Raymond E. Brown, La naissance du Messie.
Livre premier: Le récit de l'enfance chez Matthieu, p. 45-232

(Résumé détaillé)


Sommaire

L’auteur de l’évangile selon Matthieu est probablement un Pharisien converti qui écrit vers les années 80 ou 85 en Syrie. Sa langue maternelle semble être le grec, mais sa façon de citer l’Écriture montre qu’il connaît l’hébreu. Son œuvre s’adresse à une communauté composée de Juifs et de Gentils et est avant tout catéchétique, même s’il s’y trouve des éléments apologétiques.

C’est le même auteur qui a composé le récit de l’enfance et l’ensemble de l’évangile, et le récit de l’enfance ne semble pas avoir été composé après coup : il faisait partie du plan initial. On peut y discerner quatre unités : la généalogie, la conception de Jésus, la venue des mages à Bethléem, la fuite en Égypte suivie du retour à Nazareth. Ces quatre unités cherchent à répondre à des questions sur l’identité de Jésus : qui est-il? comment l’est-il? où est-il né? d'où est-il?

Dans sa généalogie de Jésus pour démontrer qu’il est fils de David et fils d’Abraham, Matthieu insiste pour y voir une structure surprenante : quatorze générations d’Abraham à David, quatorze de David à l’exil à Babylone, quatorze de l’exil à la naissance de Jésus. Dans cette structure numérique de 3 x 14 (où 14 correspond au nom « David » selon la gématria), formée partiellement de pure coïncidence dans la généalogie et partiellement d’ajouts de Matthieu lui-même, l’évangéliste y aurait vu la clé au plan de salut de Dieu. Pour obtenir cette généalogie, il s’est servi de deux listes, l’une qui vient de l’AT, et l’autre qui lui vient des milieux populaires grecs chrétiens. De plus, il ajoute à la généalogie quatre femmes (Thamar, Rahab, Ruth et (Batchéba) la femme d’Urie), des femmes dont l’union avec leur partenaire est extraordinaire et irrégulière, une union quoique perçue comme scandaleuse, maintient la lignée bénie du messie; si Matthieu a ajouté ces femmes, c’est qu’elles préfigurent le rôle de Marie qui vivra une situation scandaleuse alors qu’elle sera enceinte avant de cohabiter avec Joseph.

Pour composer la trame principale de son récit de l’enfance centrée sur Joseph, père de Jésus et Hérode qui en veut à la vie de l’enfant, Matthieu a recours à une tradition composée en grec par un auteur anonyme et qui s’est inspirée du récit de patriarche Joseph dans l’AT qui avait la réputation d’avoir des rêves et de savoir les interpréter, ainsi que de la légende entourant le jeune Moïse et de ses conflits avec le Pharaon; cette tradition est rythmée par trois révélations à Joseph par un ange en rêve. Il y a une deuxième tradition que Matthieu réutilise, celle d’annonce angélique de naissance, une tradition qui emprunte le schéma habituel d’annonce de naissance de personnages importants qu’on trouve dans l’AT. L’évangéliste reprend et intègre ces deux traditions, et lui ajoute à trois reprises des citations de l’Écriture pour montrer que tout cela faisait partie de plan de Dieu.

Après la généalogie, le récit de la conception de Jésus poursuit l’explication sur l’identité de Jésus en mettant cette fois l’accent sur ton titre de fils de Dieu en introduisant la citation d’Isaïe 7, 4 (« la vierge enfantera un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel ») qui traite à la fois de la maison de David et de la présence de Dieu parmi son peuple. Mais en même temps, il entend expliquer « comment » il est fils de David et fils de Dieu. Il est fils de David par son adoption légale par Joseph qui accepte de prendre chez lui la mère et son fils. Il est fils de Dieu, car sa conception est l’œuvre de l’Esprit Saint.

Après la réponse aux questions « qui est-il » et « comment l’est-il » du ch. 1, le ch. 2 entend répondre à la question : d’où est-il. Ce chapitre 2 comprend deux actes. Dans le premier acte, la réponse est d’abord : il est de Bethléem. C’est ce qu’entend démontrer le récit des mages. Matthieu a recours ici à une tradition des mages qui existait avant lui, inspiré de l’oracle de Balaam du livre des Nombres, par lequel des sages ou astrologues se seraient déplacés d’Orient pour se rendre à Bethléem rendre hommage au nouveau roi qui venait de naître, à la suite de l’apparition d’une nouvelle étoile, signe de la naissance d’un personnage important; il faut assumer que cette étoile était apparue dans la constellation du Poisson du zodiaque, associé aux Hébreux. Matthieu ajoute une citation de Michée pour confirmer que c’est à Bethléem, ville de David, que devait naître le messie, et une citation de Samuel pour confirmer que c’est lui le nouveau pasteur d’Israël. Mais il ajoute aussi une citation d’Isaïe et du Ps 72 pour accentuer le fait qu’il est fils d’Abraham en qui sont bénies toutes les nations de la terre, ce qu’illustre les mages avec tous leurs présents ; Jésus n’est pas seulement le roi d’Israël, il est le roi des nations. L’art de Matthieu est de réussir à « coudre » ensemble ce récit des mages totalement indépendant avec celui d’Hérode qui est la trame principale du récit de l’enfance.

D’où est-il? Une autre réponse est donnée dans le deuxième acte du ch. 2 par le récit où Hérode essaie de faire mourir l’enfant Jésus. La première scène de ce 2e acte montre que Jésus est d’Égypte, car il a dû fuir la fureur d’Hérode. Matthieu réutilise ici cette tradition autour de Joseph et d’Hérode qui a été inspirée par le sauvetage de l’enfant Moïse des mains du méchant Pharaon. Pour confirmer d’où est Jésus, l’évangéliste ajoute cette citation d’Osée 11, 1 (« D'Égypte, j'ai appelé mon Fils »). La deuxième scène est centrée sur le massacre des enfants mâles de Bethléem et des régions environnantes, et fait écho au massacre des enfants mâles hébreux par le Pharaon. Mais en ajoutant la citation de Jérémie 31, 15 qui conclut cette scène, Matthieu fait aussi écho à une autre tragédie de l’Israël, l’exil, tant celui en Assyrie qu’à celui à Babylone. Ainsi, Jésus vient aussi de l’exil. La troisième scène présente d’abord le retour de la famille en terre d’Israël, et donc Jésus a vécu l’exode et la marche vers la terre promise. Enfin avec le départ de la famille pour la Galilée, plus particulièrement Nazareth, Matthieu peut expliquer pourquoi Jésus fut connu comme venant de Nazareth.


Livre premier: Le récit de l'enfance chez Matthieu

  1. Observations générales sur l’évangile de Matthieu et le récit de l’enfance
    1. L'évangile de Matthieu
    2. Le récit de l’enfance de Matthieu
      1. La relation des chapitres 1 et 2 avec le reste de l’évangile
      2. L’organisation interne des chapitres 1 et 2
  2. La généalogie de Jésus
    1. L'objectif de Matthieu dans la généalogie
      1. Observations générales
      2. Comment Matthieu a composé la généalogie
      3. Pourquoi introduire les dames?
      4. Quatorze – le nombre magique
      5. Matthieu savait-il compter?
    2. La généalogie de Matthieu comparée à celle de Luc
      1. Qui était le grand-père de Jésus?
      2. L'arbre généalogique du Fils de Dieu
  3. La composition du récit de base de Matthieu en 1, 18 – 2, 33
    1. La formule de Matthieu pour citer l’Écriture
      1. L’objectif des citations
      2. La relation des citations avec leur contexte
      3. L’origine de la formule des citations
    2. La détection du materiel pré-matthéen
      1. La méthode utilisée dans la détection
      2. Sommaire des résultats
  4. La conception de Jésus
    1. Le message de Matthieu: le “qui” et le “comment” – une révélation christologique
      1. Le Quis : qui est Jésus?
      2. Le Quomodo ou le « comment » de l’identité de Jésus
    2. La formule de citation d’Isaïe 7, 14
      1. Le placement de la citation
      2. Isaïe 7, 14 dans les bibles hébraïque et grecque
      3. L’utilisation d’Isaïe 7, 14 par Matthieu
    3. L’utilisation de Matthieu du materiel pré-matthéen
      1. L’annonce de la naissance
      2. Né de la vierge Marie par l’Esprit Saint
      3. Sommaire
  5. Les mages venus rendre hommage au roi des Juifs
    1. Le message de Matthieu: le « où » et le « pourquoi » – réactions à une révélation christologique
      1. La place de 2, 1-12 dans le plan du chapitre 2
      2. La relation du plan avec le message de Matthieu
    2. L’utilisation par Matthieu de l’Écriture au service de son message
      1. La formule de citation de Michée 5, 1 et 2 Samuel 5, 2 dans la scène 1
      2. La citation implicite d’Isaïe 60, 6 et Ps 72, 10-11 dans la scène 2
    3. L’arrière-plan pré-matthéen dans le récit des mages
      1. Histoire et vraisemblance
      2. Le récit de Balaam
    4. Les mages dans la piété chrétienne subséquente
  6. Hérode tente sans succès de faire périr le roi des Juifs
    1. Le message de Matthieu rehaussé par son utilisation de l’Écriture
      1. Chap. 2, Scène 3 (v. 13-15)
      2. Chap. 2, Scène 4 (v. 16-18)
      3. Chap. 2, Scène 5 (v. 19-23)
    2. Trois formules de citation
      1. La citation d’Osée 11, 1 en Mt 2, 15b
      2. La citation de Jérémie 31, 15 en Mt 2,18
      3. La citation d’Isaïe 4, 3 et Juges 16, 17 en Mt 2, 23?
    3. L’arrière-plan pré-matthéen du récit d’Hérode
      1. Histoire et vraisemblance
      2. Le récit de Joseph/Moïse
  7. Épilogue

  1. Observations générales sur l’évangile de Matthieu et le récit de l’enfance

    1. L'évangile de Matthieu

      La plupart des biblistes soutiennent que l’évangile selon Matthieu a été écrit dans les années 80 en Syrie par un Chrétien juif de langue grecque qui nous est inconnu et adressé à une communauté composée de gens d’origine juive et païenne. Le fait que Matthieu dépende de Marc et de la source Q nous indique qu’il n’était pas un témoin oculaire du ministère de Jésus. De plus, puisqu’il améliore le texte grec de Marc et qu’on ne trouve aucun indice dans son évangile d’une quelconque traduction d’une langue sémitique, il faut conclure qu’il était un chrétien dont la langue maternelle était le grec. Par contre, certaines de ses citations de l’Écriture nous indiquent qu’il devait connaître l’hébreu. Enfin, le profond respect qu’il voue aux détails de la Loi et à l’autorité des scribes et des Pharisiens, tout en déployant les attaques les plus féroces contre eux, est le signe qu’il était peut-être lui-même un Pharisien converti, et que la remarque suivante était peut-être autobiographique : « Ainsi donc tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13, 52).

