Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Acte 4, scène 1 - #33. Jésus est crucifié, première partie : le cadre, pp 933-981, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Jésus est crucifié, première partie : le cadre
(Mc 15, 22-27; Mt 27, 33-38; Lc 23, 23, 33-34; Jn 19, 17b-24)


Sommaire

Dans cette section, Marc nous présente sept items : le nom du lieu, l’offre initiale du vin, la crucifixion, le partage des vêtements, le temps (3e heure), l’inscription sur l’accusation, les deux bandits; Matthieu laisse tomber le temps, Luc laisse tomber l’offre initiale du vin et le temps, tout comme Jean. On s’entend pour situer la crucifixion au lieu dit du Crâne, qui se situait hors des murs (aujourd’hui le 2e mur), près de la porte de la ville et d’une route passante, et tout près d’un jardin où on a retrouvé des tombeaux.

Marc, suivi par Matthieu, nous présente deux scènes où on offre du vin à Jésus (Luc et Jean n’ont pas la première offre). C’est probablement un ajout de Marc à la source qu’il reçoit. Pourquoi? Dans les faits, il arrivait souvent que des gens offrent du vin aux condamnés afin d’adoucir leur souffrance. Ici, Marc parle de l’ajout de la myrrhe, une façon de parfumer le vin, un geste de raffinement, tandis que Matthieu parle de fiel, en référence au Psaume 69, 22 sur le juste souffrant. Mais Jésus ne boira pas, car pour Marc, Jésus avait décidé d’assumer la souffrance jusqu’au bout. De même, Marc est le seul à écrire que Jésus a été crucifié à la 3e heure (9 h du matin), en contradiction avec Jean pour qui Jésus était encore devant Pilate à midi. Nous sommes probablement devant une création de Marc qui veut baliser la journée selon les heures de prière de la communauté romaine; aucun autre évangile ne le suit sur ce point.

La crucifixion était la mort la plus ignominieuse qui soit, un châtiment réservé à la classe inférieure, aux esclaves et aux étrangers, répandu dans le monde gréco-romain et Juif depuis quelques siècles. La croix était formée de deux poutres, une poutre verticale qui demeurait sur place, et à laquelle on faisait une entaille, soit au sommet avec une forme de V, soit sur le côté, près du sommet, afin d’y insérer la poutre transversale portée par le condamné. Cette croix s’élevait habituellement à une hauteur de 2,1 mètres. Comment Jésus a-t-il été attaché au bois de la croix? Malgré le silence des évangiles, on peut penser que les mains de Jésus furent clouées, pourvu qu’on accepte que, techniquement, ce ne sont pas les mains qui ont été cloués, mais les poignets, car les mains n’auraient pu supporter le poids du corps et se seraient déchirées. Les deux pieds ont probablement été mis l’un sur l’autre et cloués avec un seul clou.

Les quatre évangiles parlent du partage des vêtements personnels de Jésus, en utilisant le langage du Psaume 22, 19. Jean, en décomposant le psaume en deux parties, ajoute un deuxième partage, celui de sa tunique sans couture qu’on ne déchire pas, une allusion possible au fait que les soldats romains n’ont pas réussi à briser ce qui appartient à Jésus, l’unité du peuple messianique de Dieu. Sur le plan historique, il est probable que Jésus était complètement nu lorsqu’il fut mis en croix.

Les quatre évangiles racontent qu’une inscription portant le chef d’accusation a été apposée sur la croix, au-dessus de la tête de Jésus. Cette pratique était courante et avait un but dissuasif. Le contenu de cette inscription varie selon les évangiles, Marc nous présentant la formule la plus courte, et probablement la plus ancienne. Quand à celle de Jean, plus élaborée et plus solennelle, écrite en trois langues, invraisemblable sur le plan historique, elle vise un but théologique : une proclamation prophétique et impériale sur Jésus.

Encore une fois, les quatre évangiles s’entendent pour placer deux co-crucifiés avec Jésus, des bandits selon Marc, Matthieu et Jean, des malfaiteurs selon Luc. Il est impossible de savoir pour quel crime ils ont été condamnés, ou s’il y en avait plus que deux. Pour les évangélistes, en plaçant ces deux bandits à côté de Jésus, on illustrait l’indignité de la situation à laquelle le Jésus innocent a été soumis.

Il faut faire une analyse à part de la parole de Jésus qui demande au Père de pardonner à ses adversaires, car non seulement elle n’apparaît que chez Luc, mais les manuscrits ne sont pas unanimes à rapporter cette prière. Après une longue analyse, on doit reconnaître qu’il est plus facile d’accepter que ce passage fut écrit par Luc et enlevé plus tard par des copistes pour des raisons théologiques et antisémites, que d’y voir une addition d’un copiste qui s’est donné la peine d’imiter le style et la pensée de Luc.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Le nom du lieu (Marc 15, 22; Matthieu 27, 33; Luc 23, 33a; Jean 19, 17b)
      1. Golgotha ou lieu du crâne
      2. Le site à Jérusalem
    2. L’offre initiale de vin (Marc 15, 23; Matthieu 27, 34)
      1. L’utilisation par Marc de ce geste
      2. L’utilisation par Matthieu de ce geste
    3. La crucifixion (Marc 15, 24a; Matthieu 27, 35a; Luc 23, 33b; Jean 19, 18a)
      1. La crucifixion en général
      2. Sur quel type de croix Jésus fut-il crucifié?
      3. Comment Jésus a-t-il été attaché à la croix?
    4. Le partage des vêtements (Marc 15, 24b; Matthieu 27, 35b; Luc 23, 34b; Jean 19, 23-24)
      1. Le partage et le Psaume 22
      2. La tunique non déchirée
    5. La troisième heure (Marc 15, 25); les soldats qui montent la garde (Matthieu 27, 36)
      1. La troisième heure
      2. La seconde référence à la crucifixion de Marc
      3. Les soldats qui montent la garde (Matthieu 27, 36)
    6. L’inscription et le motif d’accusation (Marc 15, 26; Matthieu 27, 37; Luc 23, 38; Jean 19, 19-22)
      1. Le compte rendu évangélique
      2. L’épisode chez Jean
      3. L’évangile selon Pierre
      4. L’historité de l’inscription
    7. Les bandits ou malfaiteurs (Marc 15, 27; Matthieu 27, 38; Luc 23, 33c; Jean 19, 18b)
    8. « Père, pardonne-leur » (Luc 23, 34a)
      1. La signification du verset
      2. L’authenticité du verset

  1. Traduction

    La traduction du texte grec est la plus littérale possible afin de permettre la comparaison des mots utilisés. Les passages chez Luc, Matthieu et Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. En bleu, on trouvera ce qui est propre à Luc et Matthieu. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste. L’évangile de Pierre est exclu de cette comparaison.

