Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Acte 4, scène 1 - #35. Jésus est crucifié, troisième partie : les derniers événements, la mort, pp 1031-1096, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Jésus est crucifié, troisième partie : les derniers événements, la mort
(Mc 15, 33-37; Mt 27, 45-50; Lc 23, 44-46; Jn 19, 28-30)


Sommaire

Les évangiles synoptiques et l’évangile apocryphe de Pierre s’entendent pour dire que l’obscurité est survenue vers midi, jusqu’à la mort de Jésus. C’est une affirmation théologique qui renvoie à plusieurs passages de l’Écriture : c’est un signe du jugement eschatologique de Dieu. Pour Luc, qui s’adresse à public gréco-romain, le soleil s’est éclipsé comme il convient à la mort d’un personnage important.

Au moment de mourir, selon Marc, suivi par Matthieu, Jésus lance un grand cri et cite le psaume 22, 2 : « Mon Dieu, mon Dieu, pour quelle raison m’as-tu abandonné? ». Le grand cri doit être associé à une scène typiquement apocalyptique. Et la prière exprime chez Jésus le sentiment profond d’avoir été abandonné par Dieu, au moment où plus personne n’est avec lui pour le soutenir. Dans un effort pour raccommoder la tradition sur les dernières paroles de Jésus et le récit autour du prophète Élie revenant à la fin des temps, Marc cite en araméen le v. 2 du psaume 22 qui commence par Elōi (mon Dieu), ce qui se rapproche de Ēlias, le nom du prophète Élie en grec, et donc lui permet d’expliquer de geste de moquerie, inspiré du psaume 69, 22, d’offrir à boire du vin vinaigré à Jésus, pour calmer la douleur et prolonger sa vie, et donner ainsi le temps à Élie d’arriver. Luc refuse cette vision noire de Marc, remplace le psaume 22, 2 par 31,6 (« Je vais remettre mon âme entre tes mains ») par laquelle Jésus exprime sa confiance en son Père, et élimine la scène incompréhensible sur Élie. Quant à Jean, même s’il connaît probablement la tradition sur le psaume 22, il va chercher plus loin dans ce psaume le thème de la soif, ce qui lui permet non seulement d’introduire logiquement la scène où on donne à boire à Jésus, mais de présenter un Jésus en plein contrôle qui accomplit l’Écriture afin d’achever ce que le Père lui a demandé de faire.

La mort de Jésus est décrite de manière sobre et neutre par les synoptiques et l’évangile de Pierre, utilisant des euphémismes, plutôt que les termes techniques ordinaires. Seul Jean s’en détache en la présentant sous la forme du don de l’Esprit Saint à la communauté johannique naissante, représentée par la mère de Jésus et le disciple bien-aimé.

Que peut-on dire sur l’historicité des dernières paroles de Jésus? La présence des paroles du psaume 22, 2 dans la bouche de Jésus est fort probablement l’oeuvre de la communauté chrétienne réfléchissant sur ses derniers moments. Mais il est possible que Jésus ait dit tout simplement « Tu es mon Dieu », présent dans plusieurs psaumes et chez Isaïe, ou même tout simplement « Mon Dieu » (Ēlî), et qui aurait été par la suite une source de confusion avec Ēlias, le nom du prophète Élie en grec.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. L’obscurité à la sixième heure (Marc 15, 33; Matthieu 27, 45; Luc 23, 44-45a; EvP 5, 15.18)
      1. L’obscurité chez Marc/Matthieu
      2. L’obscurité dans l’évangile non canonique de Pierre (EvP)
      3. L’obscurité chez Luc
    2. Le cri de Jésus mourant : Élie; l’offre de vin vinaigré (Marc 15, 34-35; Mt 27, 46-49; EvP 5, 19.16)
      1. La signification du cri de Jésus mourant
      2. Les paroles du cri de Jésus mourant
      3. La version de EvP 5, 19
      4. Élie et l’offre de vin vinaigré
    3. Le cri de Jésus mourant chez Luc 23, 46
    4. Les dernières paroles de Jésus et l’offre de vin chez Jean 19, 28-30a
      1. « Après quoi, ayant su que déjà tout était achevé » (19, 28a)
      2. « Pour mener à bonne fin l’Écriture, il dit : "J’ai soif" » (19, 28b)
      3. L’offre de vin vinaigré sur l’hysope (19, 29)
      4. « Quand il eut pris le vin vinaigré, Jésus dit: "C’est achevé" » (19, 30a)
    5. La mort de Jésus dans tous les évangiles
      1. La proposition d’introduction
      2. La description de la mort
  3. Analyse
    1. Les théories sur la composition de Marc 15, 33-37
    2. Les dernières paroles de Jésus : tradition ancienne et/ou historicité
    3. La cause physiologique de la mort de Jésus
    4. Une réécriture imaginative qui annule la crucifixion

  1. Traduction

    La traduction du texte grec est la plus littérale possible afin de permettre la comparaison des mots utilisés. Les passages chez Luc, Matthieu et Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste. L’évangile de Pierre est exclu de cette comparaison.

    Marc 15Matthieu 27Luc 23Jean 19Évangile de Pierre 4
    [36 Puis, les soldats se moquèrent aussi de lui, s’approchant, lui présentant du vin vinaigré.]
    33 Et étant arrivé la sixième heure, une obscurité vint sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure,45 Puis, à partir de la sixième heure, une obscurité vint sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure,44 Et c’était déjà environ la sixième heure, et une obscurité vint sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure,15 Puis, c’était midi et l’obscurité se répandit par toute la Judée; et ils étaient bouleversés et inquiets, par crainte que le soleil ne se couchât alors qu’il vivait encore. (Car) il est écrit pour eux : « Que le soleil ne se couche pas sur quelqu’un mis à mort ».
    45 le soleil s’étant éclipsé. Puis, fut déchiré le voile du sanctuaire au milieu.
    34 et à la neuvième heure, Jésus cria d’un grand cri : «Elōi, Elōi, lama sabachthani? », ce qui est traduit : « Mon Dieu, mon Dieu, pour quelle raison m’as-tu abandonné? ».46 puis, vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’un grand cri disant : « Ēli, Ēli, lema sabachthani? », cela est : « Mon Dieu, mon Dieu, dans quel but m’as-tu abandonné? ».
    35 Et certains de ceux qui étaient se tenant autour, ayant entendu, disaient : « Voici, il clame vers Élie ».47 Puis, certains de ceux qui étaient se tenant là, ayant entendu, disaient qu’il clame vers Élie celui-là.
    28 Après cela, voyant que déjà toutes choses avaient été amenées à bonne fin, afin d’amener à bonne fin l’Écriture, Jésus dit : « J’ai soif ».
    36a Puis, quelqu’un, ayant couru [et] ayant rempli une éponge avec du vin vinaigré, ayant mis autour d’un roseau, il lui donnait à boire, 48 Et aussitôt, un d’eux ayant couru et ayant pris une éponge gorgée de vin vinaigré, et ayant mis autour d’un roseau, il lui donnait à boire.29 Un vase était placé (là) plein de vin vinaigré. Donc, ayant mis autour d’une hysope une éponge pleine de vin vinaigré, ils lui présentèrent à la bouche.16 Et l’un d’entre eux dit: « Donnez-lui à boire du fiel avec du vin vinaigré ». Et ayant fait un mélange, ils lui donnèrent à boire. 17 Et ils accomplirent toutes choses, et ils amoncelèrent les (leurs) péchés sur leurs têtes. 18 Puis, beaucoup circulaient avec des torches, pensant que c’était la nuit, et ils tombèrent.
    36b disant : « Laissez, voyons si Élie vient pour le faire descendre ».49 Puis, les autres disaient : « Laisses, voyons si Élie vient le sauvant. »
    37 Puis, Jésus, ayant laissé sortir un grand cri, il expira.50 Puis, Jésus, ayant hurlé de nouveau avec un grand cri, laissant sortir l’esprit.46 Et ayant clamé d’un grand cri, Jésus dit : « Père, en tes mains je remets mon esprit. Puis, ayant dit cela, il expira.30 Donc, quand Jésus prit le vin vinaigré, Jésus dit : « C’est achevé », et ayant incliné la tête, il transmit l’esprit.19 Et le Seigneur cria, disant : « Ma puissance, ô ma puissance, tu m’as abandonné! » Et ayant dit cela, il fut enlevé.

