dieu pour ne plus jamais mourir.
Le premier récit est celui de la ressuscitation de la fille de Jaïre (Mc 5, 21-43) qui provient de la tradition marcienne. Une convergence déléments nous amène à dire que le récit remonte à un événement de la vie publique de Jésus et nest pas une création de lÉglise primitive, sans quon puisse déterminer exactement ce qui sest passé. Le deuxième récit est celui de la ressuscitation du fils de la veuve de Naïn (Lc 7, 11-17) qui provient de la tradition lucanienne. La grande difficulté de déterminer son historicité vient de ce que Luc est le seul à raconter cette histoire et son récit a peut être subi linfluence du cycle des prophètes Élie et Élisée. Mais en regard de la mention unique de Naïn et du nombre de sémitismes, nous concluons, quoiquavec certaines hésitations, que le récit remonte probablement à un incident relié à Jésus à Naïn. Le troisième récit est celui de la ressuscitation de Lazare (Jn 11, 1-45) qui provient de la tradition johannique. La présence de noms propres et de la mention dun lieu précis nous amène à penser que le récit reflète peut-être un incident quelconque dans la vie du Jésus historique. Terminons avec la tradition Q, cette parole adressée par Jésus aux envoyés de Jean Baptiste où la ressuscitation des morts fait partie des actions quil a accomplies (Mt 11, 5) : cette tradition remonterait au ministère de Jésus et ne serait pas une création chrétienne.
- Trois observations initiales sur les récits de ressuscitation des morts
Les érudits ont lhabitude de considérer ces récits comme une représentation imagée de la victoire de Jésus ressuscité sur la puissance du mal, et en particulier le mal ultime quest la mort, et donc concluent quil sagit dune création pure et simple de lÉglise primitive. Aussi est-il important de faire trois mises au point.
- Ce quune personne accepte comme possible ou probable dépend de son contexte socioculturel, et ce contexte lui sert de base pour juger ce qui est vrai ou faux, réel ou irréel. Il nous faut donc faire aujourdhui un effort dimagination pour entrer dans le monde ancien méditerranéen du premier siècle où on considérait comme possible ou probable quun saint homme ressuscite des gens. Pensons aux récits païens de Pline lAncien, Apulée, Lucien et Philostrate qui contiennent des ressuscitations des morts. On retrouve la même chose chez les premiers chrétiens : Pierre ressuscite la riche Tabitha (Ac 9, 36-43), Paul ressuscite ladolescent Eutyque qui était tombé endormi du troisième étage en écoutant son discours (Ac 20, 7-12).
- Même si les ressuscitations des morts sont rares dans lensemble du corpus néotestamentaire, elles sont répandues de manière assez égale dans les différentes sources littéraires, i.e. la tradition marcienne, lucanienne et johannique. Et comme on le verra plus tard, ces récits ne sont pas des créations de lévangéliste, mais proviennent dune tradition plus ancienne. À cela on peut ajouter la tradition Q qui nous présente un Jésus affirmant avoir ressuscité des morts (Mt 11, 5). Nous pouvons donc application le critère dattestations multiples.
- Enfin, il faut rappeler que notre propos nest pas de déterminer sil sagit dun miracle, ce que seul un théologien peut faire dans la foi, mais plutôt de sen tenir au plan purement historique et détablir si tel ou tel récit a des chances de remonter au ministère de Jésus et de faire écho à un événement que Jésus, ses disciples ou son auditoire ont interprété comme un miracle.
- Le contenu et la forme de ces récits
Avant danalyser les récits, il faut dabord clarifier lexpression « ressusciter des morts ». Notons que cette expression traduit deux verbes grecs du Nouveau Testament, egeirô (se réveiller) et anistêmi (se mettre debout). Mais cette expression est ambiguë, car elle est utilisée pour décrire deux réalités tout à fait différentes quant au contenu et à quant la forme littéraire.
- « Ressusciter des morts » renvoie dabord à laction de Jésus qui a ramené à la vie des gens qui étaient récemment décédés.
- Le contenu de cette résurrection est très clair : il sagit simplement de revenir à la vie sur terre, à ses activités quotidiennes, à sa situation antérieure, avec la restriction davoir à mourir de nouveau. Ainsi, le retour à la vie nest que temporaire.
- La forme littéraire de ces récits suit exactement la même structure quun récit de guérison : 1) présentation de la situation pénible; 2) une parole ou un geste de Jésus, suivi de la confirmation du changement; 3) réaction de lauditoire. Ainsi, la ressuscitation des morts nest quun cas de guérison de maladie, une maladie extrême.
- « Ressusciter des morts » renvoie à la résurrection par excellence, celle de Jésus.
- Le contenu est totalement différent, puisque Jésus ne revient pas à la vie sur terre ou à sa situation antérieure, mais il passe à un autre monde, celui de Dieu; il ne mourra plus jamais. De plus, cette résurrection nest pas loeuvre de Jésus lui-même, mais celle de Dieu : les textes du Nouveau Testament affirment clairement que cest Dieu qui la fait surgir de la mort (1 Thess 1, 10; Gal 1, 1; 1 Co 6, 14; etc.).
- La forme est également différente, puisquil nexiste aucune narration de la résurrection de Jésus. On trouve deux types de récit post-résurrection : dabord la découverte du tombeau vide, puis les récits où Jésus est vu par certains témoins. Dans les deux types, on ne décrit pas la résurrection, on fait seulement une proclamation.
En raison même des limites de notre méthode, nous naborderont que le premier type de ressuscitation des morts.
- La tradition marcienne : la ressuscitation de la fille de Jaïre (Mc 5, 21-43 || Mt 9, 18-26 || Lc 8, 40-56)
- Le travail rédactionnel de Marc sur le récit traditionnel
Les biblistes sentendent pour dire que la version de Marc de ce récit est la plus ancienne, alors que Matthieu la abrégé et Luc la réécrit pour ladapter à son agenda théologique. Comme nous lavons vu, le récit de Marc est imbriqué avec celui de la guérison de lhémorroïsse, mais les deux récits étaient indépendants dans une phase précédente.
On remarque le travail rédactionnel de Marc au v. 21 (Et, Jésus ayant traversé de nouveau dans la barque vers lautre côté, une foule nombreuse se rassembla près de lui, et il était au bord de la mer) qui sert de transition avec ce qui précède. Le v. 24 est un autre candidat au travail rédactionnel de Marc (Et il sen alla avec lui et une foule nombreuse le suivait et le pressait), car il sert simplement de pont avec le récit de lhémorroïsse qui doit toucher furtivement Jésus. Et à lorigine, le v. 35 (Comme il parlait encore...) devait suivre le v. 23 (le chef de synagogue le supplie instamment...), puisquil ny avait pas le récit de lhémorroïsse. Marc a également ajouté la présence de Pierre, Jacques et Jean, les trois disciples favoris, qui sont pour lui les témoins des révélations secrètes de Jésus. Il est également surprenant de voir Jésus allé auprès de lenfant non pas seul, mais avec les parents et ses trois disciples favoris : ils jouent sans doute un rôle de témoin. Enfin, la finale est tout à fait bizarre et en porte-à-faux : demander le silence pour que personne ne le sache est absurde, quand on voit toute la foule autour de la maison et quelle observe lenfant marcher; cest la main de Marc qui répète un de ses thèmes.
