Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.1: Acte 1, scène 2 - #11. L'arrestation de Jésus, deuxième partie : les incidents connexes, pp 264-293, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


L'arrestation de Jésus, deuxième partie : les incidents connexes
(Mc 14, 47-50; Mt 26, 51-56; Lc 22, 49-53; Jn 18, 8b-11)


Sommaire

Malgré des similitudes, en particulier entre les récits synoptiques, chaque évangéliste nous propose sa propre vision de l’arrestation de Jésus, une vision teintée par leur théologie. Qui dégaine pour frapper le serviteur du grand prêtre? Pour Marc, c’est un des spectateurs de la scène. Pour Matthieu et Luc, c’est un des disciples. Pour Jean, c’est Simon Pierre. Et d’où provient le glaive? S’il s’agit d’un spectateur, son intervention avec une arme (légale ou illégale) n’a rien à voir avec Jésus. Matthieu ne nous donne aucun indice pourquoi un disciple aurait porté une arme. Seul Luc apporte une certaine cohérence à la scène : au dernier repas, Jésus avait demandé de se préparer au combat, et les disciples ont compris cette demande au sens littéral et ont mentionné qu’ils avaient deux glaives; c’est l’un de ces deux glaives qui auraient sans doute été utilisé à Gethsémani. Quant à la scène elle-même, à part des deux mots communs « glaive » et « serviteur du grand prêtre », chaque évangéliste y va de sa propre description : le vocabulaire pour dégainer et frapper diffère chez chacun; chez Marc, Matthieu et Luc on ôte ou enlève l’oreille, chez Jean on la tranche; seuls Luc et Jean parlent de l’oreille droite; même le mot pour désigner l’oreille varie. Enfin, seul Jean identifie la victime comme étant Malchus, conforme à son style de privilégier les rencontres de personne à personne, en l’occurrence Pierre et Malchus.

Alors que Jésus ne réagit pas à ce geste violent chez Marc, on a une réponse de Jésus chez les trois autres qui demande de rengainer ou d’arrêter. Mais la façon d’expliciter cet arrêt varie : Matthieu fait référence à la tradition morale chrétienne sur les armes avant de faire savoir que Dieu aurait pu intervenir en sa faveur, mais qu’il a voulu faire la volonté de Dieu jusqu’au bout; Jean place à cet endroit ce que Marc a placé dans la prière de Jésus avant son arrestation, sa décision de boire la coupe que lui a donné le Père; chez Luc, enfin, Jésus se contente de réparer les pots cassés en guérissant le serviteur blessé.

Les trois Synoptiques présentent une récrimination de Jésus face à ceux qui sont venus l’arrêter avec des armes, comme s’il était un bandit, alors qu’ils avaient eu la chance de l’arrêter alors qu’il enseignait ouvertement au Temple. Mais Luc a vu l’incohérence du texte de Marc où Jésus s’adresse à une foule qui n’avait pas le pouvoir de décider de l’arrêter quand il enseignait au Temple, et donc introduit dans la foule des grands prêtres et des chefs de garde. Cela crée la situation invraisemblable d’avoir à Gethsémani des dignitaires religieux faire la sale besogne d’arrêter eux-mêmes Jésus, mais elle a l’avantage d’être logique avec le contenu du discours de Jésus sur l’autorité pour arrêter quelqu’un.

La scène se termine différemment selon les évangélistes. Marc insiste pour dire que les disciples laissèrent Jésus et tous s’enfuirent : nous avons, d’une part, une inclusion avec la protestation de Pierre et de tous les disciples qu’ils étaient prêts à mourir pour lui, et d’autre part, une inclusion avec le début de l’évangile où Pierre et André laissèrent tout pour suivre Jésus; l’aventure se termine sous une forme d’échec. Chez Matthieu, même si les disciples abandonnent également Jésus, l’évangéliste tient plutôt à utiliser une référence à l’Écriture pour faire inclusion avec le début de son évangile où tout arriva pour que s’accomplisse le plan de Dieu. Chez Jean, c’est Jésus lui-même qui demande de laisser partir les disciples, conforme à son portrait du Jésus souverain qui contrôle la situation du début à la fin. Quant à Luc, qui avait éliminé la prophétie sur la dispersion des disciples, il reste totalement silencieux sur leur fuite pour conserver une image positive des disciples.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Le geste de trancher l’oreille du serviteur
      1. Qui a agit contre le serviteur?
      2. D’où le porteur du glaive a-t-il obtenu son glaive?
      3. L’action de frapper avec le glaive et trancher l’oreille du serviteur
      4. Le serviteur était-il un visage connu?
    2. La réponse de Jésus au porteur du glaive
      1. La réponse de Matthieu 26, 52-54
      2. La réponse de Jean 18, 11
      3. La réponse de Luc 22, 49-51
    3. La récrimination de Jésus
    4. L’accomplissement des Écritures et le départ des disciples
      1. Marc 14, 49b-50
      2. Matthieu 26, 56
      3. Jean 18, 8b-9
    5. Luc 22, 53b : « votre heure et le pouvoir des ténèbres »