  2. Commentaire

    1. L’obscurité à la sixième heure (Marc 15, 33; Matthieu 27, 45; Luc 23, 44-45a; EvP 5, 15.18)

      Il est impossible d’avoir une confirmation que les évangélites faisaient référence à une obscurité physique sur l’heure de midi, mais il est probable qu’il en était ainsi, puisqu’ils mentionnent une heure précise. Cela étant dit, leur intérêt est avant tout symbolique et théologique.

      1. L’obscurité chez Marc/Matthieu

        1. Pour Marc, Jésus est le juste ridiculisé par tous, et voilà que la terre est enveloppée par l’obscurité jusqu’à sa mort. Plusieurs passages de l’Ancien Testament offrent un contexte à toute cette scène.
          • Il y a d’abord le Psaume 69, 22 (« Pour nourriture ils m’ont donné du poison, dans ma soif ils m’abreuvaient de vinaigre ») qui a inspiré la scène du vin vinaigré
          • Exode 10, 22 (« Moïse étendit la main vers le ciel et il y eut d’épaisses ténèbres sur tout le pays d’Égypte pendant trois jours ») traduit l’intervention punitive de Dieu
          • Jérémie 15, 9 (« Son soleil s’est couché sur l’heure du midi la voilà honteuse et consternée ») exprime ainsi la colère de Dieu
          • Sagesse 5, 6 (« Oui, nous avons erré hors du chemin de la vérité; la lumière de la justice n’a pas brillé pour nous, le soleil ne s’est pas levé pour nous ») condamne ceux qui n’ont pas su reconnaître la vérité
          • Jérémie 33, 29 (« Ainsi parle Yahvé. Si vous pouvez rompre mon alliance avec le jour et mon alliance avec la nuit, de sorte que le jour et la nuit n’arrivent plus au temps fixé ») voit dans le bouleversement du jour et de la nuit le signe que l’alliance est rompue
          • Joël 3, 4 (« Le soleil sera changé en ténèbres, et la lune en sang, avant qu’arrive le grand jour, le jour éclatant du Seigneur ») et Amos 8, 9 (« Il adviendra en ce jour-là - oracle du Seigneur Yahvé - que je ferai coucher le soleil en plein midi et que j’obscurcirai la terre en un jour de lumière ») nous avertissent que lorsque le jour s’obscurcit est le signe du jugement de Dieu.

          Ainsi, l’obscurité a une haute valeur théologique et c’est en ce sens qu’il faut lire Marc : les gens se sont moqués de Jésus, réclamant un signe de Dieu, et voilà que le signe est venu, un signe qui les juge tous.

        2. Matthieu ne fait que renforcir la symbolique de Marc et accentuer l’idée du jugement eschatologique, un jugement qui s’adresse à tout le peuple juif qui a assumé la responsabilité de la mort de Jésus. Par la suite, il va multiplier les signes eschatologiques : le tremblement de terre, les tombes qui s’ouvrent et les morts qui ressuscitent.

      2. L’obscurité dans l’évangile non canonique de Pierre (EvP)

        • Nous avons déjà fait remarquer que nous avons ici un écrit antisémite. Et comme de fait, c’est sur toute la Judée, et non sur toute la terre, que se répand l’obscurité. La référence à Amos 8, 9 (« Il adviendra en ce jour-là - oracle du Seigneur Yahvé - que je ferai coucher le soleil en plein midi et que j’obscurcirai la terre en un jour de lumière ») est plus explicite, ainsi qu’à Deutéronome 21, 22 (« son cadavre (du condamné) ne pourra être laissé la nuit sur l’arbre; tu l’enterreras le jour même ») qui demande l’inhumation avant le coucher du soleil. Le texte est d’une grande ironie : les Juifs se montrent très minutieux face à la loi, mais n’ont pas hésité à s’attaquer au fils de Dieu. La langue de cet écrit apocryphe épouse un style populaire : la façon de décrire l’obscurité est très colorée, si on peut dire, car on présente des gens se promenant avec des torches et, malgré tout, trébucher (4, 17-18), réalisant Deutéronome 28, 28-29 : « Yahvé te frappera de délire, d’aveuglement et d’égarement des sens, au point que tu iras à tâtons en plein midi comme l’aveugle va à tâtons dans les ténèbres »; le jugement de Dieu a le dernier mot.

      3. L’obscurité chez Luc

        • Nous avons déjà souligné la propension de Luc à reprendre le texte de Marc de manière plus logique. C’est ce qu’il fait en regroupant ici deux passages de Marc, l’obscurité avant la mort de Jésus et le déchirement du voile du sanctuaire après sa mort : ainsi Luc met ensemble des éléments négatifs, pour se concentrer sur les éléments positifs après la mort de Jésus. Puis, il utilise l’expression « environ » la sixième heure : car un signe eschatologique ne peut avoir d’heure précise.

        • Néanmoins, le v. 45 présente un problème : comment interpréter le phrase où le soleil « s’étant éclipsé » (eklipontos); s’agit-il vraiment d’une éclipse du soleil? Plusieurs copistes ont vu la difficulté et écrivent plutôt que le soleil « s’est obscurci » (eskotistē) : c’est la version des codices Alexandrinus, Bezae, Koridethi, de même que Marcion, les vieilles latines et syriaques, ainsi que la koinè. Par contre, les meilleures versions écrivent eklipontos, comme Papyrus 75, les codes Vaticanus, Sinaïticus, Ephraem rescriptus, et quelques traductions Sahidiques; c’est la version la plus difficile et qu’il faut préférer. Alors pourquoi Luc nous parlerait-il d’éclipse du soleil alors que nous sommes au temps de la pleine lune de la Pâque juive, où une éclipse du soleil est physiquement impossible? Et pourquoi parler d’une éclipse qui dure de midi à trois heures, alors qu’elle ne peut durer qu’un maximum de sept minutes et quarante-huit secondes? Les biblistes, qui ont vécu en Palestine, ont essayé d’imaginer toutes sortes de phénomènes météorologiques connues : taches solaires, tempête solaire, tempête de sable, orage électrique, suites d’une éruption volcanique. C’est oublier que Luc n’a pas vécu en Palestine et son texte ne laisse rien présager de tout cela.

        • Nous serions donc devant une inexactitude scientifique et historique de Luc. Et ce n’est pas la première fois. Par exemple, Luc 2, 2 explique le départ de Joseph et Marie enceinte de la Galilée pour Bethléem par l’exigence du premier recensement sous Quirinius comme gouverneur de Syrie; sur le plan historique, nous savons que Quirinius a fait un recensement, mais de la Judée seulement, et non pas de la Galilée, et environ dix ans plus tard. Luc connaissait probablement cet événement, et l’a associé de manière confuse avec la naissance de Jésus. Il fait probablement la même chose avec l’éclipse de soleil, tout en exagérant le phénomène, à la manière des auteurs de son époque : Plutarque (Pélopidas 31.2) écrit sur l’éclipse de -364 : « L’obscurité s’étendit sur la ville durant le jour ». Et à quelle éclipse ferait-il référence? Il y aurait eu une éclipse du soleil le 24 novembre de l’an 29, soit quelques mois avant la mort de Jésus (si on la place en avril de l’an 30), et il y aurait eu une autre, si on se fit à Eusèbe de Césarée, au cours de la période qui s’étend du 1ier juillet de l’an 32 au 30 juin de l’an 33. Bref, Luc aurait associé avec un certain flou ce phénomène naturel avec le récit de Marc.

        • Pourquoi tenir tant à une telle association? Tout d’abord, n’oublions pas que Luc assume probablement que l’éclipse solaire est contrôlée par Dieu pour signaler la mort du fils de Dieu (voir Lc 22, 53 : « c’est votre heure et le pouvoir des ténèbres »), tout comme l’Ancien Testament mentionne des signes eschatologiques de la fin des temps. Mais il y a plus. L’intérêt de Luc est de montrer l’impact universel de la mort de Jésus, comme il l’a fait pour sa naissance en l’associant à un édit de César Auguste (2, 1). Rappelons-nous qu’il s’adresse à un public gréco-romain qui s’imaginait communément que des signes accompagnaient la mort des grands hommes (voir par exemple Plutarque, Romulus 27.6, sur le départ de Romulus : « la lumière du soleil s’éclipsa », ou encore Caesar 69, 4, où à la mort de César le soleil s’est obscurcit).