Mais ce travail rédactionnel de Marc et les inconsistances du récit quil entraîne démontrent quil reprend un récit plus ancien. De plus, la présence du mot araméen talitha koum (jeune fille, lève-toi), qui doit être traduit pour le public grec, indique que Marc réutilise un récit quil na pas créé.
- La forme et le contenu de base du récit traditionnel
22 Arrive alors un des chefs de synagogue, nommé Jaïre, qui, le voyant, tombe à ses pieds 23 et le prie avec instance: "Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour quelle soit sauvée et quelle vive." 35 Tandis quil parlait encore, arrivent de chez le chef de synagogue des gens qui disent: "Ta fille est morte; pourquoi déranges-tu encore le Maître?" 36 Mais Jésus, qui avait surpris la parole quon venait de prononcer, dit au chef de synagogue: "Sois sans crainte; aie seulement la foi." 38 Ils arrivent à la maison du chef de synagogue et il aperçoit du tumulte, des gens qui pleuraient et poussaient de grandes clameurs. 39 Étant entré, il leur dit: "Pourquoi ce tumulte et ces pleurs? Lenfant nest pas morte, mais elle dort." 40 Et ils se moquaient de lui. Mais les ayant tous mis dehors, il prend avec lui le père et la mère de lenfant, ainsi que ceux qui laccompagnaient, et il pénètre là ou était lenfant. 41 Et prenant la main de lenfant, il lui dit: "Talitha koum", ce qui se traduit: "Fillette, je te le dis, lève-toi!" 42 Aussitôt la fillette se leva et elle marchait, car elle avait douze ans. Et ils furent saisis aussitôt dune grande stupeur. 43b Et il dit de lui donner à manger.
Il est impossible de reconstruire la forme la plus ancienne du récit, dautant plus que la présence dun mot araméen pointe vers un original araméen. Néanmoins, le contenu et la forme originale sont suffisamment clairs pour quon puisse repérer les trois parties habituelles dun récit de miracle: 1) la rencontre avec Jésus et présentation du problème (vv 22-23.38-40); 2) laction de Jésus et constatation des résultats (vv 41-42ab); 3) réaction de la foule (42c)
Il est difficile de déterminer si 43b faisait partie du récit originel. Mais puisque le récit concernait dès lorigine une ressuscitation des morts, on peut penser que la demande de lui donner à manger faisait partie du récit, une façon de montrer quil ne sagit pas dun fantôme, mais dun être vivant. On peut également penser que la forme originelle du récit était plus brève dans la première partie et que celle-ci a été allongée à mesure quon a répété le récit. Enfin, notons que les trois évangélistes sentendent sur une chose malgré leur différence : au tout début, personne nose demander à Jésus de ressusciter un mort; le récit originel devait avoir en quelque sorte une transition pour quon puisse passer de quelquun de malade à quelquun qui est mort.
- Une forme encore plus ancienne du récit?
Nous pensons avoir atteint la forme la plus ancienne du récit telle que le permet létude critique. Malgré tout, certains biblistes prétendent pouvoir aller plus loin en isolant un récit de guérison, avant quil nait été transformé en récit de ressuscitation des morts. Lun deux est R. Pesch qui croit que le nom symbolique de Jaïre et le cycle des prophètes Elie et Élisée ont influencé le récit originel pour quil devienne un récit de ressuscitation des morts.
Il y a quatre objections à cette théorie.
- Dans le monde ancien juif, il est très commun que des personnes portent des noms théophores, i.e. qui expriment de façon concise la foi en une action particulière de Dieu, comme Jaïre (Dieu illumine), Isaïe (Dieu sauve), Ézéchiel (Dieu donne des forces). On voit mal comment le nom de Jaïre, très connu dans lAncien Testament, ait contribué à transformer un récit de guérison en une ressuscitation des morts. Selon Pesch, quand Jésus invite Jaïre à avoir la foi, il lui dit implicitement de croire au nom quil porte, i.e. Dieu réveillera. Franchement, cela est pas mal tiré par les cheveux.
- Cest à tort que Pesch prétend que le récit de Jaïre nest autrement attesté nulle part ailleurs. Il oublie le récit de la ressuscitation de Lazare qui commence par lannonce de sa maladie et se poursuit par lannonce de sa mort. Et les recherches approfondies du récit de Lazare démontre que le récit originel était une ressuscitation des morts.
- Quant au parallèle avec le cycle dÉlie et Élisée, Pesch lui-même reconnaît quil nest pas clair et quil est indirect. Nous pourrions ajouter que nous sommes dans un registre différent, puisque les personnes sont déjà mortes quand les requérants demandent aux prophètes dintervenir. Il faudrait plutôt rapprocher le cycle dÉlie et Élisée de la ressuscitation de Tabitha par Pierre dans les Actes des Apôtres.
- Notre dernière objection provient de la question fondamentale : parmi tous les récits de guérison de Marc (et on pourrait ajouter : parmi tous les récits des évangiles), pourquoi y a-t-il seulement ce récit qui aurait été transformé dun récit de guérison en un récit de ressuscitation des morts?
Dans le récit, on ne peut trouver aucune donnée qui puisse appuyer lidée dune transformation dun récit de guérison en un récit de ressuscitation des morts. Certains critiques font une erreur de méthode, parce que derrière la tête ils portent la question : quest-ce qui sest vraiment passé? Ceci est une toute autre question. Notre approche est de commencer dabord par examiner le texte dans sa forme actuelle et de tenter didentifier par la suite des stades plus anciens, pour enfin poser la question de la référence à des événements de la vie de Jésus. Bien sûr, il est possible que lévénement originel soit une guérison et que dans ses différents stades le récit se soit transformé en ressuscitation des morts. Mais dans létat actuel de la recherche, la forme la plus ancienne du récit en est une de ressuscitation des morts.
- Est-ce que le récit remonte au ministère de Jésus?
Un certain nombre déléments du récit appuient lidée dune tradition très ancienne qui remonte probablement à lépoque de Jésus.
- Cest un trait assez unique que le requérant soit nommé : Jaïre. On ne trouvera aucun cas semblable dans tout le reste du Nouveau Testament, même si le requérant joue parfois un rôle important. De plus, on apprend quil est un chef de synagogue, rôle pas très apprécié des chrétiens qui étaient en conflit avec les synagogues juives. Matthieu ne sest pas gêné pour modifier son titre à celui vague de « chef ».
- Jésus prononce les mots araméens : « talitha koum » (jeune fille, lève-toi). Dans les récits de miracles, avec « ephphata » (ouvre-toi, Mc 7, 34), ce sont les seuls mots araméens, la langue de Jésus. On peut ajouter quil sagit probablement dun araméen populaire, puisque laraméen correct exigeait quon dise « koumi », la forme féminine du verbe à limpératif; le langage quotidien avait fini par ne plus prononcer le i final. De plus, le récit ancien contient un certain nombre de sémitismes.