  1. Traduction

    Les passages parallèles sont soulignés, tandis que les mots en italique représentent ce qui est propre à un évanéliste. Les mots en rouge sont communs à Luc et Jean.

    Mc 14Mt 26Lc 22Jn 18
    49 Mais ceux autour de lui, ayant vu ce qui allait arriver, dirent : « Seigneur, faut-il frapper avec le glaive? »8b « Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-là s’en aller, 9 afin que s’accomplît la parole qui dit que ceux que tu m’as donnés, je n’en ai pas perdu un seul. »
    47 Mais l’un de ceux qui se tenaient là, ayant dégainé son glaive, frappa le serviteur du grand prêtre et il lui enleva l’oreille.51 Et voici que l’un de ceux qui étaient avec Jésus, ayant étendu la main, dégaina son glaive; et ayant frappé le serviteur du grand prêtre, il lui enleva l’oreille.50 Et l’un d’eux frappa le serviteur du grand prêtre et il lui enleva l’oreille droite.10 Alors Simon-Pierre, ayant un glaive, le tira, frappa le serviteur du grand prêtre et il lui trancha l’oreille droite. (Le nom de ce serviteur était Malchus.)
    52 Alors Jésus lui dit: « Rengaine ton glaive; car tous ceux qui prennent le glaive, par le glaive périront.51 Mais comme réponse Jésus dit: « Que cela soit assez! » Et, ayant touché l’oreille, il le guérit.11 Jésus dit à Pierre: "Rentre le glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas?
    53 Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges?
    54 Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi? »
    48 Et comme réponse Jésus leur dit : « Est-ce contre un bandit que vous êtes sortis avec des glaives et bâtons pour me saisir?55 A cette heure-là Jésus dit aux foules: « Est-ce contre un bandit que vous êtes sortis avec des glaives et bâtons pour me saisir?52 Mais Jésus dit aux grands prêtres, chefs des gardes du Temple et anciens à ceux qui étaient venus contre lui: « Est-ce contre un bandit que vous êtes sortis avec des glaives et bâtons? »
    49 Chaque jour dans le Temple j’étais avec vous, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté.Chaque jour dans le Temple j’étais assis, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté.53 Même si chaque jour j’étais avec vous dans le Temple, vous n’avez pas étendu les mains contre moi;
    Toutefois - que les Écritures s’accomplissent. »56 Mais tout ceci advint pour que s’accomplissent les Écritures des prophètes. »Toutefois, c’est votre heure et le pouvoir des ténèbres. »
    50 Et l’ayant abandonné, ils s’enfuirent tous.Alors tous les disciples, l’ayant abandonné, s’enfuirent.

  2. Commentaire

    1. Le geste de trancher l’oreille du serviteur

      Chez Marc/Matthieu, ce geste est motivé par l’arrestation de Jésus. Mais chez Luc, comme on ne s’est pas encore emparé de Jésus, il doit créer une introduction pour le justifier : « ayant vu ce qui allait arriver, ils dirent : « Seigneur, faut-il frapper avec le glaive? ». Chez Jean, enfin, comme Jésus a déjà demandé de laisser partir ses disciples, le geste de Pierre apparaît comme un mouvement de bravade, fidèle à sa promesse de donner sa vie pour Jésus (13, 37).

      1. Qui a agit contre le serviteur?

        1. Marc n’identifie pas celui qui pose ce geste : l’un de ceux qui se tenaient là. Quand on regarde les quatre autres utilisations de l’expression « qui se tenaient là » qui suivront (14, 69.70; 15, 35.39), on note qu’il ne s’agit jamais des disciples. De plus, le reproche de Jésus de venir avec des armes s’adresse à ceux qui sont venus l’arrêter, non aux disciples. Mais alors, l’expression « ceux qui se tenaient là » désigne-t-il ceux qui sont venus l’arrêter? Ce serait un non sens. Il faut donc imaginer qu’il y avait un troisième groupe, des spectateurs témoins de ce qui se passait.