    2. Le cri de Jésus mourant : Élie; l’offre de vin vinaigré (Marc 15, 34-35; Mt 27, 46-49; EvP 5, 19.16)

      1. La signification du cri de Jésus mourant

        • « et à la neuvième heure, Jésus cria (Mc : « cria » (boan); Mt : « s’écria » (anaboan)) d’une voix (phonē) forte (megalē) ». Ce sont les premières et les dernières paroles de Jésus en croix chez Marc/Matthieu. Les verbes boan/anaboan renvoient à une proclamation solennelle, à une acclamation, ou encore au cri d’une foule et à une demande désespérée pour de l’aide. Ici, étant données les paroles prononcées (Ps 22, 2), on serait devant une requête urgente et désespérée. Dans une scène de crucifixion, il était normal d’entendre des cris de rage et de souffrance, des hurlements de désespoir et des jurons sauvages. Mais c’est un psaume, une prière qui sort de la bouche de Jésus, comme le note Apocalypse 6, 10, typique de récits bibliques de martyrs. Et donc la scène aurait une autre dimension qui nous situe dans un contexte apocalyptique, surtout si on se réfère à l’obscurité, au voile du sanctuaire qui se déchire, au tremblement de terre et aux morts qui ressuscitent. Paul nous avertit qu’un cri (phonē) des archanges accompagnera la venue du Seigneur (1 Th 4, 16). Le moment eschatologique s’accompagne d’une bataille finale contre le mal, comme l’écrit encore Paul : « Alors l’Impie se révélera, et le Seigneur le fera disparaître par le souffle de sa bouche » (2 Th 2, 8). Les mêmes mots boan et phonē megalē apparaissent en Actes 8, 7 quand Luc raconte l’action de Philippe par laquelle l’esprit impur sort des possédés en criant d’un grand cri.

        • « Mon Dieu, mon Dieu, pour quelle raison m’as-tu abandonné? ». Dans tout drame bien construit, les dernières paroles du personnage central revêtent une importance suprême. L’ensemble des arguments favorisent une interprétation littérale, si on se situe sur le plan du portrait que brosse l’évangéliste. Comme on l’a déjà mentionné, Marc accentue le fait que ses disciples l’ont abandonné et tous se moquent de lui, si bien que Jésus se retrouve seul et isolé en croix. Le « pour quelle raison » n’introduit pas un doute sur l’existence de Dieu dans la bouche de Jésus, mais une question sur son silence. Et si on considère la façon dont Marc a construit l’évolution de la prière de Jésus dans le récit de la passion, le contraste est saisissant. À Gethsémani Jésus répète trois fois cette prière où on sent son intimité avec Dieu : « Abba (Père)! tout t’est possible: éloigne de moi cette coupe » (Mc 14, 35-36). Maintenant, cette coupe n’a pas été éloignée, et Jésus doit la boire jusqu’à la lie, et dans sa prière, il n’exprime plus cette intimité antérieure avec le mot : père, mais dit simplement : Dieu, à la manière de tous les êtres humains. Le fait qu’on y voit une référence au psaume 22, 2 n’est pas une explication de l’utilisation ici du mot Dieu, car l’évangéliste n’introduit pas cette parole comme une citation. Pour ajouter au côté dramatique de cette parole, Marc la présente d’abord en araméen, la langue même de Jésus : Elōi, Elōi, lama sabachthani, donnant ainsi l’impression d’une parole authentique. Ce pathos extrêmement pessimiste de la prière de Jésus est soutenu par l’épitre aux Hébreux (4, 14-16; 5, 7-10) : « C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort » (5, 7).

        • Pour être transparent, il faut noter qu’une telle interprétation a reçu beaucoup d’opposition de la part des Pères de l’Église, de biblistes contemporains et de prédicateurs. Cette opposition vient d’une confusion entre ce que l’évangéliste propose et ce qu’a pu vivre le Jésus historique. Résumons ces points de vue différents.

          • La première résistance à cette interprétation vient du refus du sens obvie des mots, si bien que Jésus s’identifierait ici aux pécheurs et exprimerait leur point de vue, et en ce sens nous serions devant l’explosion d’un amour souffrant. Une autre manière de refuser le sens obvie des mots est de chercher à harmoniser cette phrase avec celle de Luc où Jésus remet son esprit entre les mains de son père, en misant sur le fait que le verbe sémitique šbq ou ’zb, qui signifie habituellement : abandonner, peut signifier aussi : laisser un legs, remettre.

          • D’autres refusent cette interprétation sous prétexte que cela reviendrait à nier la divinité de Jésus : car Jésus exprimerait un désespoir face au salut de Dieu, ce qui est considéré comme un péché majeur, et donc en contraction avec l’affirmation de plusieurs passages du Nouveau Testament que Jésus n’a pas commis de péché. Tout cela démontre une incompréhension de Marc, car rien ne suggère chez lui un désespoir de Jésus face à l’intervention de Dieu; bien au contraire, la scène se termine avec la confession du centurion. L’enjeu est plutôt que Jésus est profondément découragé à la fin de ce grand combat qu’il mène contre le mal, car malgré sa soumission complète à la volonté de Dieu, il se retrouve sans soutien et aliéné de tous.

          • Certains biblistes trouvent qu’une telle interprétation entre en contraction avec la communion sans faille de Jésus avec Dieu exprimée, entre autres, chez Jean : « Mais je ne suis pas seul: le Père est avec moi... J’ai vaincu le monde » (16, 32-33). Chez Luc, Jésus annonce au malfaiteur qu’il sera aujourd’hui même en paradis avec lui. Mais ces biblistes commettent l’erreur de confondre le portrait de Marc, suivi par Matthieu, avec celui des autres évangélistes. Ils commettent aussi l’erreur de s’imaginer que les sept paroles attribuées au Christ en croix sont historiques, et donc bien sûr, Jésus ne peut pas se contredire. Mais si on lit l’évangile de Marc tel qu’il l’a écrit, Jésus est au plus bas à la croix, dans un profond sentiment d’abattement, et si Dieu exerce sa puissance, ce n’est qu’après sa mort. Cette interprétation est confirmée par le fait même que Luc refuse de reprendre telle quelle cette scène qu’il reçoit de Marc.

          • L’objection la plus fréquente à cette interprétation repose sur la présence ici du psaume 22, dont les premiers versets sont un appel quasi désespéré adressé à Dieu, mais se termine avec ces mots : « Louez-le, toute la race de Jacob, glorifiez-le, redoutez-le, toute la race d’Israël, car il n’a point méprisé, ni dédaigné la pauvreté du pauvre, ni caché de lui sa face, mais, invoqué par lui, il écouta » (25-26). Selon certains biblistes, il faut interpréter ces paroles de Jésus dans le contexte de tout le psaume, et donc inclure la fin joyeuse. Si ce principe peut être valide en certaines occasions, il ne l’est pas toujours. Et appliqué ici, il ferait dire exactement le contraire du portrait que nous propose l’évangéliste. Mais Marc nous a habitués à introduire des références bibliques limitées seulement aux points considérés, en particulier avec le psaume 22 (voir Ps 15, 24.29.30.31). Si on voulait absolument utiliser l’ensemble du psaume et sa fin heureuse, on pourrait seulement dire que, d’une part, malgré son abattement, le Jésus de Marc n’a pas perdu complètement espoir en Dieu, et d’autre part, s’étant fié à Dieu toute sa vie, Jésus fait pour la première fois l’expérience d’une absence de réponse de la part de Dieu.

            En conclusion, il n’y a aucun argument décisif pour refuser une interprétation littérale du sentiment d’abandon chez Jésus. Le Jésus qui commençait sa prière avec Abba « papa » à Gethsémani, la commence maintenant avec « Dieu », comme le plus humble des serviteurs, dans un cri de protestation d’avoir été abandonné, isolé et esseulé.

      2. Les paroles du cri de Jésus mourant

        • Marc et Matthieu nous présentent d’abord une translitération grecque de paroles sémitiques, suivie d’une traduction grecque. Comparons ce que sont ces paroles en hébreu, puis en araméen, avec la translittération sémitique chez Marc et Matthieu, et enfin avec la version du codex Bezae.
          Hébreu (massor)′Ēlî, ′Ēlî, lāmâ ’ăzabtānî
          Araméen′ Ělāhî, ′ Ělāhî, lěmâ′ šěbaqtanî
          MarcElōi, Elōi, lama sabachthani
          MatthieuĒli, Ēli, lema sabachthani
          Codex BezaeĒlei, Ēlei, lama zaphthani

          Quelques remarques s’imposent :

          1. Clairement, le sabachthani de Marc et Matthieu ressemblent à l’araméen šěbaqtanî, plutôt qu’à l’hébreu ’ăzabtānî
          2. Le Elōi de Marc est près de l’araméen ′Ělāhî, alors que le Ēli de Matthieu est plutôt un écho de l’hébreu ′Ēlî
          3. Le lama de Marc ressemble à l’hébreu lāmâ, tandis que le lema de Matthieu ressemble à l’araméen lěmâ′

          Que conclure? Aurions-nous chez Marc et Matthieu un mélange hébreu-araméen? Il faut savoir deux choses.