      La détermination d’une date possible de l’évangile est guidée par le fait qu’en l’an 70 le temple a été détruit et la révolte juive mâtée, ce qui a amené une restructuration de la communauté juive autour des Pharisiens. Et en l’an 85, on a modifié la douzième des Dix-huit Bénédictions (Shemoneh Esreh : l’une des principales prières récitées à la synagogue) pour inclure une malédiction à l’égard des minîm ou hérétiques, ce qui visait avant tout les Juifs qui se sont mis à croire en Jésus comme messie. Tout cela allait de pair avec une exclusion des synagogues, ce qui coupait le cordon ombilical de beaucoup de Juifs d’origine chrétienne. Tout cela contribue aux relations tendues et acrimonieuses avec la communauté juive, qui transparaissent dans l’atmosphère apologétique des récits de l’enfance.

      Néanmoins, l’intention catéchétique est beaucoup importante que l’intention apologétique dans les récits de l’enfance. Car Matthieu cherche à instruire et exhorter les chrétiens de sa communauté composée de gens d’origine juive et païenne. Même s’il met l’accent sur le fait que la mission de Jésus s’adressait uniquement aux Juifs (Mt 10, 5-6; 15, 24), son évangile se termine avec l’envoi des disciples au monde entier (Mt 28, 18). Cela reflète une situation où la communauté, d’abord composée de chrétiens d’origine juive, a vu les Gentils s’y joindre au point d’être peut-être majoritaires. Dans un tel contexte, Matthieu veut montrer que l’évangile a autant de signification pour les Gentils que pour les Juifs. C’est ainsi qu’on est amené à situer cette communauté en Syrie, là où il y avait une large communauté de Juifs parlant grec et de Gentils, non loin de la Palestine, avec une présence importante de la synagogue, et où il était possible de trouver un scribe converti pouvant écrire en grec tout en connaissant l’hébreu. La ville la plus importante de cette région était Antioche, là où Pierre semble être demeuré un certain temps (Ga 2, 11), ce qui expliquerait le rôle important qu’il joue dans l’évangile, tout comme cela expliquerait les similarités avec la Didachè, et le fait qu’Ignace d’Antioche connaît cet évangile.

      Un des traits de l’évangile de Matthieu est celui d’être très bien organisé et d’avoir regroupé en unités thématiques des éléments qui sont dispersés dans les autres évangiles, ce qui en fait un outil adapté pour la formation catéchétique. C’est ainsi que des biblistes découpent les ch. 3 à 25 en 5 livres, autour de cinq grands discours de Jésus qui se terminent tous par une indication qu’il a fini de parler (7, 28; 11, 1; 13, 53; 19, 1; 26, 1). Ces cinq discours constitueraient une forme de Pentateuque, et en particulier le Sermon sur la montagne avec ses béatitudes seraient l’équivalent du don des 10 commandements à Moïse au Sinaï. Cette structure fournit l’arrière plan de son récit de l’enfance qui sera découpé en cinq épisodes.

    2. Le récit de l’enfance de Matthieu

      1. La relation des chapitres 1 et 2 avec le reste de l’évangile

        Le récit de l’enfance est si différent du reste de l’évangile que la question se pose : Matthieu a-t-il écrit son évangile en commençant par le v. 1 du ch. 1, ou plutôt a-t-il commencé comme Marc avec le ministère de Jésus, et après coup, a-t-il ajouté le récit de l’enfance?

        Sur le plan du style et des idées, les récits de l’enfance et le reste de l’évangile sont si semblables que c’est le même auteur qui a composé tout cela. Mais au-delà du style et des idées, nous sommes confrontés à deux mondes : le reste de l’évangile ignore totalement ce qu’on a appris dans les récits de l’enfance, si bien que si les ch. 1 et 2 n’existaient pas et que l’évangile commençait avec 3, 1, nous n’aurions jamais l’impression que des chapitres sont manquants.

        Cela étant dit, il est possible que ces deux mondes soient simplement le reflet de l’origine unique du matériel des récits de l’enfance, plutôt que celui du processus de composition de l’évangile. De plus, les ch. 1 et 2 sont d’une certaine façon reliés à la section suivante (3, 1 – 4, 16) avec une trame centrée sur la géographie : Bethléem (2, 1), Nazareth (2, 23), Capharnaüm (4, 13) qui est le centre du ministère de Jésus. Dans ce cas, le vrai commencement de la section sur le ministère de Jésus serait 4, 17 avec : « Dès lors Jésus se mit à prêcher ». Et les formules de citation (cinq dans les ch. 1 et 2) se poursuivraient avec deux autres en 3, 3 et en 4, 14-16, et sur l’aspect christologique, les affirmations de Jésus fils de David et fils d’Abraham (ch. 1 et 2) se poursuivraient avec Jésus fils de Dieu (3, 17). Enfin, l’analogie avec Moïse enfant qu’on a aux ch. 1 et 2 se poursuivrait en 3, 1 – 4, 6 avec Moïse comme jeune homme. Tous ces arguments sont intéressants sans être décisifs, mais ils sont suffisants pour affirmer que la composition des récits de l’enfance faisait partie du plan initial dans la composition des évangiles.

      2. L’organisation interne des chapitres 1 et 2

        Le discernement d’une structure dans ces deux chapitres dépend d’une décision à propos de ce qui en constitue l’accent principal et à propos de l’existence de sources variées que Matthieu aurait cherché à unifier. Voici les données qu’il faut considérer.

        1. La généalogie de 1, 1-17 constitue une unité qui lui est propre, où le début et la fin se répondent pour présenter Jésus en lien avec David et Abraham.

        2. La généalogie a un lien avec la conception de Jésus qui suit (1, 18-25), car cette nouvelle section continue les motifs de la généalogie en expliquant « comment » s’est passé cette genèse ou origine de Jésus, en particulier la descendance davidique de Jésus par son adoption par Joseph

        3. La section 1, 18-25 est aussi reliée à ce qui suit (ch. 2). Car on y trouve la même approche où on cite des prophètes de l’Ancien Testament pour montrer que leurs prophéties se réalisent à travers l’événement Jésus, tout comme ces apparitions d’ange qui donne des directives que Joseph accomplit à la lettre.

        4. Néanmoins, il y a une séparation entre les ch. 1 et 2. Car 2, 1 donne l’impression d’un nouveau récit qui commence, et ce récit ne présuppose rien du ch. 1. Ces chapitres apparaissent comme des récits parallèles, l’un se terminant avec l’enfant qui est appelé « Jésus », l’autre avec l’enfant qui est appelé « Nazôréen ».

        5. Si on considère le ch. 2 comme une unité, il faut toutefois reconnaître l’existence de deux trames qui se chevauchent. La première trame (v. 1-2.9-11) est celle des mages guidés par une étoile vers Bethléem et le lieu de naissance de Jésus. La deuxième trame (v. 3-8) est celle d’Hérode qui dirige les mages vers Bethléem et demande de s’enquérir à son sujet. Cette trame sera développée davantage aux v. 13-23 et constituera un récit en lui-même.

        6. Un motif géographique parcourt le ch. 2 : d’abord Bethléem, puis la fuite en Égypte et le voyage de retour à Nazareth. Chaque lieu est introduit par un style grammatical similaire (« Puis, quand (ou après)…, voici ») et devient le sujet d’une citation scripturaire.

        Aucune des structures proposées n’est capable de rendre compte au complet de toutes ces données. Voici les deux les plus populaires.

        Introduction :1, 1-17La généalogie
        Scène 1 :1, 18-25(Is 7, 14)Premier rêve de Joseph
        Scène 2 :2, 1-12(Mi 5, 1)Hérode, les mages, Bethléem
        Scène 3 :2, 13-15(Os 11, 1)Deuxième rêve de Joseph
        Scène 4 :2, 16-18(Jr 31, 15)Hérode, les enfants, Bethléem
        Scène 5 :2, 19-23(Is 4, 3?)Troisième rêve de Joseph

        Cette structure rend compte de (a), (c), et (e), mais tient peu compte de (b), (d) et (f). Elle tourne autour des références à l’Écriture, mais il est douteux que Matthieu ait construit ainsi son évangile autour de citations de l’Écriture qui sont en fait dispersées un peu partout. Mais cette structure a l’avantage de mettre en valeur la portée christologique des événements racontés.

        Une deuxième structure proposée est encore plus populaire et présuppose la division en deux parties selon les chapitres, avec chacune une subdivision.

        ch. 1 :1, 1-17 :Généalogie
        1, 18-25 :La conception de Jésus
        ch. 2 :2, 1-12 :La venue des mages à Bethléem
        2, 13-23 :La fuite de la famille en Égypte et le retour à Nazareth

        Le premier chapitre répondrait à la question « qui? » : Jésus est fils de David, fils d’Abraham et sauveur de son peuple. Le deuxième chapitre répondrait à la question « d’où », un chapitre centré sur des lieux (Bethléem, Égypte, Rama) offrant un itinéraire géographique/théologique. Cette structure rend compte des données (b), (d) et (f), mais moins des données (a), (c) et (e).

        Chaque structure proposée a ses avantages et inconvénients. La difficulté vient probablement de ce que Matthieu a incorporé dans son récit du matériel brut qu’il a trouvé autour de lui : une liste de patriarche et de rois, un arbre généalogique du messie, une annonce de naissance messianique construite sur le modèle des annones de naissance de l’AT, un récit de naissance impliquant Jésus et Joseph reprenant le modèle du patriarche Joseph et les légendes entourant la naissance de Moïse, un récit des mages et leur étoile reprenant l’histoire du mage Balaam venant de l’est et ayant vu l’étoile de Jacob se lever. À tout cela Matthieu aurait ajouté des citations de l’Écriture minutieusement choisies. Le caractère complexe des ch. 1 et 2 vient de ce que tout ce matériel brut avait probablement sa propre structure, que nous avons pu détecter à travers les points (a) à (f) plus tôt, et que Matthieu n’a réussi que partiellement à masquer.

        Cela étant dit, on peut proposer une structure basée sur une expansion de la deuxième structure proposée : aux questions « qui » et « d’où », on ajoute les questions : « comment » et « où » :

        1, 1-17 : la question « qui » de l’identité de Jésus comme fils de David et fils d’Abraham est illustrée par ses ancêtres, à la fois Juifs et Gentils, reflet de la communauté matthéenne. La présence des femmes permet d’anticiper le rôle de Marie et de l’Esprit Saint.

        1, 18-25 : la question « comment » sur l’identité de Jésus : il est fils de David, non par une conception physique, mais par l’acceptation par Joseph, de lignée davidique, de ce qui a été conçu par l’Esprit Saint.

        2, 1-12 : la question « où » sur la naissance de Jésus : il est né à Bethléem, soulignant son identité de fils de David. L’événement des mages, des Gentils, commence à expliquer « comment » il est fils d’Abraham.

        2, 13-23 : la question « d’où » de la destinée de Jésus : la réponse est introduite par la réaction hostile d’Hérode et des autorités. Jésus est appelé à revivre providentiellement l’expérience de Moïse en Égypte et d’Israël dans son exode. Il doit quitter Bethléem, la terre juive, pour rejoindre la Galilée, terre des Gentils, et ce sera comme Jésus le Nazaréen qu’il entreprendra son ministère.