        2. Pour Matthieu et Luc, c’est l’un des disciples qui a posé ce geste. Matthieu écrit : l’un de ceux qui étaient avec Jésus, une expression qui renvoie à ceux qui l’accompagnent, ses disciples. Chez Luc, on donne le titre de « Seigneur » à Jésus, ce qui est typique du disciple. De plus, l’expression « ceux autour de lui » désignent des compagnons comme on le voit en Actes 13, 13 (Paul et ceux autour de lui gagnèrent Pergé). Matthieu et Luc reflètent ainsi la tendance populaire à identifier ou clarifier ceux qui ne sont pas nommés, ce qui permet dans notre cas d’individualiser le thème de l’incompréhension des disciples.

        3. Pour Jean, c’est Simon Pierre qui a posé ce geste. Si cette donnée était historique, on comprendrait mal qu’elle soit ignorée des Synoptiques. Elle apparaît plutôt comme une création de Jean qui y voit l’occasion de poursuivre le portrait dramatique qu’il brosse de Pierre : d’une part, il est prompt à poser un geste de bravade, d’autre part, il se retrouvera à renier son maître un peu plus loin. Pierre éprouve des difficultés à comprendre son maître, comme le montre son refus de se faire laver les pieds (13, 8). Et ici, son geste trahit son incompréhension que le royaume de Jésus n’est pas de ce monde (18, 36).

      2. D’où le porteur du glaive a-t-il obtenu son glaive?

        1. L’historien juif Flavius Josèphe nous apprend que les Esséniens portaient des armes lorsqu’ils prenaient la grand route pour se protéger des voleurs (Guerre juive , 2.8.4; #125); mais ici nous ne sommes pas sur la grand route.

        2. Comme le porteur du glaive chez Marc est un spectateur, sa possession (légale ou illégale) n’a rien à voir avec Jésus et il n’est pas nécessaire de présupposer qu’il s’est porté à la défense de Jésus.

        3. C’est beaucoup plus compliqué chez Jean. Pierre portait-il régulièrement une arme? Comme il est l’un de ceux qui ont appris que Judas quittait la salle du repas pour préparer l’arrestation de Jésus, s’est-il armé en conséquence? Jean, qui parfois comble certaines lacunes des Synoptiques, ne nous laisse ici aucun indice.

        4. Matthieu ne fournit aucune raison pour laquelle un disciple porterait une arme.

        5. Luc semble être le seul évangéliste à avoir réfléchi à ce problème. Lors du dernier repas, il nous présente cette scène (22, 35-38).
          35 Et il [Jésus] leur dit: « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose » - « De rien », dirent-ils. 36 Et il leur dit: « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n’a pas vende son manteau pour acheter un glaive. 37 Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit : Il a été compté parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin » 38 « Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives. » Il leur répondit : « Ça suffit! »

          La majorité des biblistes considèrent que Luc a puisé ici à une source antérieure qui ne se situait pas nécessairement dans le contexte de la passion. L’idée est que la perspective de l’arrestation et de la crucifixion de Jésus a introduit une nouvelle période de combat et de persécution, et ainsi les disciples doivent se préparer à ce voyage difficile et être capable de se défendre. Bien sûr, les disciples ont compris la nécessité de se procurer des glaives au sens littéral, et donc ont mal compris leur maître. La réponse de Jésus (« ça suffit ») met un terme à la discussion et à leur incompréhension. Il faut se souvenir de ce dialogue quand, onze versets plus loin, les disciples demanderont s’ils doivent intervenir avec leurs glaives, plus précisément leurs deux glaives.

      3. L’action de frapper avec le glaive et trancher l’oreille du serviteur

        Seuls les mots machaira (glaive) et « serviteur du grand prêtre » sont communs aux quatre évangélistes. Autrement, ils varient.