          1. Comme dans toute langue, il existait un dialecte hébreu et araméen qui divergeait du langage standard. Par exemple, Jésus parlait probablement le dialecte araméen galiléen. C’est ainsi qu’il est fort possible que le Ēli de Matthieu était une forme de l’araméen parlé, comme l’atteste certains documents araméens (′Ēl et ′Ělāh désignaient tous les deux Dieu)
          2. La translittération des voyelles et des consonnes n’étaient pas une science exacte. Par exemple, le shewa hébreu (l’équivalent de notre voyelle « e ») dans lěmâ′ pouvait être translittéré par la lettre « e » ou « a ».

          Dans ce contexte, le texte de Marc représente probablement, non pas un mélange araméen-hébreu, mais un texte purement araméen. Et cela serait en harmonie avec ce qu’il a fait tout au long de son évangile, en translittérant des mots araméens (talitha koum, ephphatha, hōsanna, abba, Golgotha, korban). Quant à Matthieu, beaucoup plus axé sur le livre, il est plus probable qu’il ait préféré le langage sacré de l’hébreu, comme il l’a fait pour le Notre Père avec l’expression « Notre Père (qui est) aux cieux, une forme traditionnelle dans les synagogues. Enfin, un mot sur le codex Bezae : le copiste a essayé de se conformer totalement à l’hébreu.

        • Examinons maintenant la traduction grecque proposée à cette translittération.
          Septanteho theos ho theos mou, prosches moi hina ti enkatelipes me
          Marcho theos mou ho theos mou, eis ti enkatelipes me
          Matthieuthee mou thee mou, hinati me enkatelipes
          Codex Bezaeho theos mou, ho theos mou, eis ti ōneidisas me
          EvPierrehē dynamis mou, hē dynamis, kateleipsas me

          • Le besoin de traduire l’expression sémitique signifie que l’auditoire ne la comprenait plus. En analysant Marc 14, 36 (« Abba, Père »), nous avons affirmé que cette prière pouvait avoir été originellement récitée en araméen, puis en araméen et en grec dans les communautés mixtes, et enfin en grec seulement. Il est possible que nous soyons devant le même phénomène avec le Psaume 22.

          • La version de la Septante représente une traduction littérale du texte hébreu, sauf qu’il a laissé tomber le premier pronom (mon) et insérer prosches moi (tourne-toi vers moi), pour en faire une prière insistante.

          • Marc demeure près de l’hébreu en évitant les particularités de la Septante.

          • Matthieu suit Marc, mais préfère le hina ti (dans quel but) de la Septante au eis ti (pour quelle raison) de Marc.

          • Le Codex Bezae, pour la version de Marc seulement, a remplacé enkatelipes (abandonner) par ōneidisas (outrager). Pourquoi? On sait que Symmaque l’Ébionite (2e s.) et Lucien de Samosate (2e s.) traduisaient le terme sémitique ‛zb (abandonner) par ōneidizein. Sur le plan théologique, le copiste était sans doute habitué à voir Jésus présenté comme celui qui a été outragé (Rm 15, 3, He 13, 13), une image qui faisait partie de la mémoire collective chrétienne et que Marc vient d’utiliser en 15, 32b. Dans cette perspective, le copiste se sentirait justifié de reprendre ainsi le texte Marc : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi (leur as-tu permis) de se moquer de moi? », une question qui s’ajouterait à celle de Matthieu : pourquoi m’as-tu abandonné, les deux questions centrées sur la raison pour laquelle Dieu permet ces choses.

      3. La version de EvP 5, 19

        • « Ma puissance, ô ma puissance, tu m’as abandonné! ». Voilà comme cet écrit non canonique rapporte les dernières paroles de Jésus. Quand on essaie de comprendre la relation de l’évangile de Pierre avec Marc/Matthieu, trois possibilités se présentent :
          1. EvP représente une tradition originale que Marc/Matthieu ont modifiée par la suite
          2. EvP est secondaire et son auteur aurait modifié Marc/Matthieu connus sous forme d’une tradition orale
          3. EvP et Marc/Matthieu se basent tous sur une tradition primitive commune.

        • Examinons tour à tour chacune de ces possibilités.
          1. On ne trouve rien qui puisse appuyer l’hypothèse que EvP est une tradition originale, modifiée par la suite par Marc; au contraire, on se butte à des questions insolubles : comment expliquer que ce n’est qu’avec le temps qu’on aurait ajouté une phrase araméenne, et que Jésus aurait été présenté dans le cadre d’une théologie basse, i.e. un homme diminué, alors qu’au début on le présentait comme le Seigneur?

          2. Avec cette hypothèse, sans avoir en mains les textes eux-mêmes de Marc et Matthieu, l’auteur de EvP connaîtrait cette tradition, comme en témoigne la séquence des événements qui suit largement celle de Marc. Même s’il utilise le mot kataleipein (abandonner) plutôt que egkataleipei, ce mot a la même signification. Il en diverge cependant sur deux points : au lieu d’une question, c’est une affirmation : « tu m’as abandonné! »; et surtout, au lieu de « Mon Dieu, mon Dieu », c’est : « Ma puissance, ô ma puissance ». La première divergence n’est pas significative, et démontre seulement une attitude moins stricte dans la citation de l’Écriture. La deuxième divergence peut s’expliquer dans le cadre de la théologie haute de cet évangile, où Jésus est appelé Seigneur, et donc serait une initiative de l’auteur pour reconnaître que la puissance qui a permis à Jésus de faire des miracles l’a tout simplement déserté.

          3. Comme le Psaume 22 a été associé à la mort de Jésus, il est possible que plusieurs traditions se soient développées autour de ce psaume. En particulier, le mot hébreu pour Dieu : ′Ēl, est dérivé de la racine ′wl (′yl) qui est à la source de plusieurs mots autour de la notion de force (Proverbes 3, 27 : « Ne refuse pas un bienfait à qui y a droit quand il est en ton pouvoir de le faire »; Michée 2, 1 : « Dès que luit le matin, ils l’exécutent, car c’est au pouvoir de leurs mains ». Ainsi le mot ′ēlî du psaume 22, 2 pourrait avoir été lu pour signifier : « Mon puissant » ou « ma puissance ». Dès lors, la puissance de Jésus qui l’aurait accompagné toute sa vie l’aurait finalement déserté. Et nous aurions ainsi un écho sur la façon dont les dernières paroles de Jésus étaient comprises dans les milieux populaires du 2e s.

      4. Élie et l’offre de vin vinaigré

        • Marc et Matthieu sont les seuls à introduire ici une référence à Élie dans le contexte des dernières paroles de Jésus et où on donne à boire à Jésus. Rappelons d’abord que l’offre de vin vinaigré est une référence au psaume 69, 22
          Et ils m’ont donné pour nourriture du fiel,
          et pour ma soif ils m’ont abreuvé de vin vinaigré
          Jean 19, 28-30 a probablement à l’esprit ce psaume avec le « J’ai soif » de Jésus et, après avoir bu, son « Tout est achevé », accomplissant l’Écriture. C’est moins clair chez Luc alors que ce sont les soldats romains qui lui offrent à boire. Quoiqu’il en soit, offrir ce vin bon marché était une forme de moquerie (cet aspect est moins clair chez Jean).

        • À partir de ces observations, on peut essayer de reconstituer l’évolution de la tradition sur la crucifixion de Jésus. Très tôt, une référence à l’offre de vin vinaigré a été préservée, car elle montrait que Jésus, peu de temps avant de mourir, a été l’objet de moquerie comme le juste souffrant de Ps 69, 22. Ce récit a pu avoir un parcours indépendant comme le montre cet extrait des Hymnes de Qumran où des menteurs, après avoir persécuté le juste, l’abreuvent de vin vinaigré (1QH 4 :10-11). Par la suite, de manière bizarre, ce récit a été associé à une référence eschatologique sur Élie, une association que Marc lui-même ne comprenait peut-être pas parfaitement. Alors que Matthieu suit Marc dans cette voie, Luc pour sa part a éliminé cette composante reliée à Élie et a placé la scène plus tôt. L’auteur de EvP a fait la même chose. Quant à Jean, il ne semble pas connaître cette tradition sur Élie (à moins que lui aussi l’ait éliminé).