- Le récit de base ne contient aucun titre christologique que les premiers chrétiens ont eu tendance à ajouter après coup. Jaïre donne à Jésus le titre de maître, un titre commun à lépoque.
- On peut aussi utiliser le critère dembarras et de discontinuité pour montrer lancienneté du récit. Tout dabord, la scène décrit une foule qui se moque (gr. kategelôn) de Jésus, lui qui a fait tant de merveilles. Jamais dautres récits de miracle ne font allusion à de telles moqueries, même de la part dincroyants. Puis, Jésus pose un geste surprenant, celui de jeter tout le monde dehors (autos de ekbalôn pantas), tel un pugiliste ou, pour utiliser un terme anglais, un « bouncer ». Ce détail était si gênant que Matthieu sest contenté de dire que la foule a été mise dehors, sans préciser comment, et Luc a éliminé ce détail.
Aucun de ces éléments en lui-même nest suffisant pour démontrer lancienneté du récit. Cest plutôt leur convergence qui nous amène à dire que le récit remonte à un événement de la vie publique de Jésus et nest pas une création de lÉglise primitive. Quest-ce qui sest réellement passé? Il est possible que la fille de Jaïre fût tout près de la mort, et que des disciples enthousiastes aient interprété lévénement comme une ressuscitation des morts. Mais cela, on ne le saura jamais. Lapproche historique que nous avons prise nous oblige à demeurer vague et à dire : la couche la plus ancienne du récit montre que Jésus ou ses disciples ont perçu cette action comme une ressuscitation des morts.
- La tradition lucanienne : la ressuscitation du fils de la veuve de Naïn (Lc 7, 11-17)
- La place de ce miracle dans le cadre plus large du récit
Notons tout de suite que ce récit est unique et propre à Luc. Le contexte est celui du ministère de Jésus en Galilée où Jésus, par ses miracles, montre la compassion de Dieu pour les gens. Juste avant notre récit, Jésus a guéri à distance lesclave du centurion à Capharnaüm. Et maintenant, à la porte du village de Naïn, il est ému de compassion devant une veuve qui vient de perdre son fils unique. La ressuscitation du fils unique amène la foule à sécrier : « Un grand prophète sest levé parmi nous, Dieu a visité son peuple ». Cette scène est suivie par la réponse de Jésus aux envoyés de Jean Baptiste qui lui demande sil est vraiment le plus fort qui doit venir tel que prophétisé par le Baptiste : « Allez rapporter à Jean ce vous avez vu et entendu : les aveugles voient... les morts ressuscitent... ». Et le contexte se termine avec la scène où Jésus est invité chez un Pharisien et où il dit à une femme pécheresse en pleurs qui lui arrose ses pieds de parfum : tes péchés sont remis, au grand scandale de son auditoire.
Dans ce cadre, Luc développe des thèmes théologiques importants, et en particulier sa vision de lhistoire du salut. Il reprend le prophète Isaïe (Is 40) pour montrer que le salut annoncé se réalise maintenant en Jésus, un grand prophète qui surpasse les grands prophètes de lhistoire comme Élie et Élisée qui ont aussi opéré des ressuscitations, un salut qui sadresse dabord aux pauvres comme la veuve et aux pécheurs comme la pécheresse chez le Pharisien, un salut qui ne sadresse pas seulement aux Juifs, car il rejoint également des Gentils comme le centurion. Laction de Jésus montre que Dieu est en train de visiter son peuple, un thème cher à Luc.
- Tradition et rédaction dans le récit de Naïn
En observant combien le récit de la veuve de Naïn cadre bien avec le propos littéraire et théologique de Luc, on peut se poser la question sil na pas inventé lui-même cette histoire, par exemple en réutilisant les ressuscitations dÉlie et Élisée ou le récit de la fille de Jaïre ou encore la ressuscitation de Tabitha par Pierre quon trouve dans les Actes des Apôtres. Examinons de près ces trois points.
- Le cycle des prophètes Élie et Élisée du livre des Rois de lAncien Testament nous présente deux prophètes itinérants de Galilée célèbres pour avoir ressuscité des morts.
- Dune part, nous avons Élie (1 R 17, 7-24) qui rencontre une veuve en détresse à la porte de Sarepta, dont le fils (probablement unique) vient de mourir et à qui le prophète redonnera vie et rendra à sa mère, ce qui fera dire à celle-ci quil est un vrai prophète. Dautre part, nous avons Jésus qui rencontre une veuve en détresse à la porte de Naïn, dont le fils unique vient de mourir et à qui Jésus redonnera vie et rendra à sa mère, ce qui fera dire à la foule quun grand prophète sest levé parmi eux.
- Le récit du prophète Élisée (2 R 4, 8-37) ne nous offre pas le même parallèle : une femme mariée voit son fils mourir, un fils que lui avait promis Élisée alors quelle était stérile, et après linsuccès de lenvoyé du prophète pour le ramener à la vie, cest le prophète lui-même qui viendra le ressusciter.
- Dans le récit de la fille Jaïre, que Luc a emprunté à Marc, on note certains parallèles :
- Dans les deux cas, il sagit dun enfant unique
- Dans les deux cas, Jésus demande aux personnes en détresse darrêter de pleurer
- Dans les deux cas, la ressuscitation se produit en présence des parents et dautres personnes
- Dans les deux cas, Jésus enjoint de manière semblable à la personne décédée de revenir à la vie : jeune homme / jeune fille, je te le dis, lève-toi.
- Enfin, le récit de Tabitha dans les Actes des Apôtres (Ac 9, 36-43) contient certaines similarités avec le récit de la veuve de Naïn :
- Pierre interpelle la personne décédée en disant : Tabitha, lève-toi
- Le premier geste de la personne revenue à la vie est de sasseoir
Malgré la valeur de tous les parallèles que nous vous venons de relever, il faut mettre de lavant un certain nombre dobjections à lidée que Luc aurait simplement réutilisé tous ces récits.
- Les similarités ne peuvent gommer les grandes différences.
- Dans le cycle des prophètes Élie et Élisée, la relation entre la femme et le prophète existe depuis un certain temps et le prophète ninterviendra quavec linsistance de la femme, alors que Jésus rencontre pour la première fois la veuve de Naïn et cest lui qui prend linitiative dintervenir sans quelle le lui demande.
- La façon dont le miracle se produit est tout à fait différente : dune part, le prophète se rend seul dans la chambre de la personne décédée, prie dabord Dieu avant de sétendre à quelques reprises sur lenfant afin de le réanimer; dautre part, Jésus est accompagné de ses disciples et dune grande foule, il touche le catafalque et, sans prononcer de prière, il ordonne à lenfant de se lever.
- Les différences entre la fille de Jaïre et la veuve de Naïn sont aussi saisissantes.