    Marc 15Matthieu 27Luc 23Jean 19Évangile de Pierre 4
    22 Et ils le portent sur le lieu Golgotha, ce qui est traduit par lieu du Crâne.33 Et étant allés vers un lieu dit Golgotha, ce qui est dit lieu du Crâne.33a Et quand ils allèrent sur le lieu appelé Crâne, 17b il sortit vers le lieu dit du Crâne, ce qui est dit en hébreu Golgotha,
    23 Et ils lui donnaient du vin ayant été mêlé de myrrhe. Puis, lui, il ne le prit pas.34 Ils lui donnèrent à boire du vin ayant été mélangé avec du fiel. Et ayant goûté, il ne voulut pas boire.
    (pour le parallèle, voir plus bas au v. 27)(pour le parallèle, voir plus bas au v. 38)33b là ils le crucifièrent, et les malfaiteurs, d’une part qui à droite, d’autre part qui à gauche18 où ils le crucifièrent, et avec lui deux autres, ici et là, puis, au milieu Jésus.10. Ils amenèrent deux malfaiteurs, entre lesquels ils crucifièrent le Seigneur. Et lui se taisait, comme s’il n’éprouvait aucune souffrance.
    [34a Puis, Jésus disait : Père, aie pardonné à eux, car ils ne savent pas ce qu’ils font.]
    24 Et ils le crucifient et ils se partagent ses vêtements tirant au sort pour eux qui emporterait quoi.35 Puis, l’ayant crucifié, ils se sont partagés ses vêtements tirant au sort34b Puis, se partageant ses vêtements, ils tirèrent aux sorts.11. Lorsqu’ils avaient dressé la croix, ils y avaient inscrit: " Celui-ci est le roi d’Israël".
    36 Et étant assis, ils le gardaient là.12. Ils déposèrent ses vêtements devant lui et se les partagèrent en les tirant au sort.
    25 Puis, c’était la troisième heure et ils le crucifièrent.
    26 Et il y avait l’inscription de son accusation (où) avait été inscrit : le roi des Juifs.37 Et ils posèrent au-dessus de sa tête son accusation (où) avait été écrit : celui-ci est Jésus, le roi des Juifs.[38 Puis, il y avait aussi une inscription sur lui : le roi des Juifs celui-ci.]19 Puis, Pilate écrivit aussi un écriteau et mit sur la croix; puis, avait été écrit : Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs.
    20 Donc, beaucoup parmi les Juifs lurent cet écriteau, car il était près du lieu de la ville où Jésus fut crucifié, et cela avait été écrit en hébreu, en latin et en grec.
    21 Donc, les grands prêtres des Juifs disaient à Pilate : n’écris pas le roi des Juifs, mais que celui-là a dit : je suis le roi des Juifs.
    22 Pilate répondit : ce qui a été écrit, a été écrit.
    23 Donc, les soldats, quand ils crucifièrent Jésus, prirent ses vêtements et firent quatre parts, pour chaque soldat une part, et la tunique. Puis, la tunique était sans couture, à partir du haut tissée d’une pièce.
    24 Donc, ils se dirent les uns aux autres : ne la déchirons pas, mais décidons par le sort à son sujet à qui elle sera, afin que l’Écriture soit accomplie : ils se sont partagés mes vêtements entre eux, et sur mon habillement ils tirèrent au sort. Donc, les soldats firent ainsi ces choses.
    27 Et avec lui ils crucifient deux bandits, un à droite et un à sa gauche.38 Alors sont crucifiés avec lui deux bandits, un à droite et un à gauche.

  2. Commentaire

    Chez Marc, on peut repérer sept items.
    1. Le nom du lieu
    2. L’offre initiale du vin
    3. La crucifixion
    4. Le partage des vêtements
    5. Le temps (unique à Marc)
    6. L’inscription sur l’accusation
    7. Les deux bandits

    Matthieu reprend six de ces items dans le même ordre. Luc reprend dans l’ordre les items 1, 3, 7, 4 au début, puis l’item 6 plus tard. Le récit de Jean comprend 5 items, les items 1, 3, 7 au début, puis il donne une expansion aux items 6 et 4. Malgré les similitudes avec Marc, Jean puise de manière indépendante à une tradition ancienne que connaissait également Marc.

    1. Le nom du lieu (Marc 15, 22; Matthieu 27, 33; Luc 23, 33a; Jean 19, 17b)

      Marc utilise un présent historique (« ils le portent ») et continuera ainsi au. v. 24 et v. 27. Matthieu et Luc emploient erchesthai (aller), et Jean exerchesthai (sortir). On ne sait trop pourquoi Marc a opté pour le verbe « porter » (pherō) : Jésus était-il si faible qu’on a du le soutenir pour qu’il se rende au lieu de la crucifixion?

      1. Golgotha ou lieu du crâne

        • Le terme sémitique du lieu de la crucifixion est Golgotha (ce terme est plus près de l’araméen Gulgultā’ que de l’hébreu Gulgōlet), et le terme grec est kranion, les deux signifiant : crâne (L’équivalent latin est calvaria, calvaire). Selon son habitude, Luc élimine les termes non grecs.

        • Toutes les formes du nom pointent vers un site qui ressemble à un crâne, parce qu’il constituait un monticule arrondie s’élevant du paysage avoisinant. Les pèlerins du 4e s. parlaient du calvaire qu’ils visitaient comme d’une petite colline (monticulus), et ce qui en reste aujourd’hui est situé dans une église et s’élève à environ 4,3 mètres. Cette élévation permettait aux Romains de servir un avertissement à la population.

      2. Le site à Jérusalem

        • Jésus a été crucifié en dehors des murs de Jérusalem. Mais où exactement? Cette question est liée à celle de son inhumation, car selon Jean, Jésus fut mis dans un tombeau tout près. On a beaucoup débattu de la valeur du site choisi par les architectes de Constantin qui, en se basant la tradition locale, ont bâti vers l’an 325-335 cette grande enclave sacrée constituant la basilique du martyrium, un jardin saint avec une rotonde en colonnades centrée sur le tombeau (appelé Anastasis) et un Calvaire détaché, considéré comme la colline du Golgotha. Ce qui reste de la reconstruction des Croisés en 1099-1149 est généralement appelé l’église du Saint-Sépulcre.

        • Un point central dans ce débat concerne la question des murs de la ville au fil de l’histoire. Le second mur nord existait au temps de Jésus (voir la carte de Jérusalem). Le site du Saint-Sépulcre est-il à l’extérieur de ce mur? Les fouilles archéologiques depuis la 2e guerre mondiale ont confirmé que ce site se situait à l’extérieur du mur et avait servi de carrière depuis le 8e ou 7e s. av. J.C. et avait été partiellement rempli au 1ier s. av. J.C. pour servir de jardin et de lieu de sépulture. De plus, ce site n’est pas loin de la Porte du jardin du mur nord et cadre bien avec la description de Jean 19, 41 : « Or il y avait un jardin au lieu où il avait été crucifié, et, dans ce jardin, un tombeau neuf, dans lequel personne n’avait encore été mis »). Ce qui est maintenant le Calvaire s’élève à 10-12 mètres au dessus du plancher de la carrière, un monticule qui devait être visible à partir des murs. Enfin, on a trouvé la trace de tombeaux taillés dans le roc de ce monticule. Bref, les fouilles ont renforci les arguments pour le site traditionnel.

     

    L’église du Saint-Sépulcre et l’évolution des bâtments sur le lieu du Golgotha
    d’après le National Geographic Magazine, numéro de décembre 2017

Chapitre suivant: Jésus est crucifié, deuxième partie : les activités autour de la croix

Liste de tous les chapitres

An 30 et l’emplacement du St-Sépulchre
An 135 et l’emplacement du St-Sépulchre
An 325 et l’emplacement du St-Sépulchre
An 1149 et l’emplacement du St-Sépulchre
An 2000 et l’emplacement du St-Sépulchre

Quelques données chronologiques sur le St-Sépulcre

AnnéeÉvénement
30Jésus est crucifié et inhumé en dehors du mur de la ville
41-44Un nouveau mur est construit, et le tombeau de Jésus est maintenant dans la ville
313L’édit de Milan légalise le christianisme
614Les Perses endommagent l’église du St-Sépulcre
1009Un calife égyptien ordonne la destruction de toutes les églises
1048L’achèvement de la restauration de l’église byzantine
Vers 1200Durant les croisades, Jérusalem change souvent de mains
1555L’édicule est reconstruit
1719Le dôme de la rotonde est restauré
1810L’édicule est restauré
1927Un tremblement de terre majeur endommage l’église et l’édicule

  1. L’offre initiale de vin (Marc 15, 23; Matthieu 27, 34)

    Il faut d’abord clarifier tout de suite une chose. Car Marc/Matthieu nous présentent deux scènes où on sert à boire à Jésus, d’abord au début quand les soldats romains lui présentent du oinos (vin sucré) mélangé à de la myrrhe ou du fiel, et à la fin après le cri de détresse de Jésus avant de mourir, alors que quelqu’un de l’assistance met du oxos (un vin rude, amer, vinaigré) sur une éponge et lui tend avec un roseau. Luc nous présente qu’une seule scène où des soldats, qui se moquent de Jésus, lui présentent du oxos, une scène parallèle à la deuxième scène de Marc/Matthieu. Il en est de même chez Jean où on présente à Jésus une éponge imbibée d’oxos au bout d’une branche d’hysope. Notons que seul Jean précise que Jésus en a bu.