        1. Prendre l’épée
          • Marc : spaō (tirer, dégainer)
          • Matthieu : apospaō (tirer dehors)
          • Jean : helkō (tirer à soi)
        2. Frapper
          • Marc et Jean : paiō (frapper, battre)
          • Matthieu et Luc : patassō (frapper, tuer)
        3. L’action de couper
          • Marc, Matthieu et Luc : aphaireō (enlever, ôter)
          • Jean : apokoptō (retrancher, mutiler)
        4. Oreille
          • Marc et Jean 18, 10 : ōtarion (oreille)
          • Matthieu, Luc 22, 51 et Jean 18, 26 (et la version P66 de Jean 18, 10) : ōtion (oreille)
          • Luc 22, 50 : ous (oreille)
        5. L’identification de l’oreille
          • Luc et Jean : oreille droite

        Ces variations s’expliquent par différents facteurs

        • Oreille : c’est probablement le souci littéraire d’éviter de répéter le même mot
        • Oreille droite : le côté droit a plus de valeur que le côté gauche, et donc permet d’accentuer l’importance du dommage; il n’est pas nécessaire de présupposer une source commune
        • Le reste des variations peut s’expliquer par le style littéraire de chaque auteur et par l’imagination populaire qui a façonné les récits dont ils dépendent

      4. Le serviteur était-il une figure connue?

        1. Le nom Malchus est assez commun à cette époque. Certains biblistes ont vu ici un autre cas de la tendance populaire à identifier ou clarifier ceux qui ne sont pas nommés. Quoi qu’il en soit, cela cadre avec le style de Jean de privilégier les rencontres de personne à personne, en l’occurrence ici Pierre et Malchus : devant ce dernier, il défend Jésus, mais plus tard, devant un parent de Malchus, il niera connaître Jésus.

        2. Les quatre évangélistes disent : « le » serviteur du grand prêtre, et non pas « un » serviteur. Certains biblistes ont émis l’hypothèse que Marc connaissait son identité, sans le nommer, assumant que la communauté le connaissait bien (peut-être le Malchus de Jean qui était devenu un membre de la communauté chrétienne). Ce qui est certain, les lecteurs de Marc, Matthieu et Luc (et même Jean) ont pu percevoir ici une figure hostile à Jésus et s’être réjouis de ce qui lui est arrivé.

    2. La réponse de Jésus au porteur du glaive

      Chez Marc, Jésus ne réagit pas devant le geste de couper l’oreille du serviteur. Cela renforce la thèse que l’auteur du geste n’était pas un de ses disciples.

      1. La réponse de Matthieu 26, 52-54

        1. Nous avons ici l’un des premiers exemples clairs du matériel propre à Matthieu. Il ne reprend pas des éléments de son propre évangile comme certains biblistes le pensent, mais il réécrit plutôt à sa façon une tradition chrétienne. Par exemple, le tout est introduit par son mot fétiche tote (alors). Dans les cercles où on racontait l’arrestation de Jésus et le geste du disciple qui portait un glaive, une réponse de Jésus s’est probablement développée où il demande de remettre au fourreau le glaive. Matthieu, comme les autres évangélistes, a repris cette tradition, y imprimant son propre style.

        2. La demande de rengainer est renforcée par une affirmation poétique en forme de chiasme ou inclusion : « car tous ceux qui prennent le glaive, par le glaive périront ». Cet approche est cohérente avec le style de Matthieu (5, 39 : « quelqu’un te frappe-t-il la joue droite, tends-lui encore l’autre »; 10, 39 : « Qui aura trouvé sa vie la perdra et qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera »). Notons que la portée de cette affirmation déborde l’auteur du geste pour englober tous les disciples. La source de Matthieu est peut-être l’enseignement moral chrétien, reflet de l’enseignement moral juif. On avait déjà ce type d’enseignement dans le Judaïsme : « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé » (Genèse 9, 6). On retrouve le même type d’enseignement dans l’Apocalypse : « Si quelqu’un tue avec le glaive, avec le glaive il doit périr » (13, 10).

        3. « Qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ». Cette parole reflète l’imagerie angélique dans l’Ancien Testament (voir Josué 5, 14 où un chef d’armées est un ange; Psaume 148, 2 où les anges sont associés aux armées; Daniel 12, 1 qui parle de l’intervention de Michel, le grand Prince; 2 Maccabées 15, 22 qui évoque l’envoie d’un ange pour massacrer 185 000 hommes de l’armée de Sennachérib). Dans son évangile, Matthieu fait plusieurs fois référence aux anges qui soutiennent le Fils de l’homme (13, 41; 16, 27; 24, 30-31; 25, 31). Cette nouvelle référence ici s’appuie sans doute sur la tradition où Jésus a décliné toute violence lors de son arrestation (voir Jean 18, 36 où Jésus dit qu’il aurait pu faire appel à des gardes si son royaume était de ce monde). Pourquoi douze légions? Il est possible que cela fasse contraste avec les Douze disciples, qui eux, ne peuvent aider.