- Il ny pas de demande de la part de la veuve, contrairement à Jaïre, car cest Jésus qui est ému de compassion et prend linitiative dintervenir
- Il ny a pas dexpression de foi de la part de la veuve, contrairement à Jaïre
- La foule acclame Jésus à Naïn, alors quelle se moque de Jésus dans le récit de la fille de Jaïre
- Enfin, on ignore le nom de la veuve, alors quon connaît le nom du père de la fille ressuscité, Jaïre
- Le récit de la ressuscitation de Tabitha par Pierre est surtout semblable à celui du cycle Élie-Élisée plutôt quà celui de la veuve de Naïn, à part la mention que lenfant ressuscité sassoit et que lévénement se répand dans la région. Mais surtout, Luc a modelé les Actes des Apôtres sur le récit évangélique, plutôt que linverse.
Ainsi, toutes ces différences rendent peu probable lidée que Luc aurait composé son récit en choisissant ici et là de manière éclectique des détails de ces autres récits, et en laissant tomber dautres. Mais il y a plus. On peut trouver dans le récit de la veuve de Naïn des éléments en faveur dune tradition pré-lucanienne, appelée L.
- Le premier élément est le nom même du village de Naïn, au sud de Galilée, un village par ailleurs totalement inconnu. Comment Luc qui, par ailleurs ne connaît pas bien la Palestine, connaîtrait-il lexistence de cet obscur village? Comment savait-il également que la ville avait des murs (i.e. le récit se passe à la porte du village), comme la révélé les fouilles archéologiques.
- Un autre élément est celui de tous les sémitismes qui parcourent le récit, en commençant par ses phrases simples jointes par un simple « et ». Cela est dautant plus surprenant que Luc a tendance à améliorer le style et le vocabulaire des sources quil emprunte à Marc.
- Quand la foule sécrit : un grand prophète sest levé parmi nous, elle se trouve à mettre Jésus dans le même panier que les autres grands prophètes comme Élie et Élisée; mais cela ne reflète pas du tout la christologie de Luc pour qui Jésus nest pas simplement « un » prophète, mais il est le plus grand de tous, comme le démontre lutilisation assez particulière chez lui de « Seigneur » pour parler de Jésus.
- Enfin, dans son évangile Luc évite les récits qui seraient des doublets, i.e. des variantes du même récit. Par exemple, pour la multiplication des pains, même si sa source en Marc contient deux récits de multiplication, il ne garde que le premier récit. Il en est de même pour les deux récits dune femme qui oint Jésus avec du parfum. Aussi, il apparaît peu probable que quelquun qui évite les doublets aurait créé volontairement un doublet dune ressuscitation des morts.
Bref, lhypothèse la plus probable pour expliquer que lévangile de Luc contienne deux récits de ressuscitation des morts est de postuler lexistence de deux sources différentes. Et dans le cas de la veuve de Naïn, Luc aurait eu entre les mains une source spéciale L et naurait pas créé de toute pièce ce récit.
- Lhistoire remonte-t-elle à Jésus?
La grande difficulté vient de ce que Luc est le seul à raconter cette histoire et son évangile date de la fin du premier siècle. De plus, on ne peut nier linfluence du cycles des prophès Élie et Élisée sur son récit. Aussi, un certain nombre de critiques bibliques concluent que Luc a inventé cette histoire. Par contre, on note que les récits de ressuscitations des morts sont très rares, que les autres évangélistes nen ont quun seul récit et nont pas tendance à les multiplier. Et en regard de la mention unique de Naïn et du nombre de sémitismes, nous concluons, quoiquavec certaines hésitations, que le récit remonte probablement à un incident relié à Jésus à Naïn.
- La tradition johannique : la ressuscitation de Lazare (Jn 11, 1-45)
- La place du miracle dans le récit plus long de Jean
- Ce récit représente un point culminant et le plus grand signe dans lensemble des signes du 4e évangile. Quand on regarde ce qui précède, on note que lévangile a créé un crescendo bien orchestré.
- Dun point de vue littéraire, Jean est passé progressivement de récits isolés de miracle (Cana, guérison du fils de lofficier royal) à des récits plus larges qui se terminent par un dialogue théologique, puis finalement un long récit dont le dialogue théologique fait partie intégrante. Dans ce dernier récit, on retrouve les grands thèmes de lévangéliste : la gloire de Dieu, la lumière et les ténèbres, la résurrection et la vie ainsi que lunion au Père.
- Dun pont de vue théologique, toutes les guérisons physiques visent un message principal que va clairement proclamer le dernier signe : Jésus est celui qui donne la vie, une vie pleine et heureuse, la vie même de Dieu.
- Quand on regarde ce qui suit, on perçoit le rôle fondamental de ce récit.
- Dun point de vue littéraire, le récit de Lazare va sceller le sort de Jésus : sa mort. En effet, dans les récits synoptiques cest la purification du temple par Jésus qui amènera les autorités juives à le traduire en justice, mais ici cest la ressuscitation de Lazare qui est la cause immédiate de son arrestation et de son exécution.
- Dun point de vue théologique, la ressuscitation de Lazare nest quun sursis par rapport à la mort, car il devra mourir de nouveau à une date future, car la mort a encore prise sur lui comme en témoigne la présence des bandelettes dont il faut le débarrasser. Par contraste, par sa résurrection Jésus accèdera à une vie pleine et divine sur laquelle la mort naura plus prise, comme en témoigne le linceul laissé derrière lui dans le tombeau. La ressuscitation de Lazare symbolise donc :
- La propre résurrection de Jésus le dimanche de Pâque
- La résurrection spirituelle du croyant qui reçoit lEsprit
- La résurrection des croyants aux derniers jours
- Tradition et rédaction dans le récit de Lazare
- Peut-on retrouver la tradition sous-jacente?
Le défi de retrouver cette tradition est dautant plus grande que le récit est truffé de vocabulaire et de théologie typiquement johannique. Beaucoup de biblistes reconnaissent derrière cette composition une tradition ancienne, mais se sentent impuissants à lisoler. Pour notre part, nous ne nous attèleront pas à une reconstruction précise, mais essaierons plutôt de reconstituer le contour général. Notre plan dattaque est dobtenir dabord une vue générale du contour littéraire, puis darticuler et dappliquer des critères permettant disoler la tradition de la rédaction, pour enfin essayer doffrir une approximation de la tradition qua eu en main lévangéliste.
- Le contour du texte
Le récit peut se diviser en 7 parties :
- Introduction : le double problème de la maladie de Lazare et de lattente de Jésus (1-6)
- Lazare a deux soeurs, Marthe et Marie, et il est malade
- En apprenant la maladie de Lazare, Jésus réplique de manière étrange que cette maladie ne conduit pas à la mort, mais manifestera la gloire de Dieu et de son fils
- Jésus demeure deux jours là où il se trouve.
- Deux dialogues de Jésus avec ses disciples (7-16)
- Premier dialogue : en invitant ses disciples à aller en Judée, Jésus rencontre leur opposition
- Deuxième dialogue : Jésus annonce que Lazare dort et sen réjouit, car cela amènera ses disciples à croire; puis quand il les invite à partir, Thomas répond en invitant les autres à partir et à mourir avec lui.