  2. La généalogie de Jésus

    Traduction de Mt 1, 1-17
    * En italique, les cinq personnages féminins

    1L'acte de naissance de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham :
    2Abraham était le père d’Isaac;
     Isaac était le père de Jacob;
     Jacob était le père de Juda et ses frères;
    3Juda était le père de Pèrèç et Zérah, de Thamar;
     Pèrèç était le père d’Hèçrôn;
     Hèçrôn était le père d’Aram;
    4Aram était le père d’Aminadav;
     Aminadav était le père de Nahshôn;
     Nahshôn était le père de Salmon;
    5Salmon était le père de Booz, de Rahab;
     Booz était le père de Oved, de Ruth;
     Oved était le père de Jessé;
    6Jessé était le père de David le roi.
      
     David était le père de Salomon, de la femme d’Urie;
    7Salomon était le père de Roboam;
     Roboam était le père d’Aviya;
     Aviya était le père d’Asaf;
    8Asaf était le père de Josaphat;
     Josaphat était le père de Yoram;
     Yoram était le père d’Ozias;
    9Ozias était le père de Yotham;
     Yotham était le père d’Akhaz;
     Akhaz était le père d’Ezékias;
    10Ezékias était le père de Manassé;
     Manassé était le père d’Amos;
     Amos était le père de Josias;
    11Josias était le père de Jéchonias et ses frères
     au temps de l’exil babylonien.
      
    12Après l’exil babylonien,
     Jéchonias était le père de Salathiel;
     Salathiel était le père de Zorobabel;
    13Zorobabel était le père d’Abioud;
     Abioud était le père d’Eliakim;
     Eliakim était le père d’Azor;
    14Azor était le père de Sadok;
     Sadok était le père d’Akhim;
     Akhim était le père d’Elioud;
    15Elioud était le père d’Eléazar;
     Eléazar était le père de Mathan;
     Mathan était le père de Jacob;
    16Jacob était le père de Joseph, l’époux de Marie;
     de laquelle fut engendré Jésus, appelé le Christ.

    17 Ainsi, le total des générations d'Abraham à David était de quatorze générations ; et de David à l'exil babylonien, quatorze autres générations ; et enfin de l'exil babylonien au Christ, quatorze autres générations.

    Notes

    v. 1

    • « L’acte de naissance » (Biblos geneseōs). Littéralement : « Livre de la genèse ». Pour le mot geneseōs, on pourrait traduire : généalogie, mais le même mot genesis apparaît au v. 18 où il est traduit : naissance, et donc traduire différemment les v. 1 et 18 détruirait la relation que Matthieu a voulu introduire. Pour le mot biblos, habituellement traduit par : livre, nous avons préféré : acte. Il est tout à fait fantaisiste de penser que nous aurions ici une formule d’introduction à tout l’évangile vu comme « le livre des origines de Jésus Christ ». On a plutôt ici une formule d’introduction à une généalogie semblable à ce qu’on a en Gn 5, 1 : sēper tôlĕdōt (LXX : biblos geneseōs, acte de la descendance).

    • « de Jésus ». Certains biblistes commettent l’erreur de voir le nom Jésus comme un génitif sujet, i.e. le livre de la genèse (nouvelle création) apportée par Jésus. Jésus est plutôt l’objet de la généalogie.

    • « Christ ». Le nom « Christ » apparaît cinq fois dans le récit de l’enfance, mais on ne peut le traduire à chaque fois de la même façon. S’il est légitime de traduire Christos en 2, 4 par « messie » (de l’araméen mešîḥā’), l'oint, i.e. le roi oint de la maison de David, tout comme en 1, 16-17, par contre ici et en 1, 18 il faut traduire par Christ, car ce nom est devenu le nom propre de Jésus, tout comme le nom composé : Jésus Christ.

    • « fils de David, fils d’Abraham ». Pourquoi mettre David avant Abraham? C’est un ordre logique, car nous avons au v. 1 l’ordre ascendant dans le temps : Jésus / David / Abraham, et cela permet d’enchaîner avec ce qui suit et qui commence avec Abraham et descend dans le temps. De plus, cela permet à Matthieu de faire inclusion avec le v. 17 qui a l’ordre descendant : Abraham / David / Jésus.

    v. 2

    • « était le père de » (engennēsen). Le verbe grec signifie littéralement : engendrer. C’est l’expression classique des généalogies dans l’AT (voir Ruth 4, 18-22 et 1 Ch 2, 10-15) avant la période davidique, alors que 1 Ch 3, 10ss emploie plutôt l’expression « fils de (i.e. descendants) Salomon : Roboam, Abiya son fils, Asa son fils » après la période davidique. Matthieu garde partout la même formule : « A engendra B » ou « A était le père de B ».

    v. 3

    • « Pèrèç était le père d’Hèçrôn ». Alors que l’AT contient des récits sur les quatre premiers noms (Abraham, Isaac, Jacob, Juda), il n’offre rien sur les noms qui suivent jusqu’à Booz, sinon leur mention dans des listes généalogiques comme celles de Ruth 4, 18-22 et 1 Ch 2, 5.

    • « Aram ». Alors que jusqu’ici les noms de la généalogie n’ont pas été traduits littéralement du texte grec de Matthieu, mais à partir du texte hébreu de la massorète, cependant ici, plutôt que le nom « Ram » du texte hébreu, nous avons opté pour la version grecque de Matthieu (Aram), le même nom qui est également dans la Septante de Ruth 4, 19 sous la forme « Arram ». Comme nous le verrons, l’ancêtre de la liste de Matthieu est plutôt grec qu’hébreu.

      Hèçrôn, le père d’Aram, est relié au patriarche Joseph et à son séjour en Égypte, alors que le fils d’Aram, Aminadab, est relié à Moïse et au séjour au désert après l’Exode. Matthieu nous présente donc deux personnages pour couvrir une période qui, traditionnellement, aurait duré 400 ans. La généalogie dont hérite Matthieu a probablement été influencée par une autre tradition sur le séjour des Hébreux en Égypte que celle que nous avons.

    v. 4

    • « Aminadav était le père de Nahshôn ». Le livre des Nombres (2, 3 et 7, 12) parle de Nahshôn et Ex 6, 23 nous apprend que sa sœur, Elisheba ou Élisabeth épousa Aaron, le grand prêtre lévitique. On trouvera chez Luc et Matthieu un mélange autour de Juda et Lévi dans les ancêtres présumés de Jésus.

    v. 5

    • « Salmon était le père de Booz, de Rahab ». À part d’apparaître dans la liste de Ruth (4, 21) et de 1 Chroniques (2, 11), il n’apparaît nulle part ailleurs. Que Booz soit l’enfant de Rahab n’est confirmé nulle part et pose problème : car la fameuse Rahab de l’AT appartient à la période de la conquête, presque deux siècles avant la période de Booz. Pourtant, il est presque certain que c’est cette fameuse Rahab que Matthieu en en tête. Selon la tradition rabbinique, elle a épousé Josué.

    v. 7

    • « Asaf ». C’est la lecture qu’il faut préférer à « Asa ». Ce sont les copistes qui ont confondu « Asaf » (voir le début des Psaumes 50 et 73-83 et Ch 15, 5-27; 2 Chr 29, 30) avec le roi Asa de Juda (1 R 15, 9) et ont modifié le texte original pour « Asa », une recension retenue par la tradition byzantine, latine et syriaque.

    v. 8

    • « Yoram était le père d’Ozias ». Cette note reflète une première omission dans la liste des rois davidiques, plus précisément trois rois, trois générations et 60 ans séparent les rois Yoram et Ozias. Si la liste était complète, on aurait : Yoram, Akhazias, Joas, Amasias, et Ozias. Ce point sera discuté dans le commentaire. Notons qu’il arrive qu’on sache à la fois le nom à la naissance et le nom royal des rois de Judas, ce qui est le cas pour Azarias dont c’était le nom à la naissance, mais Ozias le nom royal.

    v. 10

    • « Amos ». C’est le même problème qu’avec Asaf / Asa souligné au verset 7 : des copistes ont observé que Matthieu a confondu le prophète Amos ave le roi Amôn de Juda (2 R 21, 19), et donc ont remplacé Amos par Amôn. Certains biblistes, dans le but d’épargner Matthieu d’avoir commis une erreur, ont plutôt blâmé les copistes d’avoir confondu Amos et Amôn. Ces biblistes surestiment la connaissance de Matthieu de l’Écriture : pourtant, en 27, 9 Matthieu attribue à Jérémie une citation de Zacharie et en 23, 35 il confond le prophète Zacharie, fils de Bèrèkya, avec un autre Zacharie qui fut assassiné au temple trois siècles plus tôt (2 Ch 24, 20-22).

    v. 11

    • « Josias était le père de Jéchonias et ses frères ». Ici, Matthieu a préféré Jéchonias, le nom à la naissance, à Yoyakîn, le nom royal, l’opposé de ce qu’il fait au v. 8. De plus, cette note contient une deuxième omission dans la liste des rois davidiques : Josias était le grand-père de Jéchonias, et ce dernier n’avait qu’un seul frère. La liste correcte est : Josias était le père de Yoyaqim et ses frères (il avait deux frères) au temps de l’exil babylonien. Ainsi, Matthieu a confondu Jéchonias, le petit fils de Josias, avec Yoyaqim, son fils.

    v. 12

    • « Salathiel était le père de Zorobabel ». Que Zorobabel soit le fils de Shaltiel est confirmé par Esd 3, 2.8; 5, 2; Ne 12, 1; Ag 1, 1.12.14; 2, 2.23 et la Septante de 1 Ch 3, 19). Par contre, le texte hébreu de 1 Ch 3, 19 nous donne plutôt Zorobabel fils de Pedaya, qui était le frère de Shaltiel et le 3e fils du roi Jéchonias. Zorobabel, actif dans le période 520-515 av. JC dans la reconstruction du temple après l’exil, aurait été nommé peṣah ou gouverneur de Judée par le roi perse. Ce Zorobabel devint le foyer du messianisme davidique après l’exil, d’où sa présence chez Matthieu et Luc. C’est la dernière figure sur lequel nous avons de l’information dans l’AT.

    v. 13

    • « Zorobabel était le père d’Abioud ». Ce dernier ne figure pas sur la liste des huit enfants de Zorobabel en 1 Ch 3, 19-20.

    v. 16

    • « Jacob était le père de Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré (egennēthē) Jésus, appelé le Christ ». Le verbe gennan est ambigu quand il est appliqué à une femme enceinte : il peut faire référence à la conception (engendrer), ou à la naissance, deux étapes dans le processus générateur. En 1, 20 le verbe fait référence à la conception dans le ventre maternel, mais en 2, 1 il référence à l’enfant déjà né. Ici, comme il est situé au cœur d’une liste généalogique où A engendra B, le verbe peut être traduit par « fut engendré » pourvu qu’il ne soit pas compris comme un engendrement naturel par Joseph ; car Matthieu n’écrit pas « Joseph engendra Jésus », l’engendrement étant relié à Marie, ce qu’il prendra la peine de clarifier en 1, 18-25. Ainsi, Matthieu n’affirme pas que Joseph soit le père biologique de Jésus.