        • La scène où quelqu’un s’empresse de donner à boire à Jésus ne présenterait pas de problème, si Marc ne l’avait pas associée à la parole de Jésus : « Elōi, Elōi, lama sabachthani? ». Premièrement, quel lien y a-t-il entre Élie et Elōi? Deuxièmement, pourquoi une référence à Élie amène-t-il quelqu’un à courir pour du vin vinaigré?

          1. Trois noms sont en présence : le Elōi (Dieu) de Marc, le Ēli (Dieu) de Matthieu, et Ēlias, le nom du prophète Élie en grec. Certains biblistes se sont demandé comment des auditeurs dont la langue était l’araméen ont-ils pu réagir au Elōi de Marc, alors qu’ils savaient que le nom pour Dieu aurait dû être ′Ělāhî, et comment pouvaient-il comprendre qu’on le confonde avec le nom d’Élie qui, en araméen, se dit : ′Ělîyāhû (ou ′Ělîyâ sous sa forme abrégée)? Mais c’est un faux problème, car l’auditoire de Marc ne connaissait pas les langues sémitiques. Pour quelqu’un qui ne parlait que grec, il était plausible que le nom sémitique pour désigner le prophète Élie pouvait prêter à confusion avec le mot exotique : Elōi. Par contre, Matthieu, qui connaissait probablement à la fois l’araméen et l’hébreu, a vu le problème, et s’est donc empressé de changer Elōi par Ēli, un mot hébreu traditionnel pour désigner Dieu, et plus susceptible d’être confondu avec ′Ělîyâ, le nom abrégé du prophète Élie.

            Mais il reste la question : pourquoi cette référence au prophète Élie? Rappelons que le thème du retour du prophète Élie fait partie de l’évangile de Marc. Tout d’abord, dans la tradition populaire, on attendait le retour d’Élie pour la fin des temps, lui qui s’était envolé au ciel sur un chariot, et qui devait revenir : « Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète, avant que n’arrive le Jour de Yahvé, grand et redoutable » (Malachie 3, 23). Or, Marc présente les derniers moments de Jésus comme une période apocalyptique avec le soleil qui s’obscurcit, le grand cri et le voile du sanctuaire qui se déchire. Bien sûr, la référence à Élie apparaît ici comme une méprise. Mais c’est exactement un contexte semblable de méprise sur Élie que Marc nous a présenté plus tôt, dans le cadre du récit de la transfiguration (9, 9-13) qui fait référence aux derniers moments de Jésus, alors que Pierre dit : « Pourquoi les scribes disent-ils qu’Elie doit venir d’abord? » et que Jésus lui répond : « Elie est bien déjà venu et ils l’ont traité à leur guise », faisant allusion à Jean-Baptiste; ainsi, la méprise se poursuivra jusqu’à la fin, et se transformera en scène de moquerie.

          2. Comment associer l’offre de vin vinaigré à Élie? Nous avons déjà montré que l’offre de vin vinaigré est un écho de Ps 69, 22 et est présentée comme un geste des ennemis à l’endroit du juste. Chez Marc, c’est un geste de moquerie. Mais la description de Marc présente d’énormes difficultés. Tout d’abord, le vin vinaigré était la boisson des soldats (chez Lc 23, 36, c’est un soldat qui offre cette boisson), mais Marc dit simplement: quelqu’un, sans qu’il s’agisse d’un soldat. Mais surtout, cette personne, en arrivant à la croix avec la boisson, dit : « Aphete (laissez), voyons si Élie vient pour le faire descendre ». Elle semble donc offrir une raison pour donner à boire à Jésus. Techniquement, aphete signifie : laissez-le tranquille (fichez-lui la paix). Mais à qui s’adresse-t-elle, demandant de ne pas intervenir, puisqu’elle semble le seul acteur dans la scène? Doit-on assumer que la foule des badauds désiraient voir mourir Jésus au plus vite, et que le geste de lui offrir du vin vinaigré prolongeant sa vie et donnant du temps à Élie de venir, était perçu comme un geste hostile? Ou aphete devrait-il plutôt se traduire par : « permettez qu’on voie », et exprimerait l’embarras de quelqu’un qui, voulant éviter qu’on y voie un geste de compassion, s’empresserait de préciser qu’il est aussi sceptique que l’ensemble des badauds et ne veut que prolonger la moquerie?

            Comme d’habitude, Matthieu a vu le problème et s’est empressé de clarifier la phrase de Marc. Comme on l’a vu plus tôt, il a remplacé Elōi par Ēli pour rendre plus plausible la confusion avec le prophète Élie. Puis, il précise que ce « quelqu’un » qui courre chercher du vin vinaigré provient de la foule des badauds (et donc n’est pas un soldat romain). Enfin, ceux qui prennent la parole, ce sont les « autres » qui, clairement, refusent l’initiative de celui qui est allé chercher du vin vinaigré. Dans ce contexte, aphete signifie : laisses-le (Jésus) tranquille, car on veut qu’il meure au plus vite.

    3. Le cri de Jésus mourant chez Luc 23, 46

      • « Et ayant clamé (phōnein) d’un grand cri, Jésus dit : « Père, en tes mains je remets mon esprit ». Luc introduit deux modifications majeures au texte de Marc.
        1. Pour Luc, le mot de Marc, boan (crier), est trop violent, et il lui préfère phōnein (clamer, faire entendre sa voix, appeler). Et au psaume 22,2 qui apparaît comme un cri de désespoir, il lui préfère le psaume 31,6 (« Je vais remettre (paratithenai) mon âme en tes mains ; tu m’as racheté, Seigneur, Dieu de vérité »). C’est presque littéralement qu’il cite la version de la Septante du psaume 31, sauf que Luc change le futur de paratithenai (je vais remettre) en un présent (je remets), et il remplace « Seigneur, Dieu de vérité » par « Père ». Ainsi, Luc remplace le cri désespéré du psaume 22 par l’attitude de confiance du psaume 31. Quant à l’esprit, il ne s’agit pas simplement pour Luc d’une composante de l’être humain, c’est tout l’être, et non seulement tout l’être, mais aussi ce qu’il a reçu à son baptême, l’Esprit Saint, si bien que toute sa vie et toute sa mission reviennent à leur point d’origine.

        2. De plus, en mettant le mot « Père » dans la prière de Jésus, Luc, non seulement s’écarte du sentiment d’aliénation du Jésus de Marc qui dit seulement « Dieu » dans sa prière, mais il fait une inclusion avec l’enfant Jésus qui dit : « Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père » (2, 49), avec Jésus à Gethsémani qui dit : « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe! »; tout au long de la passion, Jésus s’adresse à Dieu comme à un père. Pour Luc, Jésus est un modèle pour tous ceux qui doivent affronter la mort, comme il le démontrera à travers le martyr d’Étienne qui dira : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit » (Ac 7, 59).

    4. Les dernières paroles de Jésus et l’offre de vin chez Jean 19, 28-30a

      1. « Après quoi, ayant su que déjà tout était achevé » (19, 28a)

        • « ayant su ». L’expression est curieuse, comme s’il y avait eu un événement qui avait amené Jésus à prendre conscience de quelque chose. Mais le Jésus de Jean n’a pas à apprendre à partir des événements, car il a tout appris de son Père. L’expression « ayant su » apparaît aussi en 13, 1 (« Jésus, ayant su que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père ») : le savoir est tourné vers l’avenir, et donc fait référence au fait que Jésus est en mesure de situer ce qu’il vit dans tout le contexte de sa mission. L’expression « ayant su » était aussi présent lors de l’arrestation à Gethsémani (18, 4). Ainsi, lors des moments cruciaux de Jésus, l’évangéliste tient à assurer son auditoire que Jésus était en plein contrôle de la situation.

        • « tout (panta) » était achevé. Panta est ici un mot pluriel et neutre, et désigne tout ce que Dieu a donné à Jésus (3, 35 : « Le Père aime le Fils et a tout (panta) remis dans sa main »). Ici, dans le contexte de la scène qui a précédé, i.e. la mère de Jésus et le disciple bien-aimé qui amorce la nouvelle communauté de foi, le « tout » est cette nouvelle communauté.

