Etty Hillesum - La vie
(Les écrits dEtty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943. Édition intégrale. Paris: Seuil, 2008, 1081 p.)
Vendredi [le 5 décembre 1941], laprès-midi, 5 heures moins le quart.
À vrai dire, il ny a pas de but. On ne doit pas se fixer de but en dehors de soi-même. Chaque instant de cette vie doit être un but en soi. Réalisation de soi. Atteindre des sommets à quelques moments isolés. Et puis continuer. Se dire avec confiance que le chemin mène quelque part, et ne pas vouloir à toute force apercevoir un but.
p. 248
Jeudi 11 décembre [1941], 4 heures et demie de laprès-midi.
Les branches sombres des arbres fouettent mes carreaux blêmes, je vais passer ma robe noire et me mettre du rouge aux lèvres, puis le Hongrois aveugle (Imre Ungar) et mon ami sourd vont arriver, ainsi quun tas dautres gens, et nous verrons bien ce que la vie va nous apporter. Pourvu que tu sois prête à participer à chaque minute de cette vie, à ne pas ty opposer ni à te fermer, et pourvu que tu saches que peu importe où tu es ou ce que tu fais, tant que tu as Dieu en toi. - Et maintenant, debout !
p. 256
Vendredi matin [le 12 décembre 1941], 9 heures.
Ce matin, paix profonde en moi. Comme après une tempête qui vient de retomber. Je remarque que le calme revient toujours. Après des jours de vie intérieure dune furieuse intensité, de recherche de la clarté, de douleurs denfantement à propos de phrases et de pensées qui sont encore loin dêtre prêtes à venir au monde, dénormes exigences vis-à-vis de moi-même et de priorité absolue donnée à la recherche dune petite forme personnelle, etc., etc. Soudain tout cela sécarte de moi, une fatigue bienfaisante descend sur mon esprit, la mêlée a pris fin pour faire place à ce qui pourrait presque passer pour de lindulgence, même vis-à-vis de moi; un voile de léthargie menveloppe et les échos de la vie me parviennent plus étouffés, plus aimables aussi. Et le sentiment dêtre réconciliée avec la vie. Et de plus : ce nest plus moi en particulier qui veux ou dois faire telle ou telle chose, la vie est grande, bonne, passionnante, éternelle, et à saccorder tant dimportance à soi-même, à sagiter et à se débattre, on passe à côté de ce grand, de ce puissant et éternel courant quest la vie. Ce sont de ces moments - et ils memplissent de gratitude - où toutes les ambitions personnelles tombent, où ma soif de savoir et de connaissance sapaise et où, dun large coup dailes, un petit peu déternité vient me survoler.
Je sais, je sais bien, oui je sais, que ces bonnes dispositions ne durent pas. Elles auront peut-être disparu dans une demi-heure, mais jy aurai tout de même puisé des forces. Cette indulgence, cette dilatation de lêtre sont-elles dues aux six cachets daspirine que jai pris hier pour combattre une forte migraine, au jeu « mystérieux » de Mischa dans la soirée et à la « Berceuse » de Brahms, à la bonne grosse tête blafarde de S. qui sanimait soudain au jeu de Mischa ou au corps chaud de Han où je me suis littéralement ensevelie cette nuit, qui pourra le dire, et quimporte?
Ces cinq minutes mappartiennent encore. Dans mon dos la pendule fait tic-tac. Les bruits de la maison et de la rue font comme un lointain ressac. Une lampe ronde à lumière blanche, chez les voisins den face, perce le jour livide de ce matin pluvieux. Ici, devant le grand plateau noir de mon bureau, je me sens comme sur une île, à lécart du monde. La petite Marocaine aux cheveux noirs fixe le matin grisâtre de ce regard sombre et grave, qui est animal et serein à la fois. Quimporte si jétudie une page de plus ou de moins ? Lessentiel est dêtre à lécoute de ton rythme propre et dessayer de vivre en le respectant. Dêtre à lécoute de ce qui monte de toi. Tes actes ne sont bien souvent quimitation, devoir supposé ou représentation erronée de ce que doit être un être humain. Or la seule vraie certitude quant à la meilleure façon de vivre et dagir ne peut venir que des sources qui bouillonnent au plus profond de toi-même.
p. 257-258
Le 27 mars 1942, vendredi matin, 10 heures et demie.