- Arrivée à Béthanie et deux rencontres avec les soeurs (17-32)
- Quand Jésus arrive, Lazare est depuis quatre jours au tombeau
- Jésus rencontre Marthe : quand Jésus lui déclare quil est la résurrection et la vie après quelle leut amicalement reproché davoir été absent, Marthe répond : « Tu es le messie, le fils de Dieu, celui qui vient en ce monde. »
- Jésus rencontre Marie : Jésus lappelle et celle-ci reprend les reproches de sa soeur.
- Jésus vient au tombeau, plein démotion (v 33-39a)
- Jésus est profondément ému
- Il demande denlever la pierre
- Deuxième rencontre de Jésus avec Marthe (39b-40) : elle mentionne lodeur, Jésus linvite à croire
- La ressuscitation de Lazare (41-44)
- Jésus prie le Père, puis appelle Lazare
- Lazare sort avec les bandelettes et le linceul
- Réactions (45-46)
- Positives : beaucoup de Juifs venus chez Marie croient
- Négatives : certains rapportent le miracle aux Pharisiens (transition vers la rencontre pour décider de sa mort)
Notons dabord que nous avons ici la structure habituelle dun miracle : (1) présentation du problème; (2) miracle accomplie par une parole ou une action, avec confirmation de sa réalité; (3) réactions ou conclusions.
Ensuite, lallongement de la structure habituelle dun miracle se produit ici complètement dans la première de ces trois parties (présentation du problème). De plus, lensemble Jn 11, 1-45 est maintenu ensemble par une série de mots clés et de phrases qui apparaissent tout au long du récit et créent un effet dinclusion sémitique, caractéristique du 4e évangile : le rôle dominant de Marthe (vv 1, 5, 20-26, 39-40), linvitation à aller en Judée (vv 7-10, 11-16), le leitmotiv théologique de la gloire (vv 4, 40) et de la foi (vv 15, 26-27, 40, 45).
- Critères pour discerner la main de lévangéliste
- Comme la forme primitive du récit a probablement circulé comme une unité indépendante, toute référence à des éléments antérieurs ou ultérieurs du texte évangélique provient de la plume de lévangéliste ou du rédacteur final
- Les énoncés théologiques mis dans la bouche de Jésus, tout particulièrement les thèmes quon retrouve sous une forme développée ailleurs dans lévangile, sont fort probablement loeuvre de lévangéliste
- La présence de différentes sutures ou interruptions explicatives, ou encore la répétition un peu gauche de certaines affirmations fondamentales, tout cela est le signe que lévangéliste retravaille une tradition reçue
- Enfin la présence importante du vocabulaire et du style littéraire que la critique rédactionnelle associée au 4e évangile peut indiquer loeuvre de la plume de lévangéliste
- Lutilisation de ces critères pour isoler la tradition de la rédaction
- Critère 1 : références à des éléments antérieurs ou ultérieurs de lévangéliste
- Jn 11, 2 interrompt la narration pour identifier Marie comme étant la femme qui a versé de la myrrhe sur les pieds de Jésus, ce qui est en fait une anticipation de ce qui se passera plus tard en Jn 12, 1-8; cet anachronisme présuppose la composition générale de lévangile et la composition particulière de Jn 12, 1-8. Certains biblistes suggèrent même que la présence du mot « Seigneur » dans le récit trahit la main du rédacteur final (celui qui a écrit Jn 21), car lévangéliste évite habituellement ce mot dans ses narrations à la 3e personne.
- Le dialogue de Jn 11, 7-8 entre Jésus qui invite les disciples à aller en Judée et ceux-ci qui manifestent leur étonnement est incompréhensible si on ne connaît pas le récit précédent de Jn 10 : Jésus y proclame au temple que le Père et lui ne sont quun, ce qui provoque la colère des Juifs qui veulent le lapider et oblige Jésus à fuir en Jordanie; dailleurs lexpression « les Juifs » désignent ici les autorités hostiles de Jérusalem, comme on le retrouve un peu partout dans son évangile, alors que dans le reste du récit de Lazare lexpression est plus neutre, si bien quelle désignera un certain nombre qui croiront en lui
- Le v. 16 où Thomas se montre prêt à mourir avec Jésus forme une inclusion avec les v 7-8 où Jésus invite ses disciples à se rendre en Judée malgré le risque de lapidation, et nest compréhensible quà la lumière du chapitre 10. Tout cela révèle loeuvre rédactionnelle de lévangéliste et est un peu en porte-à-faux par rapport au 2e dialogue de Jésus et ses disciples des vv 9-15 où toute lattention porte sur le quiproquo du sommeil-mort de Lazare.
- Le dernier candidat pour être considéré comme un ajout rédactionnel est la réaction des Juifs aux vv 36-37 à la vue de ses larmes (v 35). Alors que certains y voient un signe de son amitié, dautres lui reprochent de navoir pas agi comme il la fait pour laveugle-né au chapitre 9. Cette référence à un récit ultérieur est une construction de lévangéliste, de même que le v. 36 qui a servi de mise en scène pour cette réaction.
Lapplication de ce critère nous donne ceci : les vv 2, 7-8, 16 et 36-37 sont des additions rédactionnelles de lévangéliste pour raccorder son récit aux chapitres 9 (aveugle-né), 10 (hostilité des Juifs qui veulent le lapider) et 12 (lonction de Marie à Béthanie).
- Critère 2 : les mini discours ou dialogues annonçant des thèmes théologiques majeurs développés ailleurs dans lévangile est probablement loeuvre de lévangéliste
- Un premier candidat se retrouve aux vv 9-10 où Jésus évoque limportance de marcher à la lumière pour éviter de trébucher. Sil ny avait pas les vv 7-8 (danger dêtre lapidé en se rendant en Judée), que nous avons considérés comme rédactionnels, ces versets nauraient aucun sens; ils forment donc avec eux une certaine unité. La clé pour les comprendre se trouve dans la « loi de lheure », cette obligation venant de Dieu daccomplir certaines choses dans le temps, typique du 4e évangile (Tant quil fait jour, il nous faut travailler aux oeuvres de Celui qui ma envoyé, Jn 9, 4). Ainsi, Jésus doit poursuivre son oeuvre, même si elle implique des risques.
Mais comme cela est typique également du 4e évangile, la métaphore lumière/obscurité se déplace à un 2e niveau plus profond, celui de la foi en Jésus, lumière du monde. Quiconque saisit lopportunité de la présence de Jésus pour croire en lui, ne trébuche pas. Quiconque sy refuse se retrouve sans lumière en lui et trébuche. Mais ce thème théologique lumière/obscurité, important pour lévangéliste et lié aux vv 7-8, est en porte-en-faux dans le contexte du récit de Lazare où le thème dominant est plutôt celui de la mort-vie, et est donc une intrusion opérée par lévangéliste.