    Ainsi, seuls Marc et Matthieu nous offrent cette scène initiale autour du vin (oinos). Alors la question se pose : la tradition préévangélique contenait-elle deux scènes où on offre à Jésus à boire, et que Luc et Jean auraient simplifiées de manière indépendante, ou au contraire, n’en contenait qu’une seule, celle du vin vinaigré au moment de la mort de Jésus? Si c’est ce dernier cas, il faudra expliquer pourquoi Marc aurait ajouté cette scène du vin mêlé de myrrhe au début.

    1. L’utilisation par Marc de ce geste

      • Il y a une certaine vraisemblance dans scène où on offre à un condamné une gorgée de vin pour engourdir la douleur (voir Proverbe 31, 6-7 : « Procure des boissons fortes à qui va mourir, du vin à qui est rempli d’amertume: qu’il boive, qu’il oublie sa misère, qu’il ne se souvienne plus de son malheur ». Marc ajoute que ce vin a été mêlé à de la myrrhe. Pourquoi cet ajout? La myrrhe ne contribue pas à l’effet anesthésiant du vin. Pline (Histoire naturelle 14.15 : #92) nous donne la réponse : « Le vin le plus fin au temps ancien était celui qu’on avait épicé avec du parfum de myrrhe ».

      • Mais alors pourquoi des soldats romains, eux qui n’ont cessé de moquer de Jésus, veulent-il lui offrir le vin le plus fin? Il y a sans doute une référence ironique à la pratique courante face aux condamnés. Mais le fait même que Jésus refuse de boire est très révélateur : Marc nous présente cette offre des soldats comme une épreuve, car à Gethsémani Jésus a déjà pris la décision de boire la coupe jusqu’à la lie, et accepter de boire ce vin mêlé de myrrhe pour adoucir sa douleur reviendrait à renier cet engagement.

    2. L’utilisation par Matthieu de ce geste

      • Matthieu modifie le texte de Marc pour faire référence aux Psaume 69, 22 : « Pour nourriture ils m’ont donné du fiel (cholē), dans ma soif ils m’abreuvaient de vinaigre (oxos) ». Ainsi, l’expression de Marc « vin ayant été mêlé de myrrhe », devient chez lui « vin ayant été mélangé avec du fiel » pour évoquer la première partie du verset, tandis que la deuxième partie du verset sera utilisé plus tard pour la deuxième scène où on offre à boire à Jésus du oxos. Pourtant, le psaume parlait de cholē et de oxos de manière synonyme, les deux boissons étant désagréables et offertes au juste par dépit. Mais c’est une pratique de Matthieu de prendre un passage de l’Écriture avec deux mots synonymes pour créer deux affirmations distinctes (voir l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem en Mt 21, 15 où l’ânesse et l’ânon utilisés de manière synonyme par Zacharie 9, 9 deviennent deux animaux distincts). Ici, le lecteur de Matthieu reconnaît que, comme Dieu l’a prédit par le psalmiste, le juste est maltraité par ses ennemis. Et si le Jésus de Matthieu refuse de boire après avoir goûté, c’est qu’il reconnaît dans le goût de fiel qu’on lui donne un geste de moquerie. Notons que la présence de fiel dans le vin n’est pas impossible, car on avait l’habitude dans l’Antiquité d’ajouter un goût âcre au vin, que ce soit le fiel, la myrrhe ou l’absinthe.

      • Il est probable que dans la tradition la plus ancienne il n’y avait qu’une seule scène où on offrait à boire à Jésus qui a soif, cette boisson vinaigrée (oxos) commune, dans un geste de moquerie. Cette tradition a été préservée chez Jean et dans la deuxième scène d’offre de vin chez Marc/Matthieu. C’est donc Marc qui aurait ajouté cette première scène d’offre de vin, suivant la pratique courante concernant les condamnés, et selon son habitude pour les doublets afin de créer des parallélismes inclusifs entre le début et la fin. Mais cela a surtout bien servi sa théologie sur Jésus qui accepte son sort jusqu’à la fin. Matthieu, y voyant une référence au Ps 69, 22, a introduit ici le mot fiel. Luc, pour sa part, selon son habitude de simplifier les choses, a vu le doublet et a éliminé cette première scène.

  2. La crucifixion (Marc 15, 24a; Matthieu 27, 35a; Luc 23, 33b; Jean 19, 18a)

    1. La crucifixion en général

      • Le terme « croix » peut biaiser notre compréhension en nous présentant l’image de deux barres qui se croisent, alors que le grec stauros et le latin crux n’ont pas nécessairement cette signification : on pouvait mettre à mort en empalant, pendant, clouant ou attachant quelqu’un.

      • Les premières traces archéologiques font référence à la crucifixion de pirates et datent du 7e s. av. J.C. dans le port d’Athènes. Avec Alexandre le Grand, fin du 4e s., la crucifixion devient une pratique hellénique courante. C’est à travers les guerres puniques de Rome contre les Carthaginois, parents avec les Phéniciens, que la crucifixion se serait répandue dans le monde romain. Plaute (250-184 av. J.C.) est le premier auteur à nous en donner une description, une punition destinée à la classe inférieure, aux esclaves et aux étrangers (d’où Philippiens 2, 7 : « Mais il (le Christ) s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave »). Cicéron la décrit comme la punition la plus cruelle et la plus dégoûtante (In Verrem 2..5.64, 66 : #165.16). Sénèque parle « d’arbre maudit » (Épitre 101.14) et Josèphe de « la plus pitoyable des morts » (Guerre juive, 7.6.4 : #203).

      • La pratique de la crucifixion est connue également dans le monde juif, car c’est ainsi qu’Alexandre Jannée fait exécuter 800 prisonniers au 1ier s. av. J.C. Pendant l’occupation romaine, c’était devenu une pratique courante : le gouverneur de Syrie fit crucifier 2 000 Juifs en l’an 4 av. J.C. Si Jésus est le seul cas connu lors de la première préfecture (l’an 6 à 40), on a plusieurs attestations pour la seconde préfecture (l’an 44 à 66).

      • Comment les premiers artistes ont-ils représenté la crucifixion? Le symbole de la croix (sans le corps) apparaît dans les catacombes du 3e s. Quant à la représentation de Jésus crucifié, on a seulement une demi-douzaine de portraits s’étant du 2e au 5e s. La plus ancienne, du 2e s., sculptée sur une petite pierre de jaspe, nous montre un homme crucifié, nu et crispé, sans spectateurs, et peut-être l’oeuvre d’un gnostique voulant se moquer de la foi chrétienne orthodoxe en la mort de Jésus. Il y a cette représentation de la même époque sur une pièce de cornaline (figure 1), découverte en Roumanie (Costanza) où le Christ apparaît super humain alors qu’il est deux fois plus grand que ses disciples qui l’entourent. Enfin, mentionnons les graffiti du 3e s. (figure 2) trouvé au Domus Gelotiana du palais impériale du la colline du Palatin à Rone, une école de page : on se moque du Dieu honoré par les chrétiens en le représentant sous forme d’âne.

      Crucifix de Costanza
      Figure 1: Crucifix de Costanza
      Crucifix du Palatin
      Figure 2: Crucifix du Palatin

    2. Sur quel type de croix Jésus fut-il crucifié?

      • La question se pose car Sénèque (De consolatione ad Marciam 30.3) décrit différentes croix : « Certaines victimes avaient la tête en bas vers le sol, d’autres avaient leurs parties intimes empalées, d’autres encore avaient leurs bras étendus sur la poutre transversale ». De même, Josèphe (La guerre juive 5.11.1 : #451) mentionne que Titus avait fait crucifier des prisonniers avec différentes positions, certains cloués sur une simple poutre droite (figure 3), les mains cloués au dessus de leur tête. Une image du 5e s. sur le portail de Sainte-Sabine représente la crucifixion sous la forme d’un échafaud (figure 4).