Un rassasiement qui ne me fait plus aspirer à de nouvelles aventures et, sans laiguillon de ce désir, la vie nest plus quune seule et même grande aventure intérieure, continuelle et pleine dimprévu, et chaque minute du jour et de la nuit apporte pour ainsi dire de nouveaux aliments à cette aventure. Et lon saccorde désormais aussi des temps de repos : parfois entre deux inspirations profondes, et parfois en sagenouillant cinq minutes, dans nimporte quel endroit de la maison. Et ce que je vis, y compris les expériences les plus émotionnelles, je les assimile sur-le-champ et à linstant même.
Ce qui ne veut pas dire que joublie aussitôt ce que jai vécu, mais ce vécu sinsère immédiatement, sans regimber, dans le grand courant de la vie, il sécoule immédiatement, pour ainsi dire, au fil de ce grand courant, sans former, comme autrefois, des obstacles et des digues et des entassements de matériaux impurs entravant le cours de la vie. Voilà ce qu il ne me faut pas oublier de dire à Léonie : quelle a une conscience
plus précise du nombre infini de petites vaguelettes que du grand courant, de cette grande houle unique englobant toutes les vaguelettes. Et elle doit prendre une conscience accrue de ce grand courant.
Et tel est aujourdhui mon sentiment de la vie : ma vie sécoule à travers moi comme un grand fleuve, riche et puissant, alimenté par une infinité de petits affluents - etc.
p. 424
Mercredi soir [8 avril 1942], 9 heures et demie.
Ai bondi sur ce cahier, prise dune impulsion soudaine, entre la frappe de quelques lettres et une forte migraine. Énorme envie de noter quelques mots. Avec à peu près ce sentiment: ici, sur ces pages, je file sans cesse un seul et même fil. Quelques continuités dans ma vie, qui sont ma réalité, et qui, telle une piste ininterrompue... - mais bon, je ne vois pas comment formuler la suite. Cest lÉvangile de Matthieu, le matin et le soir, et ce sont de temps à autre quelques mots dans ce cahier. Ou pour mieux dire, ce ne sont pas les mots toujours déficients griffonnés sur ces lignes bleues, mais le sentiment de revenir chaque fois à la même place, où lon continue à filer un seul et même fil, où se dessine lentement une continuité, où se trouve en fait ma vraie vie. Dune façon générale: un désir croissant de se rassembler avec toujours plus de concentration autour de son centre. Le besoin de rentrer souvent en soi-même, de travailler avec discipline, et à la longue de donner forme. Si jécris cela, est-ce seulement sous linfluence de la lecture des lettres de Rilke ? Ou bien ces lettres me captivent-elles à ce point - au point que je vis dans un perpétuel désir de les retrouver et que je les bois pour ainsi dire à longs traits - parce que je me sens parvenue à un stade comparable à celui où il se trouvait en les écrivant, en 1903 et 1904?
p. 462
Samedi matin [le 4 juillet 1942], 9 heures.
Au début, nous marchions comme de joyeux touristes visitant une belle ville ensoleillée. Tout en marchant, il ne cessait de prendre ma main, et elles se trouvaient bien ensemble, nos deux mains. Puis jai commencé à ressentir une immense fatigue, et cétait tout de même une sensation étrange de ne pouvoir monter dans aucun des tramways de cette ville aux longues rues, ni sasseoir à aucune terrasse (beaucoup de terrasses me rappelaient des souvenirs et je lui en faisais part: « Tiens, cest là que je suis venue il y a deux ans avec une bande damis après mon examen de droit », etc.) ; jai pensé alors, ou plutôt je nai pas pensé, cest une intuition qui a surgi : « À travers les siècles, les hommes se sont éreintés, se sont meurtri les pieds à parcourir la terre du Seigneur, dans le froid ou la chaleur, et cela aussi cest la vie. » Cest une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon déternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à lunisson de millions dautres à travers les siècles, tout cela cest la vie ; et pourtant la vie est belle et pleine de sens. Elle est même pleine de sens dans son absurdité, pour peu que lon sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité; alors la vie, dune manière ou dune autre, forme un ensemble parfait. Dès quon refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que lon suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que lensemble est perdu, tout devient arbitraire.