        • « était achevé (telein) ». C’est la première fois que ce verbe apparaît chez Jean, et il n’apparaîtra qu’une autre fois à la fin du verset. Malgré tout, on peut lui attribuer la même signification qu’il a dans les autres évangiles, celle d’accomplir les Écritures. Jean nous en donne plusieurs exemples : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme » (3, 14); « le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (10, 11), qui est un écho de Isaïe 53, 10 (« s’il offre sa vie en sacrifice expiatoire »). Bref, le « tout était achevé » renvoie à ce qui précède quand s’amorce la communauté nouvelle, ainsi qu’à ce qui est sur le point d’arriver, le don de sa vie.

      2. « Pour (hina) mener à bonne fin (teleioun) l’Écriture, il dit : "J’ai soif" » (19, 28b)

        • Même si verbe teleioun est appliquée ici pour la première fois par Jean à l’Écriture (auparavant il a préféré plēroun, « amener à sa plénitude »), il proviendrait néanmoins de sa plume, et non d’une tradition antérieure, pour les raisons suivantes.
          1. Teleioun exprime l’idée d’atteindre une cible, et donc le fait qu’accomplir l’Écriture fait partie de l’achèvement de la mission qui a été confiée à Jésus
          2. Teleioun a été utilisé plus tôt par Jean pour décrire la mission de Jésus de compléter la tâche christologique que lui a confiée le Père (4, 34; 5, 36; 17, 4)
          3. Teleioun est ici plus approprié que plēroun dans le contexte de cette référence particulière à l’Écriture, car il s’agit de l’achèvement final, du terme ou fin de la mission.

        • « Pour (hina) ». Sur le plan grammatical, nous avons ici un exemple où la proposition finale précède la proposition principale, i.e. le fait de mener à bonne fin l’Écriture est relié au « J’ai soif » de Jésus. À cause de la scène qui suit où on donne à boire à Jésus, certains y ont vu une référence au psaume 69, 22, comme chez Marc/Matthieu ou Luc. Mais on oublie que chez Jean il ne s’agit pas d’une scène de moquerie. Par contre, la tradition ancienne qu’il partage avec Marc contenait sans doute une référence au psaume 22, 2 (« Mon Dieu, mon Dieu, pour quelle raison m’as-tu abandonné? ») : alors que Marc lui fait jouer un rôle central, Jean ne peut l’accepter telle quelle au nom d’une christologie où Jésus demeure en contrôle et a déjà dit : « Je ne suis jamais seul, le Père est avec moi » (16, 32). Tout en gardant la référence au psaume 22, il est possible que Jean ait préféré un autre verset : « mon palais est sec comme un tesson, et ma langue collée à ma mâchoire. Tu me couches dans la poussière de la mort » (v. 16). Aussi, en disant « J’ai soif », Jésus accomplirait de manière délibérée la situation envisagée par le psaume. Et c’est donc lui qui provoque l’action de lui donner à boire. Et de manière symbolique, Jésus accomplit ce qu’il a déjà dit : « La coupe que le Père m’a donnée, ne la boirai-je pas? » (18, 11).

      3. L’offre de vin vinaigré sur l’hysope (19, 29)

        • « Un vase était placé (là) plein de vin vinaigré. Donc, ayant mis autour d’une hysope une éponge pleine de vin vinaigré, ils lui présentèrent à la bouche ». Cette scène est différente de celle de Marc, suivie par Matthieu, où le vin vinaigré, obtenu on ne sait comment, est mis par un badaud sur une éponge au bout d’un roseau, trouvé on ne sait comment, dans on contexte où on se moque pour voir si Élie viendra. Cette scène est différente aussi de celle de Luc où ce sont les soldats romains qui donnent à boire à Jésus : il était normal pour des soldats romains d’avoir avec eux du vin vinaigré, et sans que Luc le spécifie, on peut imaginer qu’ils ont utilisé une de leur lance pour tendre l’éponge vers la bouche de Jésus. Jean spécifie clairement qu’il y a avait là un vase plein de vin vinaigré. Le mot « ils » désigne qui? Le contexte pointe vers les soldats romains. On aura noté qu’il n’y pas de référence à Élie, et donc pas de référence à une moquerie quelconque : si on donne à boire, c’est que Jésus l’a demandé.

        • Mais une chose surprend : il ne s’agit plus de roseau qui porte l’éponge, mais d’une hysope. Comment expliquer cela? L’hysope est arbrisseau vivace de la famille des Lamiacées (Labiées), comme la menthe et le thym. Mais l’hysope européenne (Hyssopus officinalis L.) ne pousse pas en Palestine. L’hysope biblique (en hébreu ′ēzob, en grec hyssōpos) ne désigne pas toujours la même plante : elle peut décrire une plante touffue qui pousse dans les fentes des murs de pierre (1 Rois 4, 33), ou encore cette plante associé à la Pâque juive et qui peut atteindre un mètre de hauteur, avec des tiges et des branches très larges très absorbantes qu’on utilisait pour les rites d’aspersion (Lévitique 14, 4-7). Aucun récit biblique ne suggère que cette hysope pouvait supporter le poids d’une éponge trempée. Plusieurs biblistes ont proposé diverses hypothèses pour résoudre cette difficulté.

        • Tout compte fait, la meilleure solution est d’accepter que Jean fait vraiment référence à l’hysope malgré la fragilité de la plante. Car Exode 12, 22 mentionne que c’est l’hysope qui doit être utilisée pour asperger les montants des demeures du sang de l’agneau pascal. La lettre aux Hébreux (9, 18-20) y fait écho pour décrire comment la mort de Jésus a ratifié la nouvelle alliance, comme Moïse a utilisé l’hysope trempée dans le sang d’animaux pour sceller la première alliance. C’est probablement dans cette direction qu’il faut regarder pour comprendre l’utilisation de l’hysope chez Jean. D’ailleurs, il mentionne que c’est sur l’heure du midi que Jésus a été jugé, à l’heure où on commençait à immoler au temple les agneaux pour la Pâque, tout comme il mentionne qu’on ne brisa pas les jambes de Jésus, à l’instar des os de l’agneau pascal qu’il ne fallait pas briser (Exode 12, 10), tout comme c’est ainsi que Jean-Baptiste l’a introduit : « Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde » (1, 29).

      4. « Quand il eut pris le vin vinaigré, Jésus dit: "C’est achevé" » (19, 30a)

        • Ce sont les dernières paroles de Jésus chez Jean. Pour mettre en relief ce passage, comparons-le avec les synoptiques. Chez Marc, suivi par Matthieu, les dernières paroles proviennent de Ps 22, 2 : « Mon Dieu, mon Dieu, pour quelle raison m’as-tu abandonné? ». Elles expriment le profond sentiment d’abandon, même si cette saga se termine par le triomphe exprimé par la confession du centurion. Luc préfère recourir à Ps 31, 6 (« Père, en tes mains je remets mon esprit »), en ligne avec sa présentation de Jésus comme un être compatissant et indulgent, qui était surpris que ces parents n’aient pas compris qu’il doit être dans la maison de son Père (2, 49), constamment en prière et qui maintenant s’en remet au Père. Chez Jean, c’est un Jésus qui boit délibérément la coupe que lui a donné le Père en assumant le rôle de l’agneau pascal, aspergé par l’hysope. Quand il dit : « C’est achevé », c’est après avoir dit : « J’ai soif », si bien que l’acte de boire et de dire : « C’est achevé », forment ensemble une seule affirmation : ayant bu la coupe, il vient de terminer sa mission.

    5. La mort de Jésus dans tous les évangiles

      Les comptes rendus des évangiles sont très laconiques.

      Marc 15, 37Puis, Jésus, ayant laissé sortir (aphienai) un grand cri, il expira (ekpnein)
      Matthieu 27, 50Puis, Jésus, ayant hurlé de nouveau avec un grand cri, laissant sortir (aphienai) l’esprit.
      Luc 23, 46bPuis, ayant dit cela, il expira.
      Jean 19, 30bet ayant incliné la tête, il transmit l’esprit.
      EvPierre 5, 19bEt ayant dit cela, il fut enlevé (analambanein).

      La phrase comporte deux parties : une proposition d’introduction sous forme d’un participe passé, suivie d’un verbe qui décrit la mort.