      1. La recension du v. 16 proposée ici, appelons-la (a), est soutenue par les meilleurs manuscrits comme le codex Vaticanus et le Sinaïtius. Mais il existe deux autres recensions, appelons-les (b) et (c), soutenues par une tradition textuelle mineure. Ces autres recensions seraient passées inaperçues n’eut été de biblistes qui y ont vu des indices d’une conception naturelle de Jésus avec Joseph comme père biologique. En abordant ces deux variantes, il faut séparer ces deux questions : 1) est-il vraisemblable que ces variantes soient préférables à notre recension (a)? 2) ces variantes impliquent-t-elles que Joseph était le père biologique de Jésus?

      2. Une des variantes provient de manuscrits grecs (codex Koridethi et les manuscrits de la famille Ferrar) et latins (vieilles latines) et pourrait être traduite ainsi :
        Jacob était le père de Joseph, à qui la fiancée vierge Marie, enfanta [donna naissance à] Jésus, appelé le Christ.
        Notons que Joseph n’est pas appelé « l’époux » de Marie et on désigne explicitement celle-ci comme vierge. Cet indice et le fait qu’on n’utilise plus la formule typique de la généalogie (A engendra B) offre encore moins de soutien à l’idée d’un père biologique.

      3. L’autre variante, soutenue par encore moins de manuscrits (le plus clair est l’ancienne syriaque du Sinaïticus), nous donne ceci :
        Jacob était le père de Joseph ; et Joseph, à qui la vierge Marie était fiancée, était le père de Jésus, appelé le Christ
        Nous retrouvons ici la formule typique (en italique) de la généalogie.

      Comment expliquer l’existence de trois recensions du même texte?

      1. Une première hypothèse est d’imaginer qu’il y aurait eu un texte originel (qu’on aurait perdu) qui aurait gardé le style généalogique : « Jacob était le père de Joseph; et Joseph était le père de Jésus ». Et nos trois recensions (a), (b), (c) seraient alors une tentative de scribes de modifier l’impact de l’affirmation que Joseph serait le père de Jésus, et donc nierait la conception virginale. Mais peut-on vraiment croire que Matthieu aurait écrit que Joseph a engendré Jésus quand il consacre la section 1, 18-25 à démontrer le contraire? Même en admettant qu’il l’ait écrit, on ne pourrait comprendre une telle affirmation qu’au sens non-biologique.

      2. Une autre hypothèse plus satisfaisante est de considérer l’une des trois variantes comme originale (de la main de Matthieu), et les deux autres comme des modifications d’un copiste pour clarifier les choses. Certains biblistes considèrent la variante (c) comme originale, i.e. Matthieu y affirme que Joseph est le père biologique de Jésus, et des copistes, scandalisés par cette affirmation, auraient créé les variantes (a) et (b). Mais cet argument n’est pas très convaincant. Tout d’abord, si l’auteur de (c) entendait affirmer que Joseph est le père biologique de Jésus, pourquoi insiste-t-il pour dire que Marie est vierge et ne désigne pas Joseph comme son époux, et pourquoi n’utilise-t-il pas la formule typique : Joseph était le père de Jésus par Marie? Ensuite, si par exemple l’auteur de la variante (a) entendait corriger l’affirmation de (c) pour protéger la conception virginale, pourquoi aurait-il justement supprimer la mention que Marie était vierge, ce qui aurait été un argument en sa faveur?

      3. Une solution beaucoup plus satisfaisante est d’assumer que la recension (a) constitue le texte original de Matthieu et que les variantes (b) et (c) sont l’œuvre de copistes mal à l’aise avec (a). Quelle pouvait être la source de leur malaise si (a) affirme bel et bien la conception virginale? Le problème viendrait peut-être de la mention de Joseph comme « époux de Marie » qu’on a considéré comme une indélicatesse en regard de la tradition grandissante de la virginité perpétuelle de Marie (i.e. elle serait demeurée vierge même après la naissance de Jésus) qui fut l’objet d’intenses discussions théologiques entre le 2e et le 4e siècle.

    Commentaire

    L’étude des généalogies de l’AT nous a appris qu’une liste généalogique peut servir à différentes fonctions et il est normal qu’un individu puisse avoir plus d’une généalogie tout dépendant du rôle qu’on veut lui faire jouer. Il est rare qu’on soit simplement devant une simple liste d’ancêtres biologiques.

    L’intérêt pour les ancêtres en Israël reflète ses origines tribales où l’identité d’un membre de la tribu est son passeport de survie : une tribu prend soin de ses membres. Mais en plus d’établir l’identité d’un individu, les généalogies bibliques servent à valider l’occupation des postes de roi et de prêtre où la lignée est importante (voir Esd 2, 62-63; Ne 7, 64-65). Enfin, une autre fonction de la généalogie est reliée à la notion de personnalité collective où certains traits de caractère des ancêtres se reflètent dans les descendants, si bien que l’histoire devient une expansion de la généalogie (i.e. le passé se poursuit dans le présent).

    Étant donné ce contexte, nous aurions été surpris que le NT ne nous ait pas donné de généalogie pour refléter l’importance de Jésus. C’est ce que feront Matthieu et Luc. Mais ils le feront dans les lieux différents. Matthieu place sa généalogie au tout début de son évangile, alors que Luc la place après le baptême de Jésus, au moment où il commence son ministère. Nous avons des situations semblables dans l’AT : en Gn 5 – 9 la généalogie précède le récit de Noé, et en Gn 11, 10-32 la généalogie précède le récit d’Abraham; par contre, en Ex 6, 14-25 la généalogie des tribus et de Moïse se situe après l’appel de Moïse, juste avant qu’il ne commence sa mission de sortir ses frères d’Égypte.

    1. L'objectif de Matthieu dans la généalogie

      1. Observations générales

        Matthieu commence son évangile ainsi : « L'acte de naissance de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham ». L’un des meilleurs parallèles se trouve en 5, 1 : « L’acte de la descendance (grec : biblos geneseōs, héb. sēper tôlĕdōt) d’Adam ». Cette généalogie introduit l’histoire de Noé. La plus grande différence entre les deux généalogies est que celle d’Adam concerne les descendants jusqu’à Noé, alors que celle de Jésus est celle des ancêtres, étant donné qu’en Jésus l’histoire a atteint son terme.

        « Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham ». En une phrase Matthieu introduit les thèmes majeurs de son récit de l’enfance. Le nom « Christ » relie Jésus au titre de « messie », et donc nous prépare à la généalogie qui suit et à l’espérance messianique que Jésus comblera. Cette filiation davidique sera le thème du premier chapitre, présent dans la généalogie et dans le récit du message de l’ange. Le thème d’Abraham est aussi présent, mais de manière plus subtile. En étant fils d’Abraham, Jésus réalise la promesse de Yahvé à Abraham : « Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre » (Gn 22, 18). C’est la signification du ch. 2 avec l’arrivée des mages, prototypes des Gentils, venus rendre hommage du roi des Juifs. Pour Matthieu, que Jésus soit fils de David et fils d’Abraham est important, car cela lui permet de justifier la présence dans sa communauté tant des Juifs que des Gentils.

        Cette insistance sur la relation de Jésus à David et à Abraham n’est pas une création de Matthieu, mais provient d’une ancienne tradition, comme l’atteste ces épitres pauliniennes (Rm 1, 3; Ga 3, 16) écrites au milieu des années 50. L’originalité de Matthieu est de tisser ensemble ces deux thèmes tout au long de son récit de l’enfance. Pour l’évangéliste, une telle filiation à David et à Abraham n’est pas due au hasard humain; il y voit plutôt le plan de Dieu dans l’histoire du salut.

        C’est ce plan providentiel qu’exprime la division de la généalogie en trois sections de 14 générations, car chaque section correspond à une portion majeure de l’histoire du salut. Dans la première section, la sélection divine apparaît dans le fait que Jésus est fils d’Abraham, non par Ismaël, le fils aîné, mais par Isaac; il est fils d’Isaac non par l’aîné Ésaü, mais par Jacob; il est fils de Jacob par son quatrième fils, Juda, à qui fut promis un sceptre éternel (Gn 49, 10). En même temps, en mentionnant : « Juda et ses frères », Matthieu entend inclure les douze tribus d’Israël, justifiant le choix de Jésus de ses douze disciples. Cette section se termine de manière triomphale avec l’évocation de « David le roi », qui, par la grâce de Dieu, a supplanté Saül. La deuxième section énumère les rois de la lignée davidique qui ont régné à Jérusalem jusqu’à Jéchonias qui, malgré l’exil babylonien, a réussi à donner un héritier, permettant à la lignée davidique de survivre. La dernière section relie la fin de la monarchie et l’arrivée de Jésus, l’oint final de David, le messie. C’est ainsi que Matthieu insère Jésus dans l’histoire et dans un peuple.

      2. Comment Matthieu a composé la généalogie

        Matthieu s’est probablement servi de deux listes généalogiques écrites en grec qui existaient à son époque et étaient partiellement dépendantes de la Septante. La première couvrait la période pré-monarchique et était semblable à celle qu’on trouve en Ruth 4, 18-22 et 1 Ch 2, 5ss. Il lui a ajouté le nom de femmes, malgré leur histoire non conventionnelle et leur statut marital irrégulier, y voyant la main de Dieu pour réaliser son plan. De plus, il remarqua que cette liste d’Abraham à David contenait 14 noms, donc 14 générations. L’autre liste, couvrant la période monarchique et les débuts de la période post-monarchique, était une liste populaire de la maison royale de David, contenant les noms des rois qui ont gouverné en Judée et quelques descendants de Zorobabel considérés comme des descendants de David. Cette liste est dépendante de l’AT, mais a circulé dans les milieux populaires et non dans les archives officielles, comme le suggèrent certaines de ses erreurs et la confusion de certains noms royaux.

        Matthieu aurait noté que dans la section monarchique (abrégée accidentellement) de la liste populaire, on y retrouvait également 14 générations. Même plus, dans la liste prétendue des descendants de Zorobabel, on pouvait repérer une suite de quatorze générations si on lui ajoutait Joseph et Jésus. Dans cette structure numérique de 3 x 14, formée partiellement de pure coïncidence dans la généalogie et partiellement d’ajouts de Matthieu lui-même, l’évangéliste y aurait vu la clé au plan de salut de Dieu. Mais le produit final (1, 1-17) est tout à fait matthéen dans sa théologie et dans ses accents.

      3. Pourquoi introduire les dames?

        En plus de Marie, il y a quatre femmes dans la généalogie: Thamar, Rahab, Ruth et (Batchéba) la femme d’Urie. La mention de ces femmes brise le rythme de l’expression « A était le père de B » de la généalogie, et c’est pour Matthieu une façon d’attirer l’attention sur la sélection divine, œuvre de sa Providence, comme on le voit lorsque le rythme est brisé par la mention d’hommes (« Juda et ses frères »; « Pharès et Zara »; « Jéchonias et ses frères »). La question se pose donc : qu’ont donc en commun les quatre femmes pour que Matthieu les choisisse? Y a-t-il un lien entre ces femmes et Marie qui est nommée à la fin de la généalogie? Trois réponses ont été proposées.