- Un deuxième candidat se trouve aux vv 21-27. Nous avons ici un chef-doeuvre théologique dans lequel le 4e évangile excelle. Tout dabord, en reprochant à Jésus son absence, Marthe perçoit Jésus comme un faiseur de miracles. Puis, quand Jésus lui annonce que son frère ressuscitera, Marie répond en répétant la foi dIsraël dune résurrection générale à la fin des temps. Cest à ce moment que Jésus élimine lambiguïté et lui propose un niveau de foi beaucoup plus profond : ce qui était promis pour la fin des temps se réalise aujourdhui même, puisquil est la résurrection et la vie, que la vie quil offre par la foi est la vie même de Dieu, une vie sur laquelle la mort physique nau aucune prise. Nous sommes devant la vision théologique de lévangéliste, une théologie appelée haute, puisquelle met laccent sur leschatologie réalisée et la préexistence de Jésus; cest dailleurs ce que signifie lexpression « celui qui vient dans le monde ». À travers la confession de foi de Marthe, lévangéliste nous présente la personne chrétienne idéale, celle pour laquelle il a écrit son évangile.
- Au v. 4, nous avons une construction typique de lévangéliste, i.e. une affirmation négative suivie dun « mais... afin que » (Cette maladie nentraîne pas la mort, mais vise à montrer la gloire de Dieu, afin que par elle vous voyez la gloire du fils de Dieu). Lauteur veut dentrée de jeu donner son interprétation du récit de Lazare. Nous retrouvons la même structure au v. 15 (Je me réjouis pour vous de ne pas avoir été là, afin de vous emmener à la foi). Enfin, au v. 40 lauteur associe deux mots, gloire et foi (Ne tai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?) qui nont été associé quaux noces de Cana (2, 11 : Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui). Cest une façon pour lévangéliste de faire une inclusion à la fois avec le v. 15 et les noces de Cana. Il faut également voir la main du rédacteur dans le v. 39b qui ne vise quà introduire le v. 40.
- Le v. 5 serait également de la main de lévangéliste, car il cherche à dissiper un malentendu provoqué par le v. 4 où Jésus ne se presse pas daller au secours de Lazare : Jésus aimait (imparfait, pour accentuer la durée dans le temps) Marthe et sa soeur et son frère Lazare.
- Les vv 4-16 seraient probablement loeuvre de la pensée créatrice de lévangéliste. Les disciples ne jouent aucun rôle dans le récit et réapparaissent soudainement au v.7 (absents depuis Jn 9, 2) pour simplement jouer le rôle de faire valoir à la théologie de Jésus. Cet ensemble reflète les idées et le vocabulaire du 4e évangile, la seule exception étant le v. 6 qui pourrait faire partie de la tradition (À la nouvelle de sa maladie, Jésus demeura donc deux jours à lendroit où il se trouvait).
- Critère 3 : les signes de contradiction, les tensions, les répétitions gauches et les interruptions dans le cours du récit, ou la confusion dans le texte pourrait indiquer la main du rédacteur retravaillant une tradition.
- Le v.5 (Jésus aimait Marthe et sa soeur et son frère Lazare), comme nous lavons déjà mentionné, interrompt le flot du récit et ne vise quà dissiper lambiguïté sur le peu dempressement de Jésus à se rendre auprès de Lazare.
- Le v. 18 (Béthanie est située près de Jérusalem, à environ quinze stades (trois kilomètres)) est une parenthèse servant de note explicative. Daprès plusieurs biblistes, le récit originel de Lazare a dabord circulé dans le milieu de Jérusalem, et donc navait pas besoin de précision sur la localisation de Béthanie. Mais par la suite ce récit a circulé dans le milieu du Proche Orient, et cest à ce moment quon a senti le besoin de préciser le lieu. Quand lauteur du 4e évangile a eu en main ce récit, ce dernier contenait probablement déjà cette précision.
- Les références aux sentiments profonds de Jésus sont répétitives. Au v. 33 Jésus eut lesprit courroucé (enebrimesato, littéralement : sébrouer) et fut troublé en lui-même. Puis, au v. 38 on répète la même idée : Jésus était courroucé intérieurement.
- Critère 4 : la présence lourde du vocabulaire et du style typique de lévangéliste peut aider à confirmer les résultats obtenus par lapplication des trois premiers critères. Ce vocabulaire a déjà été identifié : les Juifs comme groupe hostile, la lumière, la gloire associée à la foi, lheure, Jésus comme celui qui vient dans le monde.
- Tirer dautres conclusions
- Le personnage de Marthe apparaît comme une addition secondaire au récit. Remarquons que cest Marie qui est nommée au début comme à la fin du récit et la conclusion insiste pour dire que cest à cause de Marie que les Juifs sont venus et ont cru en Jésus en raison de ce quil a fait.
- Le v.5 (Jésus aimait Marthe et sa soeur et son frère Lazare) apparaît comme un effort du rédacteur pour renverser ce rôle central de Marie en taisant son nom, pour promouvoir le rôle quil veut faire jouer à Marthe.
- En reconnaissant que le rédacteur final du 4e évangile a ajouté les épisodes autour de Marthe en raison de son agenda théologique, et donc en éliminant de notre récit tout référence au personnage de Marthe, nous nous retrouvons avec un texte beaucoup plus coulant, et surtout la scène de la rencontre de Jésus et de Marie retrouve tout son sens : Marie lui reproche gentiment son absence, puis ses pleurs et ceux de ses proches amènent Jésus à demander où se trouve le tombeau et à enlever la pierre, et la scène se termine avec le miracle et la réaction de la foule. Cest la structure typique dun récit de miracle.
- Le résultat de la reconstruction dune tradition pré-évangélique
Nous sommes maintenant en mesure de reconstituer le récit pré-évangélique. Les versets entre parenthèses représentent ceux dont le statut nest pas clair. Ils ont pu être ajoutés à un stade ultérieur dans la formation de la tradition, mais avant que lévangéliste commence son travail éditorial.
Il y avait un homme malade, Lazare de Béthanie, du même village que sa soeur Marie. Sa soeur lui envoya ce message : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. » À la nouvelle de sa maladie, Jésus demeura donc deux jours à lendroit où il se trouvait.
[Addition secondaire possible à la tradition : Ensuite, après cela, il dit à ses disciples : « Lazare, notre ami, sest endormi, mais je vais aller le réveiller. » Ses disciples lui disent alors : « Seigneur, sil sest endormi, il sen portera bien. » Jésus avait en fait parlé de sa mort. Mais eux croyaient quil parlait de lassoupissement du sommeil. Alors Jésus leur dit clairement : « Lazare est décédé. Allons maintenant vers lui. » ]
Après être parti [pour Béthanie], Jésus le retrouva alors quil était depuis quatre jours au tombeau. Beaucoup de Juifs étaient venus chez Marie pour la soutenir dans le deuil de son frère. [Marie était assise à la maison.] Quand entendit [larrivée de Jésus], elle se leva aussitôt et se mit en marche vers lui. [Jésus nétait pas encore arrivé au village.] Or les Juifs qui se trouvaient avec elle dans la maison pour la soutenir, en voyant Marie se lever brusquement et sortir, la suivirent, simaginant quelle allait au tombeau pour y pleurer.