        4. « Comment alors s’accompliraient les Écritures? ». Matthieu reprend le texte de Marc. Chez ce dernier, la référence à l’Écriture intervient après la mention de l’enseignement au Temple. Matthieu fera la même chose, mais ici il se trouve à anticiper cette référence, ce qui l’amène à aborder deux fois ce thème, ce qui est tout à fait en accord avec le leitmotiv de l’accomplissement des Écritures qui parcourt son évangile. Cela fait partie de son propos théologique d’expliquer à sa communauté comment Jésus a accompli le plan de Dieu, non seulement à travers les grands événements de sa vie, mais également dans des événements mineurs.

        5. « D’après lesquelles il doit (dei) en être ainsi? ». Dans sa première annonce de la passion (Mt 16, 21), Jésus avait déjà prévenu ses disciples qu’il était nécessaire (dei) pour lui de se rendre à Jérusalem et d’y souffrir aux mains des anciens, des chefs de prêtres et des anciens. Voilà que, ce qui était alors implicite, devient maintenant explicite. Cette période avait été inaugurée avec une citation de Zacharie 13, 7 en Mt 26, 31 (Vous tous, vous allez succomber à cause de moi, cette nuit même. Il est écrit en effet: Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées) et atteindra son sommet en Mt 27, 46 avec le Psaume 22, 2 (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?). Pour Matthieu, Dieu a écrit du début à la fin ce qui doit arriver, comme l’explique le prophète Daniel (il y a un Dieu dans le ciel, qui révèle les mystères et qui a fait connaître au roi Nabuchodonosor ce qui doit arriver à la fin des jours, 2, 28).

      2. La réponse de Jean 18, 11

        1. Cette réponse comporte deux segments. Le premier, où Jésus demande à Pierre de remettre son glaive au fourreau, est identique à la réponse de Jésus chez Matthieu quant à son contenu, mais non quant à sa formulation.

        2. Le deuxième segment (La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ?) est issu de la tradition que reflète également Marc 14, 36 (Abba, Père, tout t’est possible: éloigne de moi cette coupe ). Les deux évangélistes nous présentent également le thème connexe de l’heure, Marc dans la prière à Gethsémani où Jésus veut qu’elle passe loin de lui (14, 35), Jean dans la rencontre de Jésus avec des Grecs avec la même formulation d’une question théorique (Et que dire? Père, sauve-moi de cette heure ? 12, 27). Mais alors que dans la christologie de Marc Jésus peut encore demander à Dieu de changer son plan, et ne s’y rallie qu’après avoir prié, dans la christologie de Jean Jésus n’a pas besoin de prier pour se rallier à ce plan, car le Père et lui ne font qu’un. Jean rejoint également le thème de Matthieu demandant que le porteur du glaive n’intervienne pas pour empêcher la réalisation de ce plan.

        3. La diversité entre les quatre évangiles est si grande qu’une dépendance littéraire est peu probable. Marc a regroupé à Gethsémani les thèmes de l’heure et de la coupe, Jean les as gardés séparés, ne conservant pour la scène de la passion que celui de la coupe; ce dernier est sans doute plus près de la tradition originelle. Par contre, la formulation de Marc est probablement plus près de la forme ancienne que la transformation de Jean en questions théoriques sous l’impulsion de sa christologie haute. Quant à la réponse de Jésus au porteur de glaive, la formule de Jean est moins élaborée que celle de Matthieu.

      3. La réponse de Luc 22, 49-51

        1. Comme nous l’avons déjà mentionné, la question des disciples concernant l’utilisation du glaive permet de relier le dialogue sur les deux glaives (22, 35-38) lors du dernier repas avec la scène autour du porteur de glaive. Cette question porte les traits stylistiques de Luc (question introduite par ei ). Elle permet d’établir le cadre d’une réponse de Jésus. Et comme lors du dialogue sur les deux glaives où Jésus doit faire face à leur incompréhension de la nécessité de se préparer pour le combat, alors qu’ils en ont une interprétation littérale, de même ici Jésus fait face à leur incompréhension alors qu’ils s’apprêtent à prendre les armes.

        2. « Que cela soit assez (eate heōs toutou)! ». L’expression est très difficile à traduire. Eate est la 2e personne du pluriel de l’impératif du verbe eaō . Or, une seule personne avait pris un glaive; Jésus s’adresserait donc à l’ensemble des disciples. Le verbe signifie : permettre, laisser, laisser aller, laisser tranquille. L’objet de « permettre » n’est pas clair. heōs toutou signifie : aussi loin que ça. L’expression renvoie-t-elle à l’assaut ou à l’arrestation? On a proposé diverses traductions : « Arrêtez! Vous êtes allés assez loin! »; « Laissez-les (ceux venus l’arrêter) faire, même au point de m’arrêter! »; « Laissez-le (le serviteur) tranquille! C’est assez! ». Tout cela rend la même idée : que cela soit assez!