        Crux simplex de Justus Lipsius
        Figure 3: Crux simplex de Justus Lipsius
        Crucifixion, portail de Sainte-Sabine
        Figure 4: Crucifixion, portail de Sainte-Sabine

      • Comme deux criminels furent crucifiés avec Jésus, on imagine des croix individuelles. Bien qu’existaient des croix en forme de X (crux decussata, courbée), le fait que Jésus doive transporter la poutre transversale élimine cette possibilité. Si une poutre verticale était déjà plantée au lieu du Crâne, la poutre transversale pouvait être fixée de deux façons :

        1. En faisant une entaille en forme de V au sommet de la poutre verticale, permettant d’y insérer la poutre transversale, ce qui donnait au tout la forme d’un T (crux commissa). C’est ce qu’assument la Lettre de Barnabée 9, 8 et Justin (Dialogue 91.2)
        2. En faisant une entaille horizontale sur le côté de la poutre droite, à une certaine distance du sommet, et dans lequel on insérait la poutre transversale, ce qui donnait la forme † (crux immissa), comme le signe plus en mathématique, mais allongé. C’est ce qu’assument Irénée (Adversus haereses 2.24.2) qui ajoute un siège ou un repos pour les fesses. Et c’est la représentation traditionnelle de Jésus en croix.

      • Jusqu’à quelle hauteur pouvait s’étendre la poutre verticale? La croix pouvait parfois être assez basse pour que les animaux ravagent les pieds du crucifié, qui pouvaient être à 30 centimètres du sol. Suétone (Galba 9.1) parle d’un homme qu’on a crucifié à une hauteur plus élevée que les autres pour se moquer de ses prétentions à être citoyen romain. Comme les trois évangiles mentionnent qu’on doit tendre un roseau ou une branche d’hysope pour faire boire Jésus, il faut imaginer une poutre d’une hauteur d’environ 2,1 mètres.

    3. Comment Jésus a-t-il été attaché à la croix?

      • Habituellement, les bras étaient d’abord soit attachés, soit cloués à la poutre transversale, avant que celle-ci soit levée avec des perches fourchues (furcillae), puis insérée dans l’entaille de la poutre verticale. Sur le sujet, Pline (Histoire naturelle 28.11.46) fait référence à un attirail de cordes (spartum). Philon (De posteritate Caini 17 : #61), pour sa part, fait allusion à des hommes crucifiés et cloués à un arbre. La Mishna Shabbat 6.10 parle des clous d’un crucifié (voir aussi Plaute et Sénèque qui font référence aux clous).

      • Qu’en est-il de Jésus? Malheureusement, les récits évangéliques ne précisent pas si Jésus a été attaché ou cloué. Comme seule indication, nous avons des scènes après sa résurrection : « Voyez mes mains et mes pieds; c’est bien moi! » (Luc 24, 39), qui semble faire allusion à la trace des clous, et « Porte ton doigt ici: voici mes mains; avance ta main et mets-la dans mon côté » (Jean 20, 27) qui semble faire référence à la trace des clous dans les mains. Ignace (Aux Smyrnéens 1.2) affirme que Jésus fut vraiment cloué, tandis qu’Éphrem (Commentaire sur le Diatessaron 20.31) parle des clous aux mains et des pieds attachés. Les biblistes se sont posé la question de la valeur historique de tous ces détails, sachant que le récit de la crucifixion aurait pu être influencé par le Psaume 22, 17 (LXX) : « ils m’ont percé les pieds et les mains ». De manière surprenante, aucun évangéliste n’a exploité ce psaume en ce sens, alors que le psaume sera cité explicitement au 2e s.

      • On peut conclure qu’il est plausible que les mains de Jésus furent clouées, pourvu qu’on accepte que, techniquement, ce ne sont pas les mains qui ont été cloués, mais les poignets, car les mains n’auraient pu supporter le poids du corps et se seraient déchirées. D’ailleurs, l’hébreu yād fait référence non seulement à la main, mais aussi à l’avant bras. Qu’en est-il des pieds? On a peu de données sur les pieds des crucifiés. Mais la découverte en juin 1968 de huit ossuaires dans un tombeau à Giv‛at ha-Mivtar, à Jérusalem, et contenant les os de 20 personnes nous a fourni des données extrêmement précieuses : dans un des ossuaires, on a trouvé les os d’un homme, fin de la vingtaine, du nom de Yehohanan, qui aurait été crucifié quelques décennies avant l’an 70; les bras semblent avoir été attachés (non cloués) à la poutre transversale, mais les pieds auraient été cloués de chaque côté de la poutre verticale, le clou traversant d’abord une plaque d’olivier (pour empêcher d’enlever le pied), puis le talon du pied, et enfin la surface de la poutre. Ce fait, contemporain de Jésus, devrait enlever le scepticisme concernant la proposition que les pieds de Jésus auraient pu être cloués. Diverses postures dans la crucifixion

      • Chez les artistes, on note que les plus anciens portraits de Jésus en croix ignorent les clous aux pieds (voir par exemple la figure 4 plus haut). Ce n’est qu’avec le temps, et surtout avec l’intérêt pour le sang, que les clous sont apparus. Chez certains Père de l’Église, on parle de 4 clous (les 2 mains, les 2 pieds). Mais Hélène, la mère de l’empereur Constantin, n’en aurait trouvé que trois, et ce nombre serait devenu standard (Grégoire de Nazianze, Bonaventure). Ainsi, les pieds de Jésus auraient été placés l’un par-dessus l’autres, et un seul clou les aurait transpercé.

      • Terminons en parlant de deux objets qui pouvaient être présents à la croix, non pas pour réduire la souffrance, mais la prolonger. Car dans la mesure où le crucifié pouvait avoir un point d’appui lui permettant de mieux respirer, il pouvait vivre plus longtemps, plutôt que d’être étouffé par la pression du poids de son corps. Il y avait d’abord le suppedaneum ou appui-pied qui était parfois attaché au bas de la poutre verticale, comme on le voit dans les graffiti du Palatin (figure 2). Cela est à l’origine de la croix russe avec cette barre transversale supplémentaire à angle . Mais il y avait aussi le sedile, l’appui-fesses ou pēgma, i.e. un bloc de bois pour soutenir les fesses; cela était pratique pour enlever du poids pour la courte période où élevait la poutre transversale ou on la descendait. Mais, étant donné la rapidité avec laquelle Jésus est décédé, ces deux objets n’étaient probablement pas présents.

  3. Le partage des vêtements (Marc 15, 24b; Matthieu 27, 35b; Luc 23, 34b; Jean 19, 23-24)

    Après la crucifixion de Jésus, les évangiles racontent la scène du partage de ses vêtements. Il s’agit de ses vêtements personnels, et non des vêtements de moquerie (Mt 15, 20a et Mt 27, 31a mentionnent explicitement qu’on lui a remis ses vêtements après la scène de moquerie). Alors Jésus était-il totalement nu en croix? Les Romains avaient l’habitude de crucifier les criminels totalement nus (voir Daldianus, Oneirokritika 2.53). Les évangiles ne sont pas spécifiques, et probablement ne savaient pas. Jean, qui est si précis sur chaque morceau de vêtement, nous donne l’impression que Jésus n’avait plus rien sur lui. Mais les Romains auraient-il fait une exception pour Jésus, sachant l’horreur des Juifs pour la nudité (voir Jubilées 3, 30-31; 7, 20 ou la Mishna Sanhedrin 6, 3 ou Sipre 320), et donc lui aurait permis de porter un pagne. Les images les plus anciennes le dépeignent totalement nu (voir plus tôt la crucifixion de Costanza, figure 1), et plusieurs sculptures sur des pierres précieuses le représentent nu. Méliton de Sardes (Homélie de Pâques 97) écrit que son corps était nu et indigne d’une simple pièce de vêtement, voilà pourquoi le ciel s’est obscurci pour qu’on ne le voie pas. Cette vue est acceptée par des pères de l’Église comme Jean Chrysostome et Éphrem le Syrien. Les données manquent pour une conclusion définitive, mais les données actuelles favorisent la nudité complète.

    1. Le partage et le Psaume 22

      • De manière remarquable, les quatre évangélistes utilisent un langage semblable pour décrire le partage des vêtements de Jésus. Dans quelle mesure cela vient-il du Psaume 22, 19 (LXX)?