        1. Saint Jérôme (Sur Matthieu 9) avait déjà émis l’idée que ces quatre femmes étaient des pécheresses, et leur présence anticipait le rôle de Jésus comme sauveur des pécheurs. Mais quand on regarde de plus près, il n’est pas clair que la Bible fait de toutes ces femmes des pécheresses. Par exemple, ce n’est pas évident que Ruth ait péché avec Booz. De plus, dans la piété juive, malgré le fait que Thamar était une séductrice et prétendue prostituée, que Rahab était une prostituée, que la femme d’Urie ait commis l’adultère, elles étaient néanmoins estimées, Thamar comme une sainte prosélyte juive (une Cananéenne convertie) qui a perpétué la lignée familiale du fils de Juda, son mari décédé, Rahab comme une héroïne pour avoir contribué à la victoire d’Israël à Jéricho, et même comme un modèle de foi dans les milieux chrétiens (He 11, 31; 1 Clément 12, 1), et la femme d’Urie comme mère du roi Salomon. Il est peu probable que l’auditoire de Matthieu ait perçu la présence de ces femmes comme celle de pécheresses.

        2. Une deuxième réponse a été proposée par Luther : ces quatre femmes étaient des étrangères et Matthieu les aurait incluses pour montrer que Jésus, le messie Juif, était relié par ses ancêtres à des Gentils. De fait, Rahab et Thamar étaient des Cananéennes, Ruth était une Moabite, et si Batchéba était juive, elle avait épousé Urie, un Hittite, ce qui expliquerait pourquoi Matthieu ne la nomme que par le nom de son mari. Mais il y a deux objections à cette réponse pour qu’elle soit la seule explication, ou la plus importante, à la présence de ces femmes. La première est que cette explication échoue à montrer le lien avec la cinquième femme, Marie, qui n’était pas une étrangère. Ensuite, ce n’est pas du tout sûr que le milieu juif du premier siècle considérait ces femmes comme des étrangères : l’accent était plutôt sur leur statut de prosélytes ou convertis au Judaïsme. Dès lors, on comprend mal comment les Gentils de la communauté matthéenne auraient pu s’identifier à des convertis au Judaïsme, alors que c’est Jésus qu’ils ont accueilli dans leur vie, non le Judaïsme.

        3. La troisième réponse, largement acceptée aujourd’hui, identifie deux éléments communs aux quatre femmes qu’elles partagent avec Marie.

          1. L’union avec leur partenaire est extraordinaire et irrégulière, une union quoique perçue comme scandaleuse, maintient la lignée bénie du messie
          2. Ces femmes ont pris des initiatives ou ont joué un rôle important dans le plan de Dieu, au point d’être considérées comme instruments de la Providence ou de l’Esprit Saint.

          C’est donc cette combinaison d’une union scandaleuse et irrégulière et de l’intervention divine à travers ces femmes qui explique leur choix de Matthieu dans sa généalogie. Car ces femmes préfiguraient le rôle de Marie, la femme de Joseph. Aux yeux des hommes, la situation de Marie, enceinte avant de cohabiter avec Joseph, était scandaleuse; pourtant, cet enfant avait été engendré de l’Esprit Saint, une œuvre de Dieu remplissant la promesse de l’héritage messianique.

        Cette troisième réponse cadre le mieux avec la vue d’ensemble du récit de l’enfance. Mais la deuxième réponse qui s’arrête au statut d’étrangères de ces femmes peut faire partie d’un thème secondaire chez Matthieu; elle ne peut anticiper le rôle de Marie, mais l’arrivée des Gentils dans le plan de Dieu. Quoi qu’il en soit, la présence de ces femmes dans la généalogie fait partie de la théologie de Matthieu et ne peut provenir que de sa plume, et non d’une tradition antérieure.

      4. Quatorze – le nombre magique

        La généalogie de Matthieu est « artificielle » plutôt que strictement « historique », car même Dieu n’a pu arranger les choses si bien qu’exactement 14 générations séparent les grands moments de l’histoire du salut comme l’appel d’Abraham, l’accession de David au trône royal, l’exil babylonien et l’arrivée du messie. De plus, la période couverte par ces sections est trop grande pour qu’il n’y ait que 14 générations par section, puisque 750 ans séparent Abraham de David, 400 ans séparent David de l’exil babylonien, 600 ans séparent l’exil babylonien de la naissance de Jésus. C’est pourquoi on trouve beaucoup plus de générations chez Luc. D’ailleurs quand on examine les généalogies de l’AT, on note que Matthieu a omis des générations.

        Comment donc interpréter l’insistance chez Matthieu (1, 17) sur le motif 3 x 14? Tout d’abord, il ne semble pas que Matthieu soit conscient de ses omissions, autrement on comprendrait mal qu’il veuille partager son émerveillement devant un motif qu’il considère providentiel s’il était le résultat de ses propres manipulations. Ne serait-il pas possible qu’il ait découvert ce motif en tout ou en partie dans le matériel qu’il a trouvé? C’est tout à fait plausible si on considère les listes de 1 Ch 1 – 2 qui présentent exactement 14 noms d’Abraham à David exclusivement. Quant à la deuxième section, Matthieu a pu mettre la main sur une liste de rois qui comprenait accidentellement des omissions et qui, si on l’interrompait à l’exil et on comptait les derniers rois comme un seul (« Jéchonias et ses frères »), donnait 14 générations. Un catalyseur de cette approche est la gematria (on assigne une valeur numérique à chaque nom en se basant sur l’ordre des consonnes qui le compose) pratiquée dans le monde juif : ainsi le nom David s’écrit : dwd, donc 4 + 6 + 4 = 14. Une telle approche convenait à Matthieu pour montrer que Jésus est fils de David. Aussi peut-on penser que c’est lui qui a décidé d’appliquer également ce motif à la section post-monarchique en ajoutant Joseph et Jésus à une liste généalogique traditionnelle de gens qui se réclamaient de la lignée davidique à partir des descendants de Zorobabel.

        Que Matthieu ait vu un plan de Dieu dans ce motif est cohérent avec sa vision des choses dans le récit de l’enfance quand il cite à cinq reprises l’Écriture et qu’à quatre reprise il l’introduit avec la formule : cela arriva pour que s’accomplisse l’Écriture. Dieu a planifié dès le début et avec précision les origines du messie.

        Cette idée d’une liste d’ancêtres d’un homme fameux, en commençait par Abraham, qu’on divise en des séquences numériques d’égales longueurs, n’est pas étranger à l’esprit juif. Qu’on songe à la liste des prêtres depuis Aaron jusqu’à l’exil (1 Ch 5, 27-41), au Midrash Rabbah XV 26 sur Ex 12, 2 (15 générations d’Abraham à Salomon et 15 générations de Salomon à Sidequia), à Hénoch 93, 1-10 et 91, 12-17 où l’histoire est divisée en dix semaines d’année (10 x 7 = 70 ans), les trois premières étant pré-Israélites, et les sept autres couvrant la période de Jacob jusqu’à la fin, au Pirke Aboth 5, 2-3 où il y a 10 générations d’Adam à Noé, dix autres de Noé à Abraham, à II Baruch 53 – 74 où l’histoire mondiale d’Adam au messie est divisée en 12 périodes, la période messianique étant la dernière. Toutes ces listes partagent avec Matthieu une perspective eschatologique, si bien que l’arrivée du messie marque la fin d’un plan minutieusement tracé par Dieu.

      5. Matthieu savait-il compter?

        Même si Matthieu insiste sur le motif de trois sections de quatorze générations (3 x 14), une analyse serrée de cette généalogie montre que ses capacités arithmétiques laissent à désirer. Par exemple, la première section qui va d’Abraham à David comprend bien 14 noms, mais seulement 13 générations, à moins d’ajouter implicitement qu’Abraham était le fils d’un père pour constituer la première génération. C’est seulement dans la deuxième section qu’on réussit à calculer 14 générations (mais au prix d’une omission de quatre générations historiques et de six rois qui ont régné). Dans la troisième section, on ne compte que 13 générations.

        Dans cette analyse, commençons avec les omissions de la deuxième liste. Au v. 8, Matthieu écrit : « Yoram était le père d’Ozias ». Nous avons déjà fait remarquer qu’entre Yoram et Ozias, il y avait Akhazias, Joas et Amasias qui ont été omis. S’ils ont été omis, ce n’était pas parce qu’ils auraient été des rois malfaisants ou qu’ils auraient été assassinés ou qu’ils auraient été maudits. La solution la plus simple serait que le copiste a confondu la forme grecque des noms Ozias (Azariah) et Akhazias, si bien que Yoram, au lieu d’être le père d’Akhazias, devint le père Ozias (Azariah). Cela confirmerait le fait que la liste reçue par Matthieu était déjà en grec et contenait déjà l’erreur.

        Une autre erreur dans la deuxième section concerne la séquence suivante : Josias était le père de Yoyaqim qui était le père de Jéchonias. La liste de Matthieu omet Yoyaqim quand elle dit : « Josias était le père de Jéchonias et ses frères ». Cette omission provient probablement de la confusion entre Yoyaqim et la version grecque du nom Jéchonias (Yehoiachin), une confusion favorisée par le fait que les deux personnages avaient un frère s’appelant Sédécias et qu’en grec leur nom est parfois épelé de la même façon : Iōakim.

        Dans la troisième section, de l’exil babylonien à Jésus, on ne compte que treize générations. Beaucoup de solutions plus ingénieuses les unes que les autres ont été proposées : créer une nouvelle génération avec le messie qui s’ajoute à celle de Jésus, ou encore considérer Marie comme une génération à elle seule, ou encore faire bouger « Jéchonias et ses frères » de la deuxième section à la troisième section, car c’est en fait de Yoyaqim que Josias était le père. Mais Matthieu était-il d’abord conscient de cette dernière omission et a-t-il pu faire faire ces raisonnements sophistiqués? Avec ingénuité on peut rescaper l’arithmétique de Matthieu, mais il aurait été préférable que l’évangéliste soit plus clair.

    2. La généalogie de Matthieu comparée à celle de Luc

      Voici d’abord la généalogie de Jésus chez Luc, qui commence avec le père de Jésus et se rend jusqu’à Dieu, puisque juste avant il y a eu cette voix du ciel qui a dit : « Tu es mon fils » (Lc 3, 22).