        3. Luc n’explicite pas la raison pour laquelle il ne veut pas voir son arrestation interrompue, car cela a été exprimé dans un dialogue précédent : il faut (dei) que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit (22, 37). Après sa résurrection, Jésus reviendra sur le sujet, en particulier lors de sa rencontre avec les disciples d’Emmaüs : Ne fallait-il (dei) pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire? (24, 26).

        4. « Et, ayant touché l’oreille, il le guérit ». La plupart des biblistes considèrent cette scène comme une création de Luc. La combinaison des verbes « toucher » et « guérir » reflète un style tout à fait lucanien. Luc avait déjà exprimé sa perspective sur les guérisons (Mon Père est à l’oeuvre jusqu’à présent et j’oeuvre moi aussi , 5, 17), et l’oeuvre du Jésus sauveur se poursuit même au coeur de la passion. De plus, il est cohérent avec une de ses paroles : aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour (6, 35).

    3. La récrimination de Jésus

      1. Chez Marc, Jésus se plaint de l’attitude de la foule qui est venue vers lui avec des glaives et des bâtons. Cette récrimination n’a pas de lien avec le geste du porteur de glaive, ce qui renforce l’affirmation que ce dernier n’est pas un disciple.

      2. Chez Matthieu, après s’être adressé au porteur de glaive, il se tourne maintenant vers la foule. Pour Matthieu, les deux auditoires ne comprennent pas le plan de Dieu.

      3. On retrouve également les deux réprimandes chez Luc, le premier adressé à un disciple, le second adressé à ses adversaires. Ce n’est qu’à ce moment que Luc devient spécifique sur leur identité : les grands prêtres, les chefs de garde du Temple et les anciens. Il a probablement emprunté ces personnages à Marc, ne faisant que remplacer les scribes par les chefs de garde du Temple. Mais alors que Marc s’était contenté de dire que ces dignitaires avaient délégué à la foule l’arrestation de Jésus, Luc les présente à Gethsémani pour procéder eux-mêmes à l’arrestation. Il y a quelque chose d’invraisemblable à avoir des dignitaires faire eux-mêmes cette sale besogne. C’est un des cas les moins bien réussis de mettre de l’ordre dans un récit, comme s’en vante Luc au début de son évangile (1, 3).

      4. « Est-ce contre un bandit (lēstēs) que vous êtes sortis avec des glaives et bâtons pour me saisir? ». Il y a un accord remarquable chez les Synoptiques dans la première partie de la récrimination; Luc laisse tomber le « pour me saisir », probablement pour éviter une répétition avec ce qu’il dira un peu plus loin en quittant Gethsémani. Mais que signifie exactement lēstēs (bandit). Il désigne habituellement un homme violent, armé et qui était associé à un pillard ou à un voyou. On comprend la réaction de Jésus d’être associé à un homme violent, comme Barabbas qui est également appelé lēstēs . Mais il faut se rappeler que les évangiles ont été écrits au cours de la période qui s’étend de l’an 70 à 100, et donc après la révolte juive. Il est donc possible que la mentalité populaire de l’époque ait jeté un regard anachronique sur lēstēs en apposant le filtre des rebelles violents luttant contre les Romains, donnant ainsi une nouvelle définition du mot.

      5. « Chaque jour (kathʼ hēmeran) dans le Temple j’étais avec vous, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté ». Il y a également un large accord chez les Synoptiques dans cette deuxième partie de la récrimination, à part certaines particularités grammaticales. Mais quel est le sens de kathʼ hēmeran (littéralement : selon le jour)? Chaque jour (j’étais à enseigner) ou (j’étais à enseigner le jour)? Selon Marc, Jésus n’a enseigné que deux jours sur le total des trois jours passés au Temple (11, 11; 11, 15.17; 11, 27 13, 1). Dans son évangile, Luc évoque les deux sens : journellement il était à enseigner dans le Temple (19, 47) et pendant le jour, il était dans le Temple à enseigner (21, 37). Cette difficulté s’estompe si on accepte l’idée de plusieurs biblistes que Jésus a fait plusieurs séjours à Jérusalem au cours de son ministère, comme l’affirme Jean, et que la réduction à un seul séjour est une construction de Marc pour suivre son plan théologique.