        Ligne 1(1) Ils se sont partagés
        (2) mes vêtements (pl. de himation)
        (3) entre eux,
        Ligne 2(4) et pour
        (5) mon habillement (hismatismos)
        (6) ils ont tiré
        (7) au sort.

         

        À part Jean, les évangélistes ne citent pas explicitement le Psaume, mais n’en copient pas moins les principaux items :
        Marc 15, 24bn. 1, 2, 4, 6, 7
        Matthieu 24, 35bn. 1, 2, 6, 7
        Luc 23, 34bn. 1, 2, 6, 7
        Jean 19, 23b-24an. 2

        On se retrouve devant une situation curieuse : les synoptiques utilisent la moitié du vocabulaire du psaume sans le nommer, alors que Jean, qui cite pourtant le psaume, n’utilise presque pas son vocabulaire dans la description de la scène. Tout cela provient sans doute d’une tradition pré évangélique que Marc reprend, copié par Matthieu et Luc, et que Jean reprend à sa façon, en citant explicitement le psaume. Et surtout, alors que les deux lignes du psaume sont parallèles et ne sont en fait qu’une seule et même action, la deuxième ligne accomplissant la première, Jean en fait deux épisodes, l’un avec les vêtements (himation), l’autre avec l’habillement (hismatismos), i.e. la tunique; il tient à affirmer clairement que toute l’Écriture se réalise.

      • Mais Jean va plus loin que le psaume en précisant que ses vêtements ont été partagés en quatre parts, un pour chaque soldat. Ce détail pourrait venir d’une source préjohannique et non synoptique. Quoi qu’il en soit, il semble qu’une section de quatre soldats (Grec : tetradion; latin : quaternion) était commune. Et l’un des quatre pourrait être un officier, comme un centurion. Ce détail a une certaine vraisemblance, car il ne joue aucun rôle théologique.

      • Le fait de remettre les vêtements du condamné à ses gardiens est-il vraisemblable? Le Digeste de Justinien (48.20.1) fait référence à Hadrien interdisant que les bourreaux exigent les vêtements du condamné, et Tacite (Histoire 4.3) décrit un esclave qui est crucifié tout en portant ses bagues. Il est possible que cette attitude du 2e s. soit plus douce que celle du 1ier s. Quant au tirage au sort, les synoptiques utilisent l’expression du Psaume 22, 19. Certains biblistes se sont demandé si vraiment les soldats auraient apporté avec eux des dés pour le tirage au sort. Mais le jeu pouvait se résumer à deviner le nombre de doigts levés derrière la main de l’adversaire.

    2. La tunique non déchirée

      • Jean 19, 23-24 accorde une grande importance au chitōn (tunique), qu’il identifie au himatismos (habillement) de Ps 22, 19, et qui est différent des vêtements partagés en quatre parts. Cette tunique est une longue robe qu’on portait directement sur la peau. Jean précise que cette tunique était sans couture (arraphos). Qu’est-ce que cela veut dire? Était-ce un vêtement inhabituel? Un vêtement d’une qualité spéciale? Beaucoup de pères de l’Église y ont vu un vêtement inhabituel soulignant soit la majesté de Jésus, soit sa pauvreté.

      • Les biblistes ont beaucoup discuté de la signification de cette tunique sans couture, y voyant une référence soit à l’histoire de Joseph et de ses frères, soit à Moïse. Mais parmi toutes les hypothèses, deux apparaissent plausibles.

        1. Nous aurions ici une allusion à la robe du grand prêtre qui, si on en croit Josèphe (Antiquités judaïques 3.7.4 : #161) portait un chitōn, non composé de deux pièces, cousu aux épaules et sur le côté, une longue pièce d’étoffe tissée. Il faut noter que tout ce qu’il y a de commun entre Jean et Josèphe est le mot chitōn. Selon cette interprétation, après avoir présenté Jésus comme roi, Jean le présenterait maintenant comme prêtre. Cette interprétation est nouvelle et absente de l’histoire de l’interprétation de ce passage.

        2. Jean nous présenterait ici un symbole d’unité, car il écrit explicitement que la tunique ne fut pas déchirée (schizein). Cette symbolique est présente en 1 Rois 11, 30-31 quand le prophète Ahiyya prit le manteau (himation) neuf qu’il avait sur lui et le déchira en douze morceaux, pour symboliser l’éclatement du royaume de David. Et de fait, Jean revient souvent sur la question de l’unité : « (Jésus allait mourir) afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (11, 52); « afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous » (17, 21); « quoiqu’il y en eût tant (153 poissons), le filet ne se déchira (schizein) pas » (21, 11). Ainsi, l’évangéliste signifierait que les soldats romains n’ont pas réussi à briser ce qui appartient à Jésus, l’unité du peuple messianique de Dieu. C’est cette interprétation que privilégie des père de l’Église comme Cyprien ou Alexandre d’Alexandrie.

        Il est impossible de trancher définitivement entre ces deux interprétations, mais la dernière a le plus de plausibilité. Mais, ne l’oublions pas, on enlève à Jésus cette tunique.

  4. La troisième heure (Marc 15, 25); les soldats qui montent la garde (Matthieu 27, 36)

    1. La troisième heure

      • Ce détail nous vient seulement de Marc. C’est la première mention de l’heure, d’autres suivront : la sixième heure (midi) quand l’obscurité se répandra (15, 33), la neuvième heure (15 h) quand Jésus lancera son grand cri (15, 34). Matthieu et Luc omettent ce détail, rejetant du coup le fait que Jésus aurait été crucifié à neuf heures du matin. Déjà, Jean 19, 14 nous a dit que Jésus se tenait encore devant Pilate à midi. Toutes les tentatives pour réconcilier la chronologie de Marc et Jean ont été infructueuses. Il vaut mieux accepter qu’elles soient incompatibles. Le seul point d’accord est l’heure du midi, qui peut provenir de la tradition préévangélique, et que chaque évangéliste a utilisé de manière différente. La version de Marc que Jésus aurait été crucifié dès neuf heures (et donc aurait passé six heures en croix) semble peu probable en raison des données de Marc lui-même, puisqu’à l’approche du soir Pilate s’étonna que Jésus soit mort si tôt (15, 44).

      • Si la mention de la troisième heure est un ajout de Marc, comment l’expliquer? Les biblistes ont proposé deux explications.

        1. Marc adopterait une pensée apocalyptique où existe un déterminisme chronologique : Dieu a tout fixé, les saisons, les années, les heures. Ainsi, on aurait ici l’indication que Dieu veille étroitement sur les événements entourant la mort de son fils.

        2. On aurait ici un cadre liturgique : dans la communauté romaine de Marc, ces heures correspondent aux différents moments où la communauté était en prière, en particulièrement lors de la commémoration de la mort du Seigneur. D’ailleurs, les Actes font référence à ces moments de prière : la prière de la neuvième heure (3, 1), de la sixième heure (10, 9), de la troisième heure (10, 30). Et selon la coutume juive, on a dû honorer le site du Golgotha, une place associée à la mort d’un martyr.

        L’hypothèse du cadre liturgique est attrayante, mais ça demeure une hypothèse.

    2. La seconde référence à la crucifixion de Marc

      • « Puis, c’était la troisième heure et ils le crucifièrent » (15, 25). C’est une répétition de 15, 24 « Et ils le crucifient », et qui sera encore répété en 15, 27 « Et avec lui ils crucifient deux bandits ». On a émis diverses hypothèses sur la raison de ces répétitions. Il faut mieux accepter le fait que nous avons ici un autre exemple du style libre et sans contrainte de Marc.

      • Matthieu et Luc, de manière indépendante, omettent 15, 25. Pourquoi? Ce n’est pas la première fois que ces deux évangélistes nous dispensent des répétitions de Marc (ils ont fait la même chose avec Marc 14, 35-36, la prière de Jésus à Gethsémani qui est répétée). De plus, il est possible que la mention de la troisième heure soit apparue à tous les deux comme une innovation à rebours de la tradition qu’ils connaissaient, ou encore que le cadre liturgique auquel il ferait allusion n’existait pas dans leur communauté.