      Table 1 (Lc 3, 23-38)

      Jésus, à ses débuts, avait environ trente ans. Il était:

      Post-MonarchiePré-Monarchie
      1le fils présumé de Joseph43fils de Jessé
      2qui était fils d'Héli44fils de Jobed
      3fils de Matthat45fils de Booz
      4fils de Lévi46fils de Sala
      5fils de Melchi47fils de Naassôn
      6fils de Iannaï48fils d'Amminadab
      7fils de Joseph49fils d'Admîn
          
      8fils de Mattathias50fils d'Arni
      9fils d'Amôs51fils de Esrom
      10fils de Naoum52fils de Pharès
      11fils d'Hesli53fils de Juda
      12fils de Naggaï54fils de Jacob
      13fils de Maath55fils d'Isaac
      14fils de Mattathias56fils d'Abraham
      15fils de Semein  
      16fils de IôsechPré-Abraham
      17fils de Iôda57fils de Thara
      18fils de Iôhanân58fils de Nachôr
      19fils de Résa59fils de Sérouch
      20fils de Zorobabel60fils de Ragau
      21fils de Salathiel61fils de Phalek
        62fils d'Éber
      Monarchie63fils de Sala
      22fils de Néri  
      23fils de Melchi64fils de Kaïnam
      24fils d'Addi65fils d'Arphaxad
      25fils de Kôsam66fils de Sem
      26fils d'Elmadam67fils de Noé
      27fils d'Er68fils de Lamek
      28fils de Jésus69fils de Mathousala
        70fils d'Hénoch
      29fils d'Élièzer  
      30fils de Iôrim71fils de Iaret
      31fils de Matthat72fils de Maléléel
      32fils de Lévi73fils de Kaïnam
      33fils de Syméôn74fils d'Énôs
      34fils de Juda75fils de Seth
      35fils de Joseph76fils d'Adam
        77fils de Dieu.
      36fils de Iönam  
      37fils d'Éliakim  
      38fils de Méléa  
      39fils de Menna  
      40fils de Mattatha  
      41fils de Nathan  
      42fils de David  

      Comparons maintenant les généalogies de Matthieu et Luc et celles fournies par l’AT.

      Table 2 : La période pré-monarchique
      * Les noms ont été standardisés sur l’hébreu; chez Luc chaque septième nom est en caractère gras

       Matthieu: Générations d'Abraham à DavidGénéalogie selon 1 Ch 1 28.34; 2, 1-15 Ruth 4, 18-22 Généalogie de Luc
      1Abraham était le père d'IsaacAbraham; Isaac56Abraham
         55Isaac
      2Isaac " " JacobIsraël54Jacob
      3Jacob " " Juda et ses frèresJuda53Juda
      4Juda " " Pèrèç et Zérah de ThamarPèrèç52Pèrèç
      5Pèrèç " " d' HèçrônHèçrôn51 Hèçrôn
      6Esrom " " d'AramRam (Aram, LXX: Arran)50Arni
         49Admîn
      7Aram " " d'AminadavAminadav48Aminadav
      8Aminadav " " NahshônNahshôn47Nahshôn
      9Nahshôn " " SalmonSalma (LXX: Salmon)46Sala
      10Salmon " " Booz de RahabBooz45Booz
      11Booz " " Oved de RuthOved44Oved
      12Oved " " JesséJessé43Jessé
      13Jessé " " David le roiDavid42David

      Table 3 : La période monarchique

       Matthieu: Générations David - ExilGénéalogie des rois de Juda selon 1 et 2 Rois Généalogie de Luc
      1David était le père de Salomon de la femme d'UrieSalomon (961-922 av. JC)42(David)
      2Salomon " " RoboamRoboam (922-915)41Natham
      3Roboam " " d'AviyaAviya ou Abiyam (915-913)40Mattatha(n)
      4Aviya " " d'AsafAsa (913-873)39Menna
      5Asaf " " JosaphatJosaphat (873-849)38Méléa
      6Josaphat " " YoramYoram (849-842)37Eliakim
        Akhazias (842)36Iônam
        La reine Athalie (842-837)35Joseph
        Joas (837-800)34Juda
        Amasias (800-783)33Syméôn
      7Yoram " " d'OziasOzias ou Azarya (783-742)32Lévi
      8Ozias " " YothamYotham (742-735)31Matthat
      9Yotham " " d'AkhazAkhaz ou Yoakhaz I (735-715)30Iôrim
      10Akhaz " " d'EzékiasEzékias (715-687)29Elièser
      11Ezékias " " ManasséManassé (687-642)28Jésus
      12Manassé " " d'AmosAmôn (642-640)27Er
      13Amos " " JosiasJosias (640-609)26Elmadam
      14Josias " " Jéchonias et ses frèresYoakhaz II ou Shalloum (609) 25Kôsam
        Yoyaqim ou Elyaqim (609-598) 24Addi
        Yoyakîn ou Jéchonias (597) 23Melchi
        Sédécias ou Mattanya (587-587)22Néri

      Table 4 : La période post-monarchique

       Matthieu: Générations Exil - MessieLignée davidique post-monarchique (1 Ch 1, 19-24) Généalogie de Luc
         22(Néri)
      1Jéchonias était le père de SalathielShènaçar ou Sheshbaçar (595)21Salathiel
      2Salathiel " " ZorobabelZorobabel (570)20Zorobabel
         19Résa
      3Zorobabel " " d'AbioudHananya (545)18Iôanân
      4Abioud " " d'EliakimShekanya (520)17Iôda
         16Iôsech
         15Semein
      5Eliakim " " d'AzorHattoush (495)14Mattathias
      6Azor " " SadokElyoénaï (470)13Maath
         12Naggaï
      7Sadok " " d'AkhimAnani (445)11Hesli
         10Naoum
      8Akhim " " d'Elioud 9Amôs
      9Elioud " " d'Eléazar 8Mattathias
         7Joseph
      10Eléazar " " Mathan 6Iannaï
         5Melchi
      11Mathan " " Jacob 4Lévi
         3Matthat
      12Jacob " " Joseph l'époux de Marie 2Éli (Héli)
      13de laquelle fut engendré Jésus appelé le Christ 1Joseph dont Jésus est le fils présumé

      Faisons quelques observations préliminaires.

      • Dans l’ensemble : Matthieu nous présente une liste descendante d’Abraham à Jésus en utilisant la formule : « A était le père de B; B était le père de C », alors que Luc nous présente une liste ascendante de Jésus à Adam et à Dieu, en utilisant la formule : « A, (fils) de B, (fils) de C ». La liste de Luc contient 77 noms en comparaison des 41 de Matthieu.

      • La période pré-monarchique : c’est la seule période où l’accord Luc-Matthieu a assez étendu, à défaut d’être total.

      • La période monarchique : les deux listes divergent totalement, et ne s’entendent que sur David. La liste de Luc contient 27 noms en comparaison des 15 de Matthieu.

      • La période post-monarchique : les deux listes ne s’entendent que sur les deux premiers et les deux derniers noms. Et ces noms sont les seuls sur lesquels nous avons de l’information biblique.

      Devant tant de différences, il faut se rappeler ce que nous avons dit sur les généalogies bibliques : elles ont des fonctions différentes, et donc il est normal qu’elles divergent; Matthieu entend montrer que Jésus est le messie davidique, alors que Luc entend montrer que Jésus est le fils de Dieu.

      1. Qui était le grand-père de Jésus?

        Pour Matthieu, le père de Joseph s’appelle Jacob, alors que pour Luc il s’appelle Héli. Cela nous amène d’abord à examiner la troisième section de la liste de Matthieu dont les neuf noms entre Zorobabel et Joseph nous sont totalement inconnus. Où Matthieu a-t-il pu piger ces noms? Trois explications ont été proposées.

        1. C’est une création de Matthieu

          Cette explication ne tient pas la route, car les deux premières sections de sa généalogie font référence à des listes existantes dans l’AT, et ce serait surprenant qu’il procède autrement pour sa troisième section. De plus, au v. 17 il semble s’émerveiller de sa découverte du motif 3 x 14 dans ses trois listes, ce qui serait incompréhensible s’il avait créé cette dernière liste de toute pièce. Enfin, depuis le retour d’exil des Juifs beaucoup de listes généalogiques circulaient en Judée devant la nécessité d’établir ses droits et ses privilèges.

        2. Matthieu a copié une généalogie existante sur la lignée davidique

          Distinguons les individus qui prétendent descendre du roi David, et l’existence d’une lignée royale qui aurait survécu. En ce qui concerne les individus, il y a quelques exemples comme Rabbi Hillel qui se disait de descendance davidique par sa mère, ou encore, dans le premier millénaire chrétien, le chef de la communauté juive de Babylone; des empereurs romains (Vespasien, Domitien, Trajan) auraient persécuté un certain nombre de ces prétendants. L’existence de ces prétentions laisse penser que des listes ont pu exister.

          En ce qui concerne l’existence d’une Maison de David qui se serait maintenue après l’exil, du moins jusqu’à la période des Maccabées, le fait peut être confirmé par l’existence de discussions à l’époque de Jésus sur l’origine davidique du messie. Cela implique-t-il que des listes officielles existaient sur une lignée royale? C’est possible si on en croit Julien l’Africain qui nous informe qu’Hérode le Grand aurait fait brûler des archives familiales de peur de voir contesté son pouvoir. L’AT lui-même nous donne une liste de cinq descendants de Zorobabel. Mais il est douteux qu’on ait continué cette liste et on ne sait rien pour la période de l’an 400 à 200 avant l’ère chrétienne.

          La liste généalogique de Matthieu est trop courte pour couvrir la période de Zorobabel à Jésus, et de plus, ni sa liste ni celle de Luc ne coïncident avec celle qui se trouve dans l’AT. Ainsi, même si une telle liste officielle existait, nous n’avons aucun indice que Matthieu s’y serait référé. Il semble avoir plutôt utilisé une liste populaire de milieux parlant Grec, issue probablement des spéculations sur la venue du messie. Et c’est à cette liste qu’il aurait ajouté les noms de Joseph et Jésus. Enfin, si jamais Jésus était de descendance davidique, ça ne peut être que par une branche latérale de la famille, et non d’une lignée royale directe : on n’a aucun indice dans le récit sur le ministère de Jésus que ses ancêtres appartenaient à la noblesse ou à la royauté; au contraire, il semble sortir d’un milieu sans intérêt et d’un village sans importance.

        3. Matthieu a eu accès aux archives familiales de Joseph

          Avant d’examiner cette explication, il faut d’abord régler la question des différences (à l’exception peut-être du grand-père de Joseph appelé Mathan chez Matthieu, Matthat chez Luc) entre la liste de Matthieu et celle de Luc. Une première solution proposée a été de considérer la liste de Matthieu comme provenant des archives de Joseph, et celle de Luc des archives de Marie. Malheureusement, on ne peut prendre au sérieux cette solution : tout d’abord, une généalogie à partir de la mère ne serait pas normale chez les Juifs, ensuite Luc nous dit clairement qu’il retrace la descendance de Jésus à partir de Joseph. On pourrait ajouter que nous nous n’avons aucun indice que Marie appartiendrait à la lignée davidique.

          L’autre solution proposée fait appel à la coutume du lévirat (Dt 25, 5-10) où un proche d’un mari décédé sans enfant doit épouser sa veuve pour lui donner une progéniture : dès lors, une des listes généalogiques nous donnerait les archives familiales à partir du père naturel de Joseph, l’autre à partir du père légal, celui qui était décédé. Cette solution rencontre des difficultés majeures qui seront discutées à l’Annexe I.