Quand Marie arriva où se trouvait Jésus et le vit, elle se jeta à ses pieds en disant : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort. » En la voyant ainsi pleurer de même que les Juifs qui laccompagnaient, Jésus eut lesprit courroucé. Alors il demanda : « Où lavez-vous déposé? » On lui répondit : « Seigneur, viens voir ».
Jésus se rend au tombeau. Il y avait une grotte, et une pierre posée sur elle. Jésus dit : « Enlevez la pierre. » On enleva donc la pierre. Jésus cria dune voix forte: « Lazare, viens ici, dehors! » Celui qui était mort sortit [les pieds et les mains liés de bandelettes, et son visage enveloppé très serré par un linceul]. Jésus leur dit : « Détachez-le et laissez-le aller. » Alors, beaucoup de Juifs, qui étaient allés chez Marie et avaient vu ce quil avait fait, crurent en lui.
Malgré certaines divergences, le coeur de cette reconstruction fait consensus chez les biblistes.
- Une version de la tradition sur Lazare encore plus ancienne?
Il est possible quà lorigine existe un récit encore plus court que celui que nous avons reconstruit. Cest ce que propose Gérard Rochais. Mais certaines de ses présuppositions sont difficilement acceptables, comme un récit fixe mis par écrit dans une source des signes, ou encore la présence de personnages totalement anonymes. Cest vrai que la présence de noms personnels, à part des disciples immédiats, est extrêmement rare dans les miracles synoptiques : il y a seulement Bartimée comme récipiendaire, et Jaïre comme demandeur. Dans lévangile de Jean, le maître du repas et le marié aux noces de Cana, et surtout laveugle-né qui joue pourtant un rôle si important, demeurent anonymes. Cependant, le critère de discontinuité nous amène à penser que les noms de Lazare et de Marie nont pas été ajoutés après coup, mais font partie du récit originel.
- Une influence de la tradition lucanienne?
Les partisans dun récit qui ne remontent pas à un événement de la vie de Jésus et comportant seulement des personnages anonymes font appel à la tradition de lévangéliste Luc, appelé « L », pour expliquer lorigine des noms de Lazare et Marie.
- Il y a dabord la parabole du riche et de Lazare (Lc 16, 19-31). Rappelons-nous du récit. Un pauvre du nom de Lazare, couvert dulcères, git devant le porche de la demeure dun homme riche qui fait bombance. À leur mort, leur situation est complètement renversée : Lazare vit le bonheur auprès dAbraham, tandis que lhomme riche, dans la souffrance, demande à Abraham de lui envoyer Lazare avec un peu deau, ce qui lui est refusé sous prétexte quun mur infranchissable existe entre les deux situations. De nouveau, lhomme riche demande à Abraham denvoyer Lazare avertir ses cinq frères de ce qui les attend sils ne se convertissent pas, mais Abraham répond que la parole dun mort revenu à la vie ne pourra pas les convaincre sils nécoutent pas dabord Moïse et les prophètes. Ainsi les partisans de linfluence de Luc sur le récit de Jean pointent du doigt des points de connexion : le nom de Lazare, le fait que Lazare ne dit aucun mot et ne produit aucune action, mais est simplement quelquun dont on parle, et la mention dun mort qui revient à la vie.
Cette argumentation a un certain mérite, dautant plus quon note par ailleurs une certaine fécondation croisée entre les deux évangiles (par exemple, le récit de la pêche miraculeuse qui leur est propre). Cependant, les similarités sarrêtent ici, et les différences sont significatives : dabord, Lazare nest pas du tout pauvre, puisque sa maison est assez grande pour héberger une famille élargie, quil peut se payer à sa mort un tombeau scellé, et que Marie se permet de verser sur les pieds de Jésus un parfum valant 300 jours de salaire dun ouvrier; de plus, on cherchera en vain dans le récit de Jean un personnage antithétique comme dans la parabole de Luc; enfin, tout se passe en ce monde dans le récit de Jean, alors quune partie du récit se passe dans lau-delà chez Luc. Attardons-nous à deux points des tenants de linfluence de Luc.
- Regardons dabord le nom de Lazare. Cest une version raccourci dEléazar, un nom extrêmement commun dans le monde juif de la période de Jésus. Il signifie : Dieu aide. Or, cest un précédent quune parabole donne le nom dun des personnages, comme on le voit chez Luc. Cest unique dans tout le Nouveau Testament. Luc aurait-il voulu inventer un nom thématique à partir du thème du récit? Si cétait le cas, il aurait plutôt choisi un nom comme Menahem (Dieu console) ou Tobie (la bonté de Dieu). Mais de toute façon, Luc sadressait à un public grec qui naurait rien compris au sens des noms. Bref, le nom de Lazare dans la parabole est plus un problème quune solution.
- Le deuxième point fort de largumentation est la mention dun mort revenant à la vie dans la parabole lucanienne du riche et de Lazare. Plusieurs points dobservation simposent ici :
- La parabole du riche et de Lazare comporte deux parties indépendantes, dabord le fait dun riche et dun pauvre qui voient leur situation complètement renversée dans lau-delà, un thème quon retrouve dans le folklore égyptien, suivi dun récit qui affirme quun coeur endurci qui nécoute pas les Écritures ne sera pas davantage convaincu de changer de vie par un mort revenu à la vie, un thème quon retrouve dans la littérature juive tardive; ces deux parties pourraient exister lun sans lautre.
- Cette différence dans les deux parties est accentuée si on observe que la première partie ne contient aucune exhortation morale : on ne dit pas que le riche a mal agi, on dit simplement que dans lau-delà les situations sont renversées, comme on dirait quen été lhémisphère nord a chaud, et quen hiver cest à son tour davoir froid. Par contre, la deuxième partie contient un vocabulaire clairement moral : mais le problème nest pas du tout celui de la richesse, mais celui dun méchant, riche ou pauvre, qui sera puni sil ne se repent pas.
- En notant la différence de thèmes des deux parties, la différence dans larrière-plan folklorique, et la différence dans le ton moral, nous sommes amenés à penser que les deux parties ont existé indépendamment et que cest Luc qui les a mises ensemble au moment décrire son évangile. Et comme cet évangile a été écrit presquà la même époque que celle de Jean, on voit mal comment il aurait pu exercer une influence sur le récit de la ressuscitation de Lazare.
- Une plus grande difficulté nous vient du v.31 de la parabole (Sils nécoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelquun ressuscite des morts ils ne seront pas convaincus). Tout dabord ce verset de Luc entre en complète contradiction avec le v. 45 de la ressuscitation de Lazare qui affirme au contraire que beaucoup de Juifs se sont mis à croire en le voyant revenir à la vie. De plus, la parabole de Luc ne parle jamais de ramener Lazare sur terre, lui qui se trouve bien avec Abraham, mais davertir les cinq frères sous quelque forme dapparition prémonitoire; le v.31 qui mentionne la résurrection des morts ne fait nullement allusion à Lazare. Enfin, le vocabulaire du v.31 de la parabole est typiquement lucanien, comme le mot « ressusciter » (anistêmi), un de ses mots favoris, le mot « être convaincu » (peisthêsontai), lexpression « Moïse et les prophètes ». Bref, cette finale est clairement le résultat de loeuvre rédactionnelle de Luc, et comme il a écrit son évangile presquen même temps que Jean, on voit mal comment il aurait pu influencer le récit de la ressuscitation de Lazare.