    3. Les soldats qui montent la garde (Matthieu 27, 36)

      « Et étant assis, ils le gardaient (tērein) là ». Nous avons ici le vocabulaire de Matthieu (il est le seul à utiliser tērein dans les récits de la passion). Cette note comporte une certaine vraisemblance. Par exemple, Petronius (Satyricon 111) décrit un soldat surveillant des voleurs en train d’être crucifiés pour qu’on ne les descende pas de la croix. Et Matthieu est cohérent avec ce qu’il nous a déjà raconté sur les soldats avec lesquels Pierre s’assoie pour voir l’issue du procès (26, 58). Pour lui, ces soldats sont importants, car non seulement ils peuvent témoigner de la crucifixion, mais également de sa mort (27, 54), et du tombeau vide (28, 4); il s’agit d’un témoignage indépendant.

  5. L’inscription et le motif d’accusation (Marc 25, 26; Matthieu 27, 37; Luc 23, 38; Jean 19, 19-22)

    Les quatre évangiles s’entendent pour dire que le motif d’accusation a été mis par écrit. Marc et Luc parlent d’inscription (epigraphē), Marc ajoutant une formule redondante : où avait été inscrit (epigegrammenē). Jean parle d’écriteau (titlos), qui se réfère à la fois au tableau et au message, et qui pouvait aussi désigner titlos comme titre royal, une idée pas totalement absente de Jean. Le but de cette inscription ou écriteau était d’informer le public en général et d’avoir un effet dissuasif. D’après des données extérieures au Nouveau Testament, cette pratique était courante, mais pas nécessaire, et on avait beaucoup de latitude dans la formulation du chef d’accusation et dans la façon de l’afficher : on le portait parfois devant le condamné marchant au lieu d’exécution, ou encore, on le pendait à son cou. Selon le Talmud de Babylone Sanhedrin 43a, un héraut aurait proclamé le crime de Jésus.

    1. Le compte rendu évangélique

      • Marc ne précise pas où fut mise l’inscription. Luc écrit : « sur lui », et Matthieu : « au-dessus de sa tête ». En harmonisant toutes ces versions, la majorité des artistes ont imaginé un crux immissa : †, avec l’inscription au-dessus de la tête de Jésus. C’est possible que ce soit ce qu’imaginaient les évangélistes, mais nous n’avons pas d’exemple indépendant. Malgré tout, on comprendrait mal que les évangélistes inventent quelque chose qui n’aurait pas été plausible à leur auditoire du 1ier s.

      • Sur cette inscription, nous avons les seuls mots sur Jésus écrits de son vivant. D’après le contexte, ces mots auraient été écrits par les soldats romains, et rien n’indique que cela aurait été fait pour se moquer. Quelqu’un qui cherche ce qui a été exactement écrit sur l’inscription sera un peu déçu devant la variation des versions :
        MarcLe roi des Juifs
        MatthieuCelui-ci est Jésus, le roi des Juifs
        LucLe roi des Juifs celui-ci
        JeanJésus le Nazôréen, le roi des Juifs
        Évangile de PierreCelui-ci est le roi d’Israël

    2. L’épisode chez Jean

      • Chez Jean, c’est Pilate qui est à l’origine du contenu de l’écriteau, même si on peut imaginer que ce sont les soldats qui l’ont écrit physiquement. L’évangéliste en profite pour prolonger le débat amorcé lors du procès. Ayant été forcé de condamner quelqu’un qu’il savait innocent, le Pilate de Jean fait mettre sur un écriteau public le contenu même de l’accusation provenant des grands prêtres, leur jetant au visage leur propre action. Et d’une façon ironique, à ces Juifs qui ont dit n’avoir d’autre roi que César, Pilate impose maintenant son autorité : ce qui a été écrit, a été écrit; ils se sont fait prendre à leur propre jeu.

      • La formulation du contenu de l’écriteau chez Jean est la plus formelle et la plus solennelle, et a donné naissance chez les artistes au fameux INRI, l’acronyme tiré de la phrase latine : Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum. Et cette solennité est accrue par l’indication que l’écriteau était trilingue. Pour certains biblistes, cette indication était un gage d’historicité. Il est légitime de la mettre en doute : il est raisonnable de penser que les soldats n’auraient pas pris la peine de transcrire le chef d’accusation en trois langues. Bien sûr, on pouvait trouver des inscriptions en plusieurs langues, comme celle interdisant l’entrée dans certaines sections du temple, écrite en Grec et en latin selon Josèphe (La guerre juive 6.2.4 : #125). Mais il s’agissait d’inscriptions formelles.

      • Quel est alors le rôle de cette inscription solennelle chez Jean? Chez les synoptiques, elle sera l’occasion de se moquer de Jésus. Mais pour le quatrième évangile, Jésus est vraiment roi, même si son royaume n’est pas de ce monde. Or, le païen Pilate, lui qui n’a aucune autorité sur Jésus sinon celle venu d’en haut, en vient à faire une proclamation formelle sur la vérité. Et la proclamation de IĒSOUS NAZŌRAIOS est du même niveau que la proclamation solennelle de « Tiberius Caesar », le côté impérial et royal étant rehaussé par le trilinguisme. Pour l’auditeur chrétien, cette proclamation colore la suite : le roi des Juifs, celui qui a dit à Gethsémani lors de son arrestation : « Je suis ». De même les trois langues avaient une signification : l’hébreu était la langue sacrée de l’Écriture d’Israël, le latin celui du conquérant romain, le grec celui du message sur Jésus proclamé et écrit. Ainsi, tout comme Caïphe a proclamé sans le savoir une vérité sur Jésus (« qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple », Jn 11, 49), de même Pilate, sans le savoir, fait une proclamation prophétique et impériale sur Jésus.

    3. L’évangile selon Pierre

      Le contenu de l’inscription selon cet évangile non canonique est différent : « Celui-ci est le roi d’Israël ». Il ne s’agit pas d’un titre politique comme celui de roi des Juifs. Pour le chrétien qui a écrit cet évangile, Jésus est vraiment le roi d’Israël, et à travers cette inscription, les Juifs se trouvent à proclamer la vérité, même s’ils se moquent des prétentions de Jésus.

    4. L’historité de l’inscription

      Certains biblistes ont écarté l’historicité de l’inscription sous prétexte qu’elle était une proclamation chrétienne sur Jésus. Cela s’applique sans doute à Jean, mais non pas aux synoptiques, et en particulier Marc qui nous présente l’inscription la plus originale et la plus simple. Le fait que le titre « Le roi des Juifs » serait totalement une création chrétienne n’est pas plausible : ce titre n’apparaît jamais par la suite dans les confessions chrétiennes, et le fait même que Jésus lors de son procès dise : « C’est toi qui le dit », montre qu’il est inadéquat. Par contre, rien n’empêche de penser qu’un préfet romain, lors d’une procédure extraordinaire dans une petite région d’une province romaine, applique la jurisprudence ordinaire concernant le crime de lèse-majesté. Toute prétention à la royauté déclencherait une réaction violente de Rome, comme on la vu après la mort d’Hérode le Grand en 4 av. J.C. alors que Varus, gouverneur romain de Syrie, a fait des crucifixions de masse à l’endroit de ceux qui se proclamaient rois et de leurs disciples. Il n’existe aucune objection sérieuse à l’historicité de la publication du chef d’accusation pour lequel les Romains ont exécuté Jésus.

  6. Les bandits ou malfaiteurs (Marc 15, 27; Matthieu 27, 38; Luc 23, 33c; Jean 19, 18b)

    • Marc utilise un verbe au présent « ils crucifient » pour faire inclusion avec 15, 24 « ils le crucifient », une façon d’emballer la liste des items préliminaires. De plus, Marc et Matthieu ont placé la mention des deux malfaiteurs à la fin de la liste des items préliminaires, alors que Luc et Jean les ont placés au début, dans la même phrase qui annonce la crucifixion de Jésus au lieu du Crâne, comme une réalité tout à fait accidentelle. Néanmoins, tous les évangélistes s’entendent pour mentionner « deux autres » crucifiés avec Jésus, et situer leur position relative à Jésus. Et c’est tout ce qu’on sait. Cette concision a ouvert la porte à l’imagination des pères de l’Église qui ont cherché à brosser des portraits différents de la crucifixion des deux autres et leur ont donné des noms.