          En regard de toutes ces difficultés, la plupart des biblistes rejettent aujourd’hui l’idée que la liste généalogique soit de Matthieu soit de Luc provienne des archives familiales. Tout en maintenant que Matthieu a pu faire appel à une liste populaire d’une généalogie davidique, examinons de plus près la liste de Luc.

      2. L'arbre généalogique du Fils de Dieu

        Tout comme celle de Matthieu, la généalogie de Luc répond à une intention théologique. Pourquoi remonte-t-elle à Dieu? Une voix du ciel au baptême de Jésus vient de dire : « Celui-ci est mon fils bien-aimé ». Pourquoi cette généalogie passe par Adam? Luc écrit pour les Gentils des communautés pauliniennes pour qui Paul a tracé un parallèle entre Jésus et Adam (Rm 5, 12-21; 1 Co 15, 22.45). Cela a l’avantage d’accentuer le paradoxe de Jésus comme vraiment Dieu, et vraiment homme.

        Dans la liste de Luc, on peut détecter un motif autour du chiffre 7.

        • La liste généalogique comprend 11 x 7 = 77 noms
        • Il y 7 patriarches d’Adam à Hénoch, et ensuite 70 noms entre Hénoch et Jésus, peut-être un écho de la tradition de 70 générations entre le péché des anges et le jour du jugement (voir Hénoch 10, 12)
        • Il y a 3 x 7 = 21 noms pour la période postexilique tout comme pour la période monarchique
        • Pour la période pré-monarchique il y a 2 x 7 = 14 noms avant David
        • Les noms de David (#42) et Abraham (#56) apparaissent comme des multiples de sept.

        Ainsi, l’ensemble des noms de la liste de Luc (voir table 1) a le motif suivant : 21 (post-monarchie) + 21 (monarchie) + 14 (pré-monarchie) + 21 (pré-Abraham) = 77.

        Certains biblistes ont questionné ce motif, considérant qu’on ne pouvait assigner un chiffre à Jésus et à Dieu. De plus, les divers manuscrits offrent des nombres différents. Même en admettant tout cela, il reste que le motif autour du chiffre sept est présent au moins en partie dans la liste de Luc, et cela nous permet de mettre en doute qu’elle soit plus historique (au sens biologique) que celle de Matthieu.

        Quand on examine la liste de Luc, on note ceci :

        • La ligne davidique remonte à David par Nathan chez Luc, une figure plus humble que celle de Salomon chez Matthieu; mais cela n’est pas pour autant une garanti d’authenticité
        • Certains noms de la période préexiliques (Lévi, Siméôn, Joseph, Juda) sont des anachronismes, car la coutume de nommer les enfants à la suite des patriarches ne s’est développée qu’après l’exil
        • Plusieurs noms de la liste (séquence 28-32 : Lévi, Matthat, Iôrim, Elièser, Jésus) semblent une reprise des noms au début de la liste (séquence 1-4) : Jésus, Joseph, Héli and Lévi
        • Le nom Joseph apparaît trois fois, et six noms sont très semblables : Matthat (deux fois), Mattathias (deux fois), Maath, Mattatha(n), des noms associés à la famille maccabéenne ou hasmonéenne de la Maison de Lévi au 2e av. l’ère moderne.
        • Plutôt de faire de Salathiel (#21) le fils de Jéchonias, le dernier roi, comme chez Matthieu, Luc en fait le fils de Néri qui nous est par ailleurs totalement inconnu; la motivation de Luc pourrait être théologique, car selon Jérémie 22, 30 : « Ainsi parle le Seigneur : Écrivez au sujet de cet homme (Jéchonias): ‘Un raté, un garçon qui n’a pas réussi dans sa vie !’ Parmi ses enfants, pas un seul ne réussira à s’installer sur le trône de David, à garder le pouvoir en Juda »
        • Dans la liste qui va de Zorobabel à Jésus, on note des dupliquas et des noms lévitiques, et des signes de confusion comme celle autour du nom Résa, qui semble une mauvaise compréhension de la transcription grecque de l’araméen rēšā’ (prince), ce qui ouvre la possibilité que le texte pré-lucanien fait peut-être référence ici au prince Iôanân, le fils de Zorobabel

        Bref, même si la liste de Luc peut sembler plus plausible que celle de Matthieu, elle ne constitue pas pour autant les archives exactes de la généalogie biologique de Jésus. Ce qui est sûr, la liste a été organisée de manière artificielle selon motif numérique, et cette liste contient des inexactitudes et les signes de confusion, ce qui suggère une provenance populaire des milieux juifs de langue grecque. Luc aurait repris cette liste et l’aurait insérée entre le baptême de Jésus et la scène des tentations. Le message sur Jésus n’est pas qu’il est en fait le petit fils de Jacob (selon Matthieu) ou de Héli (selon Luc), mais qu’il est sur le plan théologique le fils de David, le fils d’Abraham (selon Matthieu), et le fils de Dieu (selon Luc).

  3. La composition du récit de base de Matthieu en 1, 18 – 2, 33

    Quand nous avons examiné plus tôt des structures possibles du récit de l’enfance de Matthieu, qu’un des fils conducteurs pouvait être les quatre ou cinq citations de l’Écriture. Aussi vaut-il la peine d’étudier la technique des formules de citations dans tout l’évangile de Matthieu pour déterminer si les citations dans le récit de l’enfance sont de l’évangéliste ou proviennent d’une source préexistence. Cela nous permettra par la suite d’étudier la relation de la citation avec le contexte immédiat, et donc déterminer si le reste du récit a la même origine que la citation.

    1. La formule de Matthieu pour citer l’Écriture

      Voici un tableau des formules de citations dans les synoptiques.

      ÉvangélisteTexte de la citationAuteur cité
      Matthieu1, 22-23 : Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète : Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : « Dieu avec nous ».Isaïe 7, 14
       2, 5b-6 : car c’est ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c’est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.Michée 5, 1 et 2 Samuel 5, 2
       2, 15b : pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Égypte, j’ai appelé mon fils.Osée 11, 1
       2, 17-18 : Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : Une voix dans Rama s’est fait entendre, des pleurs et une longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus.Jérémie 31, 15 (LXX 38, 15)
       2, 23b : pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazôréen.Isaïe 4, 3 et Juges 16, 17
       3, 3 : C’est lui dont avait parlé le prophète Esaïe quand il disait : « Une voix crie dans le désert : “Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.” »Isaïe 40, 3
       4, 14-16 : pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le prophète Esaïe : Terre de Zabulon, terre de Nephtali, route de la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Nations ! Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres a vu une grande lumière ; pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort, une lumière s’est levée.Isaïe 8, 23 – 9, 1
       8, 17 : pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Esaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies.Isaïe 53, 4
       12, 17-21 : afin que soit accompli ce qu’a dit le prophète Esaïe : Voici mon serviteur que j’ai élu, mon Bien-Aimé qu’il m’a plu de choisir, je mettrai mon Esprit sur lui, et il annoncera le droit aux nations. Il ne cherchera pas de querelles, il ne poussera pas de cris, on n’entendra pas sa voix sur les places. Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui fume encore, jusqu’à ce qu’il ait conduit le droit à la victoire. En son nom les nations mettront leur espérance.Isaïe 42, 1-4
       13, 14-15 : et pour eux s’accomplit la prophétie d’Esaïe, qui dit : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. Car le cœur de ce peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur, et pour ne pas se convertir. Et je les aurais guéris !Isaïe 6, 9-10
       13, 35 : afin que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète : J’ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde.Ps 78 (77), 2
       21, 4-5 : Cela est arrivé pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète : Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, humble et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme.Isaïe 62, 11 et Zacharie 9, 9
       26, 56 : Mais tout cela est arrivé pour que s’accomplissent les écrits des prophètes.Nil
       27, 9-10 : Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : Et ils prirent les trente pièces d’argent : c’est le prix de celui qui fut évalué, de celui qu’ont évalué les fils d’Israël. Et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que le Seigneur me l’avait ordonné.Zacharie 11, 12-13 (avec peut-être un écho de Jérémie 32, 6-15; 18, 2-3)
      Marc15, 28 : Et fut accomplie l’Écriture qui dit : et il fut compté au nombre des malfaiteurs (verset présent seulement dans quelques manuscrits mineurs)Isaïe 53, 12
      Luc18, 31 : Jésus prit les douze disciples avec lui et leur dit : « Écoutez, montons à Jérusalem où s'accomplira tout ce que les prophètes ont écrit au sujet du Fils de l'homme.Nil
       22, 37 : Car, je vous le déclare, il faut que se réalise en ma personne cette parole de l'Écriture : “Il a été placé au nombre des malfaiteurs.” En effet, ce qui me concerne va se réaliser. »Isaïe 53, 12
       24, 44 : Puis il leur dit : « Quand j'étais encore avec vous, voici ce que je vous ai déclaré : ce qui est écrit à mon sujet dans la loi de Moïse, dans les livres des Prophètes et dans les Psaumes, tout cela devait s'accomplir. »Nil

      Note : ont été écartés Mc 1, 2-3; 14, 59; Lc 3, 4-6 qui ne sont pas vraiment des formules de citation et une référence à un accomplissent de l’Écriture.

      Comme on peut le constater, ces formules de citation sont une particularité de Matthieu dans les récits synoptiques qui a standardisé la façon d’établir un lien entre Jésus et l’accomplissement de l’Écriture. Et le lien qu’il établit ne renvoie pas à la pleine signification du texte ou de son contexte, mais plutôt sur un aspect du texte qui a une certaine similitude avec Jésus ou un événement. Et sa façon de citer directement un prophète plutôt que de l’intégrer par une allusion dans la formulation du récit est l’indication d’un effort chrétien pour fournir au récit sur Jésus un arrière-plan scripturaire.

      1. L’objectif des citations

        Pour plusieurs biblistes, l’objectif de ces citations est avant tout apologétique, permettant aux juifs chrétiens de prouver à leurs frères juifs de la synagogue que la carrière de Jésus était annoncée dans l’AT. Mais si tel était l’objectif principal de ces citations, on s’explique mal qu’elles soient si peu nombreuses dans le récit de la passion et de la crucifixion qui était vraiment la pierre d’achoppement des Juifs. Aussi une explication plus satisfaisante est d’y voir un objectif didactique : une catéchèse pour soutenir la foi des chrétiens de la communauté.

        La répartition de ces formules de citation à travers l’évangile de Matthieu est remarquable. Car dans son récit de l’enfance, on en trouve cinq citations sur le total de quatorze. C’est comme si le récit de l’enfance était encore inexploré en référence à l’AT, en contraste avec le récit de la passion qui avait été analysé dès le début de la prédication chrétienne en relation avec l’arrière-plan scripturaire. On peut alors penser que le récit de l’enfance appartient à une époque où la prédication est devenue moins missionnaire et plus didactique, s’adressant à des communautés chrétiennes bien établies.