      1. La proposition d’introduction

        • Selon Marc, Jésus a laissé sortir un grand cri. C’est avant tout une description d’un moment eschatologique, et pas simplement le souvenir d’un fait. Ce grand cri apparaît deux fois (« cria d’un grand cri » v. 34 et « ayant laissé sortir un grand cri » v. 37), un doublet qu’affectionne l’évangéliste : mais quand on examine bien, on a l’impression que le second cri ne fait que reprendre et terminer le premier cri, interrompu par la référence au psaume 22 et la scène de moquerie, si bien que le v. 37 pourrait se traduire : ayant laissé sortir ce grand cri, expira; il n’y aurait eu dans l’évangile de Marc qu’un seul grand cri chez Jésus.

        • Matthieu ajoute « de nouveau » (palin). Donc, pour lui, il y a vraiment un deuxième cri. Son verbe « hurler » (krazein) est probablement tiré de Ps 22, 3 (« Mon Dieu, le jour je hurle (krazein) vers toi et tu ne réponds pas, la nuit, point de silence pour moi »). On se retrouve dans le même abyme du sentiment d’avoir été abandonné qu’il y a chez Marc.

        • Chez Luc, il n’est pas clair s’il considère un ou deux cris dans l’évangile de Marc. Quoi qu’il en soit, dans son désir d’éviter tout doublet et de clarifier les choses, il se contente de renvoyer au premier cri en écrivant : « ayant dit cela ».

        • Jean est unique en écrivant : « et ayant incliné la tête ». De manière spontanée, on pourrait croire qu’il entend exprimer ainsi l’épuisement de Jésus. Mais ce serait ignorer la dynamique du Jésus de Jean qui n’a pas besoin d’aide pour porter sa croix. Rappelons-nous qu’il est entouré de sa mère et du disciple bien-aimé. Puisqu’en mourant Jésus « transmit l’esprit », le geste d’incliner la tête n’entend-il pas donner la direction de ce qu’il est en train de donner, ceux qui se tiennent autour de lui?

      2. La description de la mort

        • Dans la langue grecque, les verbes habituels pour décrire l’acte de mourir sont : apothnēskein et teleutan. Pourtant, aucun évangéliste ne les utilise. Marc et Luc écrivent : ekpnein (expirer). On note que ce verbe est un euphémisme pour « mourir » chez Sophocles, Plutarque et Josèphe, comme il l’est d’ailleurs dans la langue française, avec l’idée de rendre son dernier souffle. Ce serait donc chez Marc et Luc une description assez neutre de la mort de Jésus.

        • Matthieu, avec son « laissant sortir (aphienai) l’esprit », pourrait donner l’impression de dire beaucoup plus que Marc en faisant allusion à l’Esprit Saint. Pourtant, le verbe aphienai suivi de psychē (l’âme, l’esprit, la vie) apparaît dans la Septante (voir Genèse 35, 18; 1 Esdras 4, 21; Siracide 38, 23; Sagesse 16, 14) pour décrire de manière neutre l’acte de mourir. Aussi, tout ce que Matthieu entend dire est que Jésus a laissé sortir sa force de vie ou son dernier souffle, un acte résigné où il cessa de résister.

        • Avec son « il fut enlevé (analambanein) », l’évangile apocryphe de Pierre s’écarte des évangiles canoniques. Il y a deux façons d’interpréter cette phrase. La première est d’y voir la théologie primitive où Jésus serait monté au ciel directement de la croix; cela n’empêche pas la foi en la résurrection et en l’ascension, car en mourant Jésus est hors du temps. Mais il serait surprenant que cet évangile apocryphe fasse preuve d’autant de subtilité. La deuxième interprétation est tout simplement d’y voir un euphémisme pour l’acte de mourir, comme aujourd’hui on peut dire à un enfant pour parler de la mort : « ta grand-maman est allé au ciel ». Dans ce cas, l’évangile de Pierre, tout comme celui de Matthieu, a simplement trouvé une façon gracieuse de décrire la mort de Jésus.

        • Chez Jean, nous avons : « il transmit (paradidonai) l’esprit ». Pour comprendre cette phrase, il faut avoir en tête l’ensemble de son évangile, en particulier 7, 39 : « Jésus parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui ». Or, autour de lui en croix se tient l’embryon de la communauté croyante avec sa mère et le disciple bien-aimé. Ne serait-il donc pas normal qu’ils soient les premiers à recevoir l’Esprit Saint? Certains biblistes ont objecté à cette interprétation le fait que partout ailleurs dans le Nouveau Testament c’est seulement Jésus ressuscité qui donne l’Esprit Saint. L’autre objection qu’on a soulevé est relié au fait que Jean lui-même place le don de l’Esprit Saint le dimanche de Pâques. À ces deux objections, il faut répondre ceci :

          1. Pour Jean, à la croix, Jésus est déjà élevé de terre et est déjà glorifié en passant de ce monde à son Père (voir 13, 1; 17, 11); il jouit déjà du statut que les autres évangiles attribuent au Jésus ressuscité.
          2. Jean a pris l’habitude de mélanger ce qu’il reçoit de la tradition et de la grande Église autour des Douze, avec la tradition particulière de sa communauté autour du disciple bien-aimé; c’est ainsi qu’en 20, 19-23 il nous présente la tradition de Pâque partagée par les autres évangiles, mais ici autour de la croix, il met de l’avant sa propre tradition sur les prémices de la communauté johannique, sa mère et le disciple bien-aimé, qui furent les premiers à recevoir l’Esprit Saint (tout comme le disciple bien-aimé fut le premier à croire, bien avant Pierre).

          Bref, Jean entend nous dire que, lorsque Jésus inclina la tête vers ceux qui étaient avec lui autour de la croix, i.e. les croyants qu’on considérait comme les ancêtres de la communauté johannique, il leur transmit l’Esprit Saint.

  3. Analyse

    1. Les théories sur la composition de Marc 15, 33-37

      • Bien avant que Marc compose son évangile vers l’an 67, il y aurait eu deux traditions indépendantes
        1. Une tradition sur le cri de Jésus combiné à l’offre de vin vinaigré, une tradition truffée de références scripturaires : Ps 22, 2 où le juste fait monter sa plainte vers Dieu, Ps 69, 22 où on se moque du juste en lui offrant du vin vinaigré
        2. Une tradition de moquerie autour de la figure d’Élie qui, selon Malachie 3, 23, devait revenir à la fin des temps

        C’est Marc lui-même, ou peut-être une tradition avant lui, qui a combiné tant bien que mal ces deux traditions en un seul récit, si bien que l’offre de vin est devenue une scène de moquerie.

      • L’évangile apocryphe de Pierre n’est pas une reprise de Marc, mais semble plutôt puiser à une tradition que connaissait aussi Marc. Luc, pour sa part, essaie d’améliorer le récit de Marc en éliminant la référence bizarre à Élie et en regroupant plus tôt les scènes de moquerie, tout en modifiant le cri de Jésus pour le rendre conforme à sa théologie de la passion, une grande prière de confiance en Dieu. Enfin, Jean semble ignorer totalement la tradition sur Élie et utilise de manière différente la tradition sur le Ps 22 pour aller chercher le thème de la soif, ce qui donne tout son sens à l’offre de vin vinaigré, avant de terminer avec une scène où Jésus, en plein contrôle, signale que sa mission est terminée et que l’Écriture a été complétée.

    2. Les dernières paroles de Jésus : tradition ancienne et/ou historicité

      • La citation de Ps 22, 2 sous la forme de « Elōi, Elōi, lama sabachthani » pourrait apparaître comme la tradition la plus ancienne sur les dernières paroles de Jésus. En soi, ce n’est pas inconcevable sur le plan historique qu’un Jésus torturé par ses souffrances ait recours à ce psaume pour exprimer sa condition d’abattement de juste souffrant. Mais quelles sont les probabilités qu’elle soit historique?

        1. Le fait qu’elle soit en araméen n’est pas une garantie d’historicité, car les premières communautés chrétiennes, qui parlaient l’araméen, ont composé beaucoup de prières en araméen (voir le Maranatha de 1 Co 16, 22) et avaient aussi l’habitude de mettre dans la bouche de Jésus certaines prières, comme le montre Ac 2, 27.

        2. Le fait que le Ps 22, 2 exprimerait bien la situation vécue par Jésus n’est pas un argument, car les évangélistes entrent rarement dans le monde des sentiments personnels de Jésus.

        3. L’observation que Luc et Jean se sont sentis libres de ne pas utiliser Ps 22, 2 nous donne l’indice qu’il ne représentait pas les paroles mêmes de Jésus.

        4. L’argument que les chrétiens n’auraient jamais osé mettre dans la bouche de Jésus une expression de désespoir ne tient pas la route, car d’une part il ne s’agit pas d’une expression de désespoir au sens strict, et d’autre part aucun chrétien n’aurait considéré comme blasphématoire de mettre dans la bouche de Jésus un psaume.