    • Pourquoi les évangélistes ont-ils tenu à inclure ces deux personnages dans leur récit? La réponse simple est d’y voir une façon d’illustrer l’indignité de la situation à laquelle le Jésus innocent est soumis : être associé à des bandits, comme il y a fait allusion à Gethsémani (Marc 14, 48). De plus, chez Marc et Matthieu, les deux bandits se joindront plus tard au concert de ceux qui expriment leur dérision face à Jésus (Mc 15, 32b; Mt 27, 44). Chez Luc, c’est une deuxième mention qui prépare l’épisode majeur de 23, 39-43. Chez Jean, leur rôle est tout autre : ils mettront en valeur le fait que, contrairement à ce qu’on leur fera, on ne brisera pas les jambes de Jésus, accomplissant ainsi l’Écriture.

    • Y a-t-il un lien entre la présence de ces deux larrons et Isaïe 53, 12 (« il a été compté parmi les criminels »)? Sur le plan du vocabulaire, il n’y a pas de similarité entre la description des deux co-crucifiés et ce passage d’Isaïe. Seul Luc a fait référence à ce passage plus tôt, lors du dernier repas de Jésus (22, 37), et ici rien n’indique qu’il y fait référence. De plus, l’un de ces malfaiteurs apparaîtra plus loin sous un jour favorable, et non comme l’anomos (sans loi) d’Isaïe. On ne peut donc pas voir de connexion entre la scène des malfaiteurs et Isaïe 53, 12.

    • Quel est le crime de ces co-crucifiés? Marc et Matthieu parlent de bandits (lēstēs). Or, ce terme n’est jamais utilisé pour Barabbas qui a été associé à une insurrection. Même le terme chez Luc de malfaiteur n’a pas été utilisé pour Barabbas. Malgré le fait que Marc mentionne la présence en prison de nombreuses personnes en raison d’une émeute récente, rien ne permet d’y associer nos deux malfaiteurs. Et tout d’abord, y avait d’autres personnes crucifiées en plus de ces deux malfaiteurs? Les évangiles demeurent silencieux. Leur accent est sur leur rôle d’archétype, afin de placer Jésus au centre, au milieu d’eux. Notons le fait de les appeler « bandits » en font des gens violents, et non de simples voleurs.

  7. « Père, pardonne-leur » (Luc 23, 34a)

    Cette parole de Jésus chez Luc fait partie de ce qui est communément appelé : les sept dernières paroles du Christ; une appartient à Marc/Matthieu, trois à Luc, et trois à Jean.

    1Mon Dieu, mon Dieu, pour quelle raison m’as-tu abandonnéMc 15, 34 || Mt 27, 46
    2Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils fontLc 23, 34a
    3Amen, je vous le dis, ce jour avec moi tu seras au paradisLc 23, 43
    4Père, entre tes mains, je remets mon espritLc 23, 46
    5Femme, regarde : ton fils... Regarde : ta mèreJn 19, 26-27
    6J’ai soifJn 19, 28
    7C’est achevéJn 19, 30

    Notons aussi que, au début de cette section, nous avons identifié sept items chez Marc, dont cinq sont repris par Luc. Sur les cinq items de Luc, quatre apparaissent ici aux v. 33 et 34 et arrangés dans cette séquence :

    1. Au lieu du Crâne ils crucifient Jésus et les deux malfaiteurs (1. Le nom du lieu; 3. La crucifixion; 7. Les deux malfaiteurs)
    2. Jésus prie pour le pardon
    3. Ils se partagent les vêtements de Jésus (4. Le partage des vêtements)

    Comme on peut le constater, nous avons ici une triade, dont le début et la fin sont une reprise et un abrégé de Marc, et le centre une affirmation unique à Luc. Pour certains biblistes cette triade est typique du style de Luc.

    1. La signification du verset

      • Cette prière survient de manière inattendue au milieu d’actions hostiles à l’égard de Jésus. Dans l’expression « pardonne-leur », qui est ce : leur. Plus tôt, nous avons dit que même si Luc n’a pas encore mentionné les soldats romains, il devait assumer que pour ses lecteurs ce sont les soldats romains qui ont crucifié Jésus. Il faut donc assumer que ce « leur » s’adressait aux soldats romains, eux qui, sans le savoir, se trouvaient à crucifier les fils de Dieu. Pourtant, Luc ne présente pas les Romains comme les seuls responsables de mort de Jésus, car l’initiative est venue des grands prêtres et tous les leaders, et c’est le peuple à la fin qui a crié : « Crucifie-le ». Et dans les Actes (3, 17; 13, 27), c’est toute la population et ses chefs, selon Luc, qui ont agit par ignorance. Ainsi, « leur » désigne à la fois les Romains et tout le peuple juif.

      • « Car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Comment peut-on dire des grands prêtres qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, eux qui ont entendu la prédication de Jésus et l’ont rejetée? Dans l’esprit de Luc, il est probable que, peu importe la mal qu’on cherchait à accomplir, on n’avait pas vraiment saisi la bonté de Dieu et son plan (voir Lc 19, 42). C’est probablement dans cette perspective qu’il nous présente Paul affirmant : « Pour moi donc, j’avais estimé devoir employer tous les moyens pour combattre le nom de Jésus le Nazôréen » (Ac 26, 9).

      • Mais si on agit sans savoir, mérite-t-on une punition, et a-t-on besoin de pardon (voir Lc 12, 48 : « Quant à celui qui, sans la connaître, aura par sa conduite mérité des coups, il n’en recevra qu’un petit nombre »)? Quelle est la position du Judaïsme concernant la faute et la punition? Considérons les textes suivants :

        • Nombres 15, 25 : « Le prêtre fera le rite d’expiation sur toute la communauté des Israélites, et il leur sera pardonné puisque que c’est par inadvertance »
        • Testament de Benjamin 4, 2 : « La personne bonne... démontre de la miséricorde envers tous, même s’ils sont pécheurs »
        • Philon ( 2 : #7 : « À une personne qui s’égare en raison d’ignorance d’une meilleure voie, on peut être tolérant; mais une personne qui fait le mal en toute connaissance n’a aucun alibi, et il est coupable dans sa conscience »

        Tous ces textes démontrent que le Judaïsme n’a pas de position unanime sur le sujet : parfois l’accent est sur le pardon, parfois sur le jugement pour le coupable.

    2. L’authenticité du verset

      • Ce verset est absent de plusieurs manuscrits importants comme le Papyrus 75 (début 3e s.), les Codices Vaticanus (4e s.), Bezae (5e s.), Sinaïticus corrigé (4e s.), et Koritheti (9e s.), et la vieille traduction syriaque Syrsin (3e s.). Par contre, il est présent dans d’autres manuscrits importants comme les Codices Sinaïticus original (4e s.), Alexandrinus (3e s.), Ephraemi Rescriptus (5e s.), Bezae 2e correction (5e s.), et Regius (9e s.). Comme de part et d’autre les manuscrits ont une grande valeur, on ne peut décider de l’authenticité en se basant uniquement sur le témoignage des manuscrits. On se retrouve avec les options suivantes :

        1. Jésus a vraiment prononcé cette parole que seul Luc aurait conservée, mais un copiste l’aurait plus tard éliminée, la trouvant inacceptable
        2. Jésus a vraiment prononcé cette parole et elle a circulé dans une tradition indépendante, une tradition qu’ignorait Luc, mais que connaissait un copiste du 2e s. qui s’est permis de l’insérer dans l’évangile de Luc, la sachant en harmonie avec sa pensée
        3. Jésus n’a pas vraiment prononcé cette parole, mais Luc l’a formulée en assumant que cela reflétait la pensée de Jésus, mais aurait été enlevée plus tard de son évangile par un copiste qui l’a trouvait inacceptable
        4. Jésus a vraiment prononcé cette parole, mais elle n’a été formulée que par la pensée chrétienne après la rédaction des évangiles, et insérée par un copiste dans l’évangile de Luc, la sachant en harmonie avec sa pensée

        Pour trancher cette question, faisons une analyse serrée

        1. La séquence

          Cette prière de Jésus interrompt la séquence où on passe de la crucifixion de Jésus (« ils le crucifièrent ») entre les deux malfaiteurs et le partage des vêtements, si bien qu’elle apparaît comme un corps étranger. Mais ce n’est pas inhabituel chez Luc d’insérer quelque chose de son cru au milieu du matériel emprunté à Marc. Du moins, c’est ce qu’a pensé le copiste qui aurait inséré ce verset.