      6. Nous avons déjà noté l’affirmation invraisemblable de Luc de la présence des grands prêtres et des anciens à Gethsémani. Pourtant, ce dernier point donne un peu de logique à la parole de Jésus sur le fait qu’on ne l’ait pas arrêté quand il enseignait dans le Temple : seuls eux avaient le pouvoir d’intervenir, et non pas la foule dont parle Marc. Alors Luc n’essaie-t-il pas d’introduire un peu d’ordre en ayant le même auditoire que celui qui avait entendu Jésus au Temple (19, 47; 20, 1.19) et avait cherché à mettre la main sur lui? L’indice le plus important nous vient de Jean 18, 19, alors que le grand prêtre interroge Jésus et que ce dernier répond : « C’est au grand jour que j’ai parlé au monde, j’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple où tous les Juifs s’assemblent et je n’ai rien dit en secret ». Ainsi, il existerait une tradition ancienne où Jésus se serait défendu devant les autorités religieuses. Jean l’aurait adaptée en utilisant son vocabulaire et en l’insérant au moment de sa rencontre avec le grand prêtre la veille de sa mort. Marc l’aurait adaptée pour qu’elle devienne une parole de Jésus à la foule mandatée par les grands prêtres. Luc aurait vu la maladresse de Marc avec une parole à des gens qui n’ont pas le pouvoir d’arrêter quelqu’un et aurait tenté de faire justice à une tradition où le grand prêtre était l’auditoire originel. Ainsi, on ne parle pas de source commune, mais d’une tradition commune.

    4. L’accomplissement des Écritures et le départ des disciples

      1. Marc 14, 49b-50

        1. La référence à l’Écriture est introduite abruptement : personne n’a posé de question sur la raison pour laquelle Jésus se laisse faire, lui qui a été capable d’accomplir auparavant différents prodiges; Marc vise ses lecteurs chrétiens qui se posent ces questions. La réponse est claire : laissez les Écritures s’accomplir, non seulement concernant ce qui est arrivé, mais ce qui est sur le point de survenir.

        2. Le v. 50 sur les disciples qui s’enfuient forme une inclusion avec le début de la scène à Gethsémani, alors que Jésus avait annoncé qu’ils succomberaient et seraient dispersés (14, 26-28). Pierre avait nié alors qu’il l’abandonnerait et tous les disciples avaient dit la même chose. Voici pourquoi, ici, au v. 50, Marc insiste pour dire : ils s’enfuirent tous. Jésus avait fait trois prophéties :

          • Un des Douze le livrerait
          • Les disciples seraient dispersés
          • Pierre le renierait trois fois

          Deux des prophéties ont été accomplis, la troisième le sera bientôt. Ainsi, non seulement les Écritures doivent-ils s’accomplir, mais également les prophéties de Jésus.

        3. Il y a également une inclusion avec le début de l’évangile avec le verbe aphienai (laisser):
          • 1, 18 : Ayant été appelé, Simon (Pierre) et André laissèrent leur filet et le suivirent
          • 14, 50 : L’ayant laissé, ils s’enfuirent
          L’aventure d’être disciple se termine sur un échec, parce qu’on n’a pas compris que si quelqu’un voulait suivre Jésus, il devait prendre sa croix et le suivre (8, 34).

      2. Matthieu 26, 56

        1. La phrase « Mais tout ceci advint pour que s’accomplissent les Écritures » est la dernière référence à l’Écriture dans l’évangile de Matthieu et forme une inclusion avec une expression identique dans sa première référence à l’Écriture dans son Évangile (1, 22); car nous avons atteint le dénouement ou la fin. Et toute l’Écriture est vue comme une parole prophétique, si bien que même ses références aux Psaumes sont vues comme un renvoi à une parole de prophète.

        2. Matthieu veut-il nous renvoyer à un texte particulier de l’Écriture? Il ne nous renvoie pas à un texte particulier, mais à un ensemble de textes, en particulier les Psaumes (71, 11 : « Dieu l’a abandonné, pourchassez-le, empoignez-le, il n’a personne pour le défendre »; 37, 14 : « Les impies tirent l’épée, ils tendent l’arc, pour égorger l’homme droit »; 38, 13 : « ils posent des pièges, ceux qui traquent mon âme, ils parlent de crime, ceux qui cherchent mon malheur, tout le jour ils ruminent des trahisons »; 41, 10 : « Même le confident sur qui je faisais fond et qui mangeait mon pain, se hausse à mes dépens ».