      2. La relation des citations avec leur contexte

        Deux théories s’affrontent pour déterminer la relation des citations avec le récit qu’elles illustrent. La première veut que ce sont les citations qui ont donné naissance aux récits : l’évangéliste aurait réfléchi de manière imaginative et créative sur les citations, ou tout au plus, il aurait ramassé certains fragments de la tradition autour d’un passage de l’AT. La deuxième théorie veut que les citations auraient été ajoutées à un récit qui existait déjà : un ensemble de traditions assez bien développé et important existait déjà, que Matthieu aurait rafistolé en un récit continu, et les citations scripturaires auraient été ajoutées dans une touche finale. Quelle théorie est la plus plausible? Plusieurs facteurs militent pour la deuxième théorie.

        1. Prenons par exemple la section 2, 13-23. Il est très difficile d’imaginer que les trois citations scripturaires (« d’Égypte j’appelé mon fils », « Rachel pleure ses enfants », « il sera appelé Nazôréen »), qui ont un lien assez marginal avec le récit, aurait pu donner naissance au récit lui-même : Joseph et famille s’enfuient en Égypte, Hérode se sentant floué massacre des enfants, Joseph et famille reviennent au pays pour s’établir à Nazareth. De même en 2b-6, il est très difficile d’imaginer que la citation scripturaire (« Bethléem, terre de Judas, tu n’es pas la moindre… ») aurait pu donner naissance au récit des mages. Enfin, en 1, 22-33, il est très difficile d’imaginer que la citation scripturaire (« la vierge concevra… ») aurait pu donner naissance à un récit autour de la figure de Joseph.

        2. Les cinq formules de citation apparaissent comme ayant été ajoutées. On pourrait les enlever, et le récit en serait encore plus harmonieux. À part la citation sur Bethléem (2, 5b-6), les citations ont une relation marginale avec le récit.

        3. Nous avons plusieurs exemples où il est clair que Matthieu a ajouté après coup une citation à son récit. Qu’il suffise de considérer l’exemple suivant où Luc et Matthieu copient une scène de Marc.
          Mc 1, 14Lc 4, 14Mt 4, 12-16
          Et après que Jean eut été livré, Jésus vint en GaliléeEt Jésus retourna en Galilée sous la puissance de l’EspritPuis, ayant entendu (dire) que Jean avait été livré, il se retira en Galilée, et, quittant Nazareth, il vint s’établir à Capharnaüm, au bord de la mer, sur les confins de Zabulon et de Nephtali. Afin que fut accompli ce qui fut dit par Isaïe le prophète : Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Route de la mer, Pays de Transjordane, Galilée des nations! Le peuple qui habitai dans les ténèbres a vu une grande lumière; et sur ceux qui habitaient la région et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée.

          Ici, que fait Matthieu? Après avoir copié le texte de Marc, il ajoute une citation d’Isaïe 8, 23 – 9, 1 (en italique). Mais il doit introduire cette citation, alors il mentionne le fait que Jésus quitte Nazareth pour se rendre à Capharnaüm, au bord de la mer, sur le territoire de Zabulon et Nephtali (souligné). Il est impensable que Matthieu ait pu créer une scène où Jésus se rend en Galilée à partir de cette citation d’Isaïe.

      3. L’origine de la formule des citations

        Une fois qu’on a opté pour la théorie que les citations ont été ajoutées après coup aux récits de l’enfance, on doit répondre à la question : comment a-t-il choisi les citations qu’il a insérées dans ses récits? Sont-elles le produit de sa réflexion personnelle, où étaient-elles connues dans la tradition chrétienne? Trois chemins ont été explorés par les biblistes pour répondre à cette question.

        1. Ces citations faisaient partie d’une utilisation beaucoup plus large

          L’étude des évangiles montrent qu’avant la publication de l’évangile selon Matthieu, il existait une tradition sur l’utilisation des textes prophétiques que Matthieu a seulement rendus plus explicites. Par exemple, dans l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem rapportée par les synoptiques, seul Matthieu cite explicitement Zacharie 9, 9, une association scripturaire qu’on trouve également chez l’évangéliste indépendant qu’est Jean (12, 15-16). Si donc une association de textes de l’AT à certains événements de la vie de Jésus existait dans la tradition préévangélique, par contre on comprendrait mal à l’inverse qu’un bassin de citations à tout usage aurait existé et dans lequel il suffisait de piger, comme ces textes de bonne fortune dans les biscuits chinois : comment la référence à Osée 11, 1 (« d’Égypte j’ai appelé mon fils) ou Jérémie 31, 15 (Rachel qui pleure ses enfants) aurait pu exister indépendamment de leur contexte actuel?

        2. La formulation des citations en relation avec la version hébraïque ou grecque de l’AT

          La formulation du texte de la citation varie chez Matthieu. Quand il copie une citation qui se trouve au moins implicitement chez Marc, Matthieu adhère étroitement à la formulation du texte de la Septante. Dans les autres cas, Matthieu est beaucoup plus libre par rapport à la Septante. En fait, au premier siècle de notre ère il existait plusieurs traditions textuelles tant de l’hébreu du texte massorétique que des targums araméens et des traductions grecques. Devant tout cela, il est difficile de déterminer si une citation est de la plume de Matthieu ou d’une tradition pré-matthéenne. D’une part, on peut penser que lorsque Matthieu introduit une citation bien connue des milieux chrétiens, il devait utiliser la formulation qui était familière pour tous. D’autre part, quand une citation était issue de sa réflexion personnelle, on peut présumer qu’il choisissait la formulation qui correspondait le mieux à ses objectifs.

        3. La relation des citations avec la théologie de Matthieu

          L’idée est celle-ci : si une formule de citation correspond à l’intérêt théologique d’ensemble de Matthieu, c’est Matthieu lui-même qui l’aurait trouvée dans l’AT; par contre, si la citation ne cadre pas très bien avec sa théologie, Matthieu l’aurait simplement reprise de l’usage chrétien courant. Mais comment déterminer l’intérêt théologique et la façon dont une citation scripturaire s’y conforme? Il y a ici le danger d’une argumentation circulaire. Car, comme nous le verrons, toutes les citations du récit de l’enfance peuvent être interprétées comme reliant Jésus aux différents moments de l’histoire d’Israël : le messie davidique, l’exode, l’exil à Babylone, etc.

        Bref, il est probable que c’est Matthieu lui-même qui a ajouté les formules de citation aux traditions évangéliques. Dans plusieurs cas, il aurait été celui qui a repéré le premier l’applicabilité d’un passage de l’AT à un événement de la vie de Jésus. Dès lors, il aurait choisi la tradition vétérotestamentaire qui illustrait le mieux cette applicabilité, ou encore, aurait proposé sa propre traduction en grec. Dans des cas plus rares, cette applicabilité aurait été détectée dans une étape pré-matthéenne de la tradition, et Matthieu se serait contenté de la reproduire telle quelle. Notons que ces citations visent plus qu’à mettre en lumière l’accord accidentel entre l’AT et la vie de Jésus, car elles correspondent à sa vision théologique de l’unicité du plan de Dieu et à son intérêt pastoral face à une communauté chrétienne composée de Juifs et de Gentils.

    2. La détection du materiel pré-matthéen

      Après avoir reconnu que c’est Matthieu qui a choisi et ajouté les cinq formules de citation dans le récit de l’enfance, il nous faut poser la question : qu’en est-il du contenu des différentes histoires qui le composent? D’entrée de jeu, il faut exclure l’hypothèse que Matthieu aurait eu sous les yeux un récit bien formé auquel il aurait simplement ajouté les formules de citation. Car on y trouve trop le style de Matthieu, à commencer par le vocabulaire. Puis, il y a cette insistance sur la généalogie par la suite, alors qu’on a vu qu’il est l’auteur de cette généalogie. On peut aussi ajouter la présence du motif des cinq épisodes qui alternent, un motif qu’on retrouve ailleurs dans son évangile. Le moins qu’on puisse dire, Matthieu a joué un rôle à important dans la mise en forme du récit tel qu’il nous apparaît aujourd’hui.

      1. La méthode utilisée dans la détection

        Les biblistes ont utilisés trois critères pour détecter le matériel pré-matthéen.

        1. Le premier se rapporte à la quantité d’éléments matthéens concernant le vocabulaire, le style et les motifs dans un verset ou une section du récit de l’enfance

        2. Il y a ensuite parfois des tensions et des conflits au sein même d’un passage, indice que deux pièces différentes de la tradition ont été fusionnées

        3. Enfin, il y a la présence de parallèles qu’on peut trouver ailleurs dans les évangiles, comme par exemple les éléments communs à Matthieu et Luc dans leur récit de l’enfance, signe de l’existence d’une tradition préalable dans laquelle les deux évangélistes ont pigé.

        En guise d’illustration, appliquons ces trois critères à la section 2, 19-23.

        19 Après la mort d’Hérode, l’ange du Seigneur apparaît en rêve à Joseph, en Égypte, 20 et lui dit : « Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d’Israël ; en effet, ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant. » 21 Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, et il entra dans la terre d’Israël. 22 Puis, ayant entendu (dire) qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre ; et divinement averti en rêve, il se retira dans la région de Galilée 23 et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazôréen.

        Appliquons d’abord le deuxième critère : les tensions internes dans la section. Une ligne de tension apparaît dans les lieux géographiques : on demande à Joseph de prendre l’enfant et sa mère et de se mettre « en route pour la terre d’Israël », i.e. la Judée, puis d’aller « dans la région de Galilée ». Les deux cibles géographiques sont commandées dans un rêve divin. Si le récit formait à l’origine une unité, pourquoi avoir besoin de deux rêves différents, et pourquoi l’ange n’a-t-il pas dit à Joseph dans le premier rêve de se rendre en Galilée, plutôt que ce détour inutile en Judée?

        Mais il faut être prudent, car ce qui est illogique pour nous était peut-être logique pour les auteurs anciens. Aussi appliquons les autres critères, plus précisément notre premier critère sur le style matthéen. La mention de « la région de Galilée » et « une ville appelée Nazareth » est en harmonie avec la formule de citation de 23b. On soupçonne alors qu’à une tradition qui présente Joseph revenant en terre d’Israël, Matthieu a ajouté la spécification de la Galilée et de Nazareth afin de préparer la formule de citation sur le Nazôréen. Ce soupçon est confirmé en comparant 2, 22-23 avec cet autre passage de Matthieu (4, 12-16) que nous vu plus tôt.

        Mt 2, 22-23Mt 4, 12-16
        Puis, ayant entendu (dire) qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre ; et divinement averti en rêve, il se retira dans la région de Galilée et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazôréen.Puis, ayant entendu (dire) que Jean avait été livré, il se retira en Galilée, et, quittant Nazareth, il vint s’établir à Capharnaüm, au bord de la mer, sur les confins de Zabulon et de Nephtali. Afin que fut accompli ce qui fut dit par Isaïe le prophète : Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Route de la mer, Pays de Transjordane, Galilée des nations! Le peuple qui habitai dans les ténèbres a vu une grande lumière; et sur ceux qui habitaient la région et l’ombre de la mort, une lumière s’est levée.

        On peut constater que la structure, la grammaire et le vocabulaire de ces deux passages sont clairement les mêmes et reflètent le style de Matthieu. Par contre, le passage qui précède, i.e. 2, 19-21, qui ramène Joseph en Judée est en tension avec 2, 