      • Si la tradition originelle sur les dernières paroles de Jésus ne contenait pas Ps 22, 2, qu’est-ce qui a amené Marc, ou la tradition qu’il utilise, à insérer la référence à ce psaume? Quand on examine les plus anciennes formulations de la foi chrétienne, on note que la mort de Jésus a été comprise très tôt en référence à l’Écriture (« Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures », 1 Co 15, 3), et cette Écriture inclut certainement le psaume 22. Ce dernier convenait également à Marc pour traduire sa vision noire de la passion. Mais ceci étant dit, peut-on dire quelque chose sur les derniers moments de Jésus? Trois possibilités se présentent.

        1. La première possibilité est celle du silence : de sa crucifixion jusqu’à sa mort, Jésus n’aurait dit un seul mot. En soi, ceci n’est pas inconcevable et reflèterait l’image du serviteur souffrant d’Is 53, 7 qui n’as pas ouvert la bouche alors qu’on l’amenait à l’abattoir. Mais cela irait à l’encontre de ce qu’affirment les quatre évangiles sans exception.

        2. La deuxième possibilité est celle d’un cri sans parole. Que Jésus ait émit un grand cri est attesté par les synoptiques et l’évangile de Pierre. Et Marc/Matthieu parlent du dernier cri comme étant sans parole. N’aurait-on pas ici l’écho le plus ancien de la mémoire chrétienne, avant que la réflexion ultérieure vienne y plaquer le psaume 22? C’est ce que semble proposer la lettre aux Hébreux 5, 7 (« C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes... »). Cependant, ce n’est pas parce que quelqu’un est affaibli et souffrant qu’il ne peut dire quelque chose, ne serait-ce que sous forme d’exclamation.

        3. Une troisième possibilité serait celle d’un mot simple ou de mots rudimentaires. Une hypothèse proposée chez les biblistes est que Jésus aurait dit en hébreu : ′Ēlî ′attā’ (Tu es mon Dieu), qu’on trouve quatre fois dans le psautier (22, 11; 63, 2; 118, 28; 140, 7) et en Is 44, 17. Dans ce cas, les badauds autour de la croix auraient cru qu’il parlait araméen : ′Ēlîyā′ tā′ (Élie, viens). Par la suite, les mots pour translittérer en grec les mots hébreux auraient entraîné une confusion, conduisant à la citation de Ps 22, 2. Cela expliquerait pourquoi Marc a recours à un psaume où apparaissent justement ′Ēlî (v. 2) et ′attā’ (v. 3). D’autres biblistes ont proposé la forme plus courte « ′Ēlî » (mon Dieu), qui elle aussi pourrait expliquer la confusion avec Élie. Que ce soit l’une ou l’autre forme, cette hypothèse a l’avantage d’offrir une base à une ancienne tradition, tout en étant à accord avec les évangiles où Jésus a dit quelque chose avant de mourir.

    3. La cause physiologique de la mort de Jésus

      • Si aucun organe vital n’a été percé lors de la crucifixion, de quoi Jésus est-il mort? La description trop brève des évangiles n’est d’aucune utilité. Plusieurs spécialistes de la médecine y sont allés de leur explication. Leur grande erreur est d’assumer que la description évangélique essaie de coller à ce qui s’est exactement passé, et d’oublier leur but catéchétique et théologique. Néanmoins, résumons deux grandes théories de ces spécialistes de la médecine.

        1. La première théorie provient du médecin J.C. Stroud (The Physical Cause of the Death of Christ, 1871). Selon lui, Jésus serait mort d’une rupture violente du coeur. Après que l’hémorragie se soit répandue dans le sac péricardique, des caillots se sont formés, séparant le sang du sérum. En perçant le sac péricardique, la lance a libérée deux substances qui sont apparues comme du sang et de l’eau. Cette hypothèse a été infirmée par des avancées de la médecine qui ont démontré qu’une rupture péricardique ne survient pas en raison d’une agonie mentale, mais présuppose certaines conditions du muscle du coeur. De plus, pour devenir des caillots, la coagulation du sang exige plus de temps.

        2. La deuxième théorie propose une mort par suffocation. Son plus illustre avocat est le chirurgien français Pierre Barbet (1884–1961), médecin catholique, qui a consacré une grande partie de sa carrière à tenter d’expliquer les causes du décès par crucifiement et de démontrer l’authenticité du suaire de Turin (Les Cinq Plaies du Christ, La passion de N.-S. Jésus-Christ selon le chirurgien, A Doctor at Calvary). À partir du témoignage de soldats de la première guerre mondiale qui furent attachés vivants à un poteau, il note que le crucifié devait transférer son poids d’une jambe à l’autre, avant de s’effondrer complètement épuisé, alors que les muscles de la cage thoracique devenaient trop faibles pour fonctionner, si bien que les poumons s’emplissaient de dioxyde de carbone. L’asphyxie en résultait. Quant à la lance dont parle Jean, elle serait entrée au haut de la 5e côte, perçant l’auriculaire droit du coeur (qui contient toujours du sang) et le péricarde (dont le sérum apparaît comme de l’eau).

      • Malheureusement, ces deux théories utilisent les éléments du récit offert par les évangélistes, alors que ceux-ci ne connaissaient probablement rien sur ce type de mort. Il vaudrait mieux étudier comment, en général, meurt un crucifié. C’est ce qu’a fait F. T. Zugibe (Two Questions About Crucifision. Does the Victim Die of Asphyxia? Would Nails in the Hand Hold the Weight of the Body?). À partir de ses expériences, il conclut que c’est seulement le choc causé par la déshydratation et la perte de sang qui peut causer la mort d’un crucifié.

    4. Une réécriture imaginative qui annule la crucifixion

      En terminant, on pourrait faire le tour de certaines théories négationnistes qui nient tout simplement que la crucifixion ait eu lieu.

      1. La théorie de la confusion.

        Il en existe plusieurs variations.

        • Au 2e siècle, dans les milieux gnostiques où circulait Basilide, on croyait que Jésus n’avait pas souffert, mais c’est Simon de Cyrène qui aurait été crucifié à sa place.

        • Dans la même veine, dans les communautés syriaques de la région d’Édesse, on identifiait Thomas, appelé jumeau (Jn 11, 16; 20, 24; 21, 2), avec Jude, le frère de Jésus (Mc 6, 3 || Mt 13, 55). Et c’est donc le jumeau qui aurait été crucifié à la place de Jésus, dans un moment de confusion.

        • Toujours dans les milieux gnostiques, Cérinthe (1er s.) aurait fait une distinction entre le Jésus terrestre et le Christ céleste, de telle que le Christ serait entré en Jésus au baptême, et l’aurait quitté à la fin.

        • Le Coran (4.156-157) critique les Juifs de dire qu’ils ont crucifié le messie, car Mahomet, qui a probablement connu le christianisme à travers les courants hétérodoxes de Syrie, adhérait à la théorie que quelqu’un d’autre serait mort à la place de Jésus.

        Bref, selon cette théorie Jésus n’a pas connu les souffrances de la crucifixion, et c’est un autre qui a souffert à sa place.

      2. La théorie du complot

        Il existerait deux grandes variations autour de cette théorie.

        • La première variation est transmise par Abdel al Jabbar Ibn Ahmad, un théologien musulman (935 – 1025) qui s’est porté à la défense de l’Islam contre le christianisme, puisant dans les idées d’une secte judéo-chrétienne du 5e s. pour qui Judas, en embrassant l’homme qu’il livrait aux autorités, a délibérément désigné la mauvaise personne, démontrant que Mahomet avait raison de soutenir que Jésus n’avait pas connu les souffrances de la crucifixion.

        • La deuxième variation met la responsabilité sur Jésus lui-même d’avoir trompé tout le monde. En acceptant de boire la boisson qu’on lui offrait (Jn 19, 30), Jésus aurait absorbé un narcotique lui permettant d’être considéré comme mort, puis de retrouver la vie après le départ de ses bourreaux. On a proposé diverses versions de cette boisson, l’une étant à base de mōrion, une plante pour faire des potions magiques à partir du mandragore, une autre étant à base de poison que Jésus aurait vomi à temps dans le tombeau, à l’aide de Simon le Mage qui aurait répandu dans sa gorge un jus à base d’aloès et de myrrhe.

      Tout cela est le pur produit de l’imagination.

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