        3. Nous avons ici les dernières paroles de Jésus adressée à ses disciples ou à la foule. Le fait qu’elles soient encadrées par une référence à l’Écriture montre l’importance de ce qu’a dit Jésus dans sa prière à Gethsémani : que ta volonté soit faite.

      3. Jean 18, 8b-9

        1. « Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-là s’en aller ». Nous avons ici un autre cas du principe de la souveraineté de Jésus chez Jean. Car si les disciples avaient fui d’eux-mêmes, cela aurait relevé de leur initiative. Aussi, tout comme c’est Jésus qui a autorisé Judas à partir lors du dernier repas (13, 27 : « Ce que tu fais, fais-le vite »), ainsi c’est lui contrôle maintenant le départ des disciples. Ce départ fait donc parti de la réalisation du plan de Dieu. En fait, c’est la réalisation non pas d’une parole de l’Écriture, mais celle de Jésus lui-même (voir 17, 12 : « J’ai veillé et aucun d’eux ne s’est perdu, sauf le fils de perdition »). Par la suite, l’évangéliste ne sent pas le besoin de confirmer que cette demande de Jésus tout-puissant a été accordée. Mais ce départ devient évident avec leur absence dans la suite du récit, à l’exception de Pierre et du disciple bien-aimé.

        2. Certains biblistes se sont demandés pourquoi n’a-t-on pas arrêté également les disciples? Une réponse simple est que, dans l’esprit des évangélistes, ce qui a amené une intervention des autorités religieuses n’est pas le « mouvement Jésus » chez certains disciples, mais la personne même de Jésus, ses prétentions, ses actions.

        3. Et qu’est devenu l’agresseur du serviteur du grand prêtre? Chez Marc, comme il n’est pas un disciple, c’est sans intérêt. Chez Matthieu, il s’est échappé avec l’ensemble des disciples. Chez Jean, c’est un peu plus compliqué. Peut-être faut-il lire ce passage à la lumière de 2 Samuel 17, 1-2 que nous avons mentionné plus tôt, où Ahitophel demande à Absalon de poursuivre David et ses compagnons en fuite au Mont des Oliviers, et de frapper seulement le roi. Relire l’histoire à travers la Bible est une approche qui nous est étrangère, mais pas pour les évangélistes.

    5. Luc 22, 53b : « votre heure et le pouvoir des ténèbres »

      1. À part le « toutefois (alla) », Luc nous présente une version totalement différente que celles des autres Synoptiques, à commencer par l’absence de fuite des disciples. Bien sûr, il respecte la tradition en les gardant invisibles pour le reste du récit de la passion, mais il ne veut pas les présenter sous un jour défavorable. Il est cohérent dans son portrait des disciples : il a éliminé la prophétie de Jésus sur le fait qu’ils seront scandalisés et dispersés, il éliminera également la mention de leur fuite.

      2. Au lieu d’avoir une référence à l’Écriture, il nous parle plutôt de l’heure. Il avait introduit le dernier repas de Jésus avec : « Lorsque l’heure fut venue, il se mit à table » (22, 14). Pour Luc, l’heure de Jésus a commencé quand il commence à se donner au dernier repas et que Satan est déjà entré en Judas. Cette perspective sur l’heure est différente de celle de Marc où l’heure correspond à l’arrivée de Judas à Gethsémani (14, 41), et également de celle de Matthieu où l’heure correspond au moment où Jésus s’adresse à la foule venue l’arrêter (26, 55), et également de Jean où l’heure correspond à l’arrivée des Grecs qui veulent le voir (12, 23).

      3. « l’heure / pouvoir des ténèbres ». Luc nous y avait préparé à cette heure en 20, 19 : « Les scribes et les grands prêtres cherchèrent à porter les mains sur lui à cette heure même ». Actes 26, 18 nous aide à comprendre ce qu’il entend par ténèbres : « afin qu’elles reviennent des ténèbres à la lumière et de l’empire de Satan à Dieu ». Ainsi les ténèbres correspondent à l’empire de Satan et s’opposent à la lumière de Dieu. Et dans le récit d’arrestation, elles font référence à la présence de Satan en Judas. Ainsi, le mot « heure » a deux aspects : d’une part, il y a l’heure de Jésus qui correspond au don de lui-même exprimé lors du dernier repas et culminant dans le remise de son esprit au Père; d’autre part, il y l’heure du pouvoir de Satan à travers les ennemis qui le crucifieront.

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