À la fin de notre longue marche, une pièce accueillante nous attendait, nous offrant sa sécurité et un divan confortable où nous jeter après nous être débarrassés de nos chaussures ; et un accueil chaleureux, et un panier de cerises que des amis avaient envoyé du Betuwe. Avant, un bon déjeuner était pour nous la chose la plus naturelle du monde, aujourdhui cest une aubaine inespérée, et si la vie sest faite plus rude et plus menaçante, elle est aussi plus riche dans la mesure où lon a renoncé à ses exigences et où lon accueille avec gratitude, et comme un don du ciel, tout ce qui reste de bon. Du moins telle est ma réaction, et cest aussi la sienne ; nous nous étonnons parfois ensemble de néprouver ni haine, ni indignation, ni amertume - cest une chose quon ne peut plus dire ouvertement en société, nous sommes sans doute terriblement seuls à penser ainsi. -
Tout en marchant, je savais quune maison amie nous attendait au bout du chemin, et je pensais au jour où ce serait fini, où lon marcherait sur les chemins pour aboutir à la salle commune dun baraquement, où lon mourrait avec beaucoup dautres. Je savais tout cela, tandis que je marchais, que ce serait non seulement mon destin mais celui de tous les autres, et je lai accepté.
p. 648-650
Le 27 juillet 1942. Lundi, le soir, 10 heures et demie.
Encore quelques mots. Jai appris une chose importante aujourdhui : là où le sort vous a placé, il faut être présent de tout son coeur. Quand on a le coeur ailleurs, on napporte pas suffisamment au groupe où lon se retrouve par hasard et ce groupe en est appauvri. Quil sagisse de jeunes femmes arrivistes dans un bureau ou de Dieu sait quoi encore, on doit tout de même être totalement présent là où on est et dès lors, on découvrira aussi quelque chose chez les autres.
p. 705
[Mardi,] le 22 septembre [1942.]
Jai écrit un jour dans un de mes cahiers : « Je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. » Jétais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. Cétait parce que je navais pas encore accédé à la vie qui était en moi. Cest à ce bureau que jai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis jai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur lun des nombreux petits fronts ouverts à travers toute lEurope. Et là, jai fait soudain lexpérience suivante: en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits de vie, je me suis mise à lire signe après signe le message de notre époque - et un message qui la dépasse de très loin. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis aperçue que je pouvais lire aussi dans les autres. Là-bas jai vraiment eu limpression de suivre à tâtons, dun doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de notre temps et de la vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent sy briser en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de sy assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé ? Jy ai lu un fragment de notre temps, un temps qui ne me paraît pas dépourvu de sens. À ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, jai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, jai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants dair, ne sopposait en rien à celle que javais menée dans cette pièce calme et protégée. À aucun moment je ne me suis sentie coupée dune vie quon prétendait révolue: tout se fondait en une grande continuité de sens. Comment ferai-je pour décrire un jour tout cela ? Pour faire sentir à dautres comme la vie est belle, comme elle mérite dêtre vécue et comme elle est juste - oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver un jour les mots quil faut, quelques mots simples ? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples. Comment camper en quelques touches/tendres/légères mais puissantes ce petit village de baraques entre ciel et lande ? Comment faire pour que dautres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens quil faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu à ce quils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande ?
En tout cas jai dores et déjà une certitude : jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie la écrit devant moi en lettres vivantes. Jai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je navais appris à accepter que lon est bien obligé de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose mais que, de ces forces, on doit tirer le meilleur parti possible.
Jobserve les êtres comme on passe en revue des plantations et je constate jusquoù lève en eux lherbe de lhumanité.
Cette maison, je le sens, commence à se détacher tout doucement de moi comme un vêtement vous glisse des épaules. Tant mieux, le détachement saccomplira totalement désormais. Précautionneusement, avec une grande mélancolie mais avec la certitude que tout est bien ainsi, je la laisse glisser, de jour en jour.
p. 729-730