- Quant au récit de Marthe et Marie de Luc (Lc 10, 38-42), il a peut-être exercé une influence à travers la tradition orale sur le récit de lonction de Jésus à Béthanie (Jn 12, 1-8), mais pas sur notre récit de la ressuscitation de Lazare : dabord le récit de Luc ne mentionne pas Lazare, puis la tradition originelle de la ressuscitation de Lazare navait pas le personnage de Marthe.
- Conclusion
Le récit de la ressuscitation de Lazare nest pas une pure création de lévangéliste. Il a circulé de manière indépendante et a connu plusieurs modifications avant de parvenir à lévangéliste. La présence de noms propres et de la mention dun lieu précis nous amène à penser que le récit reflète peut-être un incident quelconque dans la vie du Jésus historique. Cependant on ne peut répondre à la question : quest-ce qui sest passé exactement? Il est possible quil sagisse dun récit de guérison par Jésus de Lazare atteint dune maladie mortelle qui a évolué en récit de ressuscitation des morts. Mais on ne trouve aucune indication dans lhistoire de la tradition que le récit ait existé comme un récit de guérison plutôt quun récit de ressuscitation. Nous croyons que le récit de Jn 11, 1-45 remonte à un événement impliquant Lazare, un disciple de Jésus, et que les disciples de Jésus ont cru à cette même période que cet événement était un miracle de ressuscitation des morts. Et il ne faut se surprendre que ce récit soit inconnu des Synoptiques : Jean et les Synoptiques signorent mutellement.
- La tradition Q : Jésus affirme que « les morts ressuscitent » (Mt 11, 5 || Lc 7, 22)
Tout au long de notre analyse des divers récits de miracle, nous nous sommes référés à cette source comme critère dattestations multiples. Il en va de même ici pour la ressuscitation des morts. Ainsi, ce fait peut sappuyer non seulement sur de multiples sources (Marc, L, Jean et Q), mais également de multiples formes littéraires (récits et discours). Et on ne peut dire que cest un élément secondaire dans la source Q, puisquil nexiste aucun récit de ressuscitation des morts dans cette source, et donc ne peut venir de linfluence dun tel récit. Ainsi, cette tradition remonterait au ministère de Jésus et ne serait pas une création chrétienne.
Malgré tout, certains milieux académiques ont tenté de neutraliser cette source en utilisant trois approches différentes.
- Lensemble de ces paroles (Mt 11, 5-6) seraient loeuvre de la première génération chrétienne. Contre cette idée, nous avons déjà démontré plus tôt que cette péricope est authentique. Contentons-nous de résumer nos arguments.
- La terminologie messianique utilisée par les premiers chrétiens est absente du texte et on ne trouve que celle de lespoir eschatologique
- Il ny a aucune indication dans le texte que le Baptiste considèrerait Jésus comme celui qui doit venir
- La réponse de Jésus ne contient aucun des titres christologiques utilisés par les premiers chrétiens, mais se limite aux effets de son ministère sur Israël
- Derrière la béatitude qui conclut la parole de Jésus (Heureux qui ne sempêchera pas de croire à cause de moi), il y a un appel discret mais urgent adressé à Jean à surmonter ses espoirs déçus
- La scène se termine sur un silence embarrassant sur le Baptiste : on ne sait pas sil a accepté les arguments de Jésus
Ainsi, il nexiste aucun indice que la prédication chrétienne aurait eu une influence sur ce texte. Le fardeau de la preuve revient donc aux tenants dune pure création chrétienne.
- On a également tenté de neutraliser ce passage en disant quune bonne partie est authentique, mais que la mention de la ressuscitation des morts serait secondaire. Cet argument ne tient pas la route pour plusieurs raisons.
- Si cest un élément secondaire, il a dû être ajouté très tôt, puisquon le retrouve de manière indépendante chez Matthieu et Luc
- Comment expliquer un tel ajout après coup, alors que la source Q na pas de récit ressuscitation pour influence un tel ajout?
- Aux tenants de largument de discontinuité par rapport au texte du prophète Isaïe (Is 35; 42) quil semble reprendre, on peut répondre que la guérison des lépreux mentionné dans la liste des guérisons ne se trouve pas dans Isaïe; on peut également ajouter quun autre passage dIsaïe (Is 25) parle de victoire sur la mort.
- La structure rythmique de texte actuel se présente comme une unité bien construite et pas du tout perturbée par la mention de la ressuscitation des morts.
- Enfin, on a tenté de neutraliser ce passage en disant quil fallait interpréter cette liste de miracles au sens métaphorique ou spirituel. Cet argument souffre dun certain nombre de difficultés.
- En même temps que ce passage de la source Q, les récits de guérison de Jésus provenant de la source pré-marcienne, pré-lucanienne et pré-johannique ont circulé dans les milieux chrétiens. Comment des gens qui ont reçus et transmis ces récits de guérison auraient-ils pu soudainement interpréter de manière purement métaphorique ce passage de la source Q?
- On ne trouve pas ailleurs dans les évangiles, soit dans les paroles de Jésus, soit dans les récits sur Jésus, une liste dactions miraculeuses de Jésus quil faille interpréter de manière métaphorique. Quand un mot doit être interprété métaphoriquement, le contexte lindique clairement, par exemple Mc 4, 12 quand Jésus fait allusion à laveuglement des foules qui ne comprennent pas ses paraboles.
- Comme nous lavons déjà analysé, le contexte de ce passage est létonnement de Jean Baptiste devant son disciple Jésus qui propose un message différent du sien en mettant laccent sur bonne nouvelle du Règne de Dieu plutôt que sur le jugement de Dieu, et donc envoie des disciples pour clarifier les choses. La réponse de Jésus est de démontrer que, ce quavaient annoncé les prophètes, se réalise vraiment à travers son ministère, en particulier ses guérisons. Si les guérisons nétaient que spirituelles, il ny aurait pas de différence entre le ministère du Baptiste et celui de Jésus. Au contraire, cest en raison de cette différence que Jésus invite le Baptiste à ne pas être scandalisé et affirme que le plus petit dans le Royaume est plus grand que lui.
Les critères que nous avons utilisés nous amènent à conclure quun Juif de Palestine au premier siècle a accompli des actions étonnantes que lui et son auditoire ont interprétées comme des gestes puissants et miraculeux. Dans lesprit de Jésus, ces actions étaient lexpression de larrivée, quoiquimparfaite, du règne de Dieu. Enlever ces actions du ministère de Jésus, cest vider sa mission de tout son sens.
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