        2. Le style

          Le sujet de l’action passe du « ils » (v. 33) à « Jésus ». Le verbe est à l’imparfait (« disait »), un passé continu qu’utilise de temps en temps Luc. Puis viens le vocatif « Père », sans modificateur ou traduction sémitique, une particularité de Luc (10, 21; 11, 2; 22 42; 23, 46); le Jésus de Luc prie trois fois en disant : « Père » (voir aussi 22, 42 et 23, 46). Quant à l’expression : « pardonne... car » (aphes... gar), c’est exactement la même expression utilisée dans la version lucanienne du Notre Père (11, 4). De même, le « ils ne savent pas ce qu’ils font » est apparu plus tôt en 6, 11 : « ils se concertaient sur ce qu’ils pourraient bien faire à Jésus ». Et l’idée du pardon est constamment présente dans l’évangile de Luc (15, 20 « le fils prodigue »; 19, 10 « Zachée »). Bref, si ce verset est un ajout d’un copiste, ce dernier a pris bien soin d’imiter le style de Luc.

        3. D’autres propositions sur son origine

          1. Cela viendrait de la perception chrétienne sur l’ignorance des ennemis de Jésus, reflétée par 1 Corinthiens 2, 8 : « s’ils l’(sagesse de Dieu) avaient connue, en effet, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la Gloire ». Mais le motif de l’ignorance est encore plus prononcé dans les Actes : « Cependant, frères, je sais que c’est par ignorance que vous avez agi, ainsi d’ailleurs que vos chefs » (3, 17; voir aussi 13, 27). Dans ce cas, il est plus simple d’admettre que cette prière vient de Luc lui-même.

          2. La réflexion des chrétiens sur Isaïe 53, 12 (« alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels) serait-elle à l’origine de cette prière? Si c’est le cas, cela ne peut pas provenir des chrétiens d’origine grecque comme Luc, car ils lisaient ce passage, non pas dans la version hébraïque, mais à travers la traduction grecque de la Septante qui dit plutôt : « qu’il aura porté sur lui les péchés de beaucoup d’hommes, et que, pour leurs péchés, il aura été livré à la mort ». Qu’en est-il des chrétiens d’origine juive qui lisaient la version hébraïque d’Isaïe 53, 12? L’évangile non canonique des Nazaréniens, connu dans ces milieux vers la période du 2e – 4e s., contient cette prière de Jésus et affirme que cette prière est à la source de la conversion de 8 000 Juifs. Hégésippe de Jérusalem (un reflet du christianisme juif du 2e s.) raconte le martyr de Jacques, frère de Jésus, et qui aurait dit en mourant : « Seigneur, Dieu, Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Donc, les chrétiens d’origine juive connaissaient cette prière de pardon. La question se pose : est-ce la prière de Jacques qui aurait amené les chrétiens à mettre cette même prière dans la bouche de Jésus, ou l’inverse?

          3. Nous avons une scène semblable au martyre de Jacques dans la lapidation d’Étienne, alors que ce dernier crie en mourant : « Seigneur, ne leur impute pas ce péché » (Actes 7, 60). Et comme le Jacques d’Hégésippe affirme avoir vu le fils de l’homme assis à la droite de Dieu, ainsi Étienne avait affirmé plus tôt : « je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu » (Ac 7, 56). Il semble y avoir une connexion entre les deux scènes. Mais Étienne est d’origine grecque, anti-temple, et donc son récit sape à la base l’idée d’une origine dans les milieux chrétiens-juifs de la prière sur le pardon. On pourrait même ajouter que la prière pour les bourreaux n’est pas caractéristique des récits de martyrs juifs, comme le montrent les différents livres des Maccabées (2 Mac 7, 14.19.31.35-36; 4 Mac 9, 30; 10, 11; 11, 3). À l’inverse, le pardon pour les persécuteurs s’est répandu dans le christianisme des deux premiers siècles : « Offre des prières en réponse à leurs blasphèmes » (Ignace, Éphésiens 10, 2-3; « Nous prions pour nos ennemis et nous cherchons à persuader ceux qui nous haïssent injustement » (Justin Martyr, Apologie 1, 14).

          4. Est-ce possible que l’influence des récits du martyre avec le pardon des bourreaux, comme celui d’Étienne, auraient amené les copistes à mettre par la suite cette prière dans la bouche de Jésus, pour accroître ainsi l’atmosphère du martyre dans le récit de la passion? À cela on peut répondre deux choses. D’une part, parmi les récits de la passion, celui de Luc est celui qui est le plus martyrologique, si bien que cette prière sur le pardon y cadre parfaitement. D’autre part, c’est l’approche empruntée par Luc de transférer beaucoup d’éléments du récit de la passion de Marc dans le récit de la mort d’Étienne (blasphème, faux témoins, hostilité face au sanctuaire, le rôle des grands prêtres). Et il tient à rapprocher la figure d’Étienne de celle de Jésus (tous les deux meurent en disant : « reçois mon esprit »). Ainsi, il est légitime de penser que c’est le récit sur la prière de Jésus qui a influencé tout le reste.

        4. Pourquoi des copistes auraient omis ce passage?

          On peut émettre deux raisons possibles.

          1. Le verset était trop favorable aux Juifs. En effet, les chrétiens vivaient la conviction que les Juifs continuaient à leur être hostiles et à les persécuter. Tout au long des deux premiers siècles, on a tout une suite de témoignages de leur attaque à l’égard des chrétiens.
            • 1 Thessaloniciens 2, 14 : « vous avez souffert de la part de vos compatriotes les mêmes traitements qu’ils (chrétiens de Judée) ont soufferts de la part des Juifs »
            • Jean 16, 2 : « On vous exclura des synagogues. Bien plus, l’heure vient où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu »
            • Josèphe (Antiquités judaïques 20.9.1 : #200) raconte comment le grand prêtre Annanie II a fait lapider Jacques, le frère de Jésus
            • Le Martyre de saint Polycarpe (12, 2; 13, 1) parle au 2e s. du zèle habituel des Juifs contre Polycarpe
            • Justin (Dialogue 133) écrit : « Vous nous haïssez et vous nous tuez... aussi souvent que vous pouvez en obtenir l’autorité »

          2. On pouvait difficilement admettre que les Juifs, qui ont agi de manière si délibérée contre Jésus, ne savait pas ce qu’ils faisaient. Alors comment pouvait-on leur pardonner sans l’expression d’un véritable repentir. Et la persécution des chrétiens par les Juifs qui se poursuivaient était le signe que leur repentir n’était pas pour demain. Voilà le contexte dans lequel les copistes ont pu décider d’enlever ce verset sur le pardon. Un écrivain comme Jean Chrysostome (Adversus Judaeos 6.2), au 4e s., reflète ce contexte : « Après avoir tué le Christ... il n’y pas d’espoir pour vous, pas de redressement, pas de pardon, pas d’excuse ». Des copistes qui partageaient cette théologie des membres de l’Église ont pu se sentir autorisés d’exciser le v. 34a de l’évangile de Luc.

      • Pour conclure, on doit reconnaître qu’il est plus facile d’accepter que ce passage fut écrit par Luc et enlevé plus tard par des copistes pour des raisons théologiques, que d’y voir une addition d’un copiste qui s’est donné la peine d’imiter le style et la pensée de Luc. Au 2e siècle, on aurait trouvé peu de copistes désireux de voir Jésus prier pour le pardon des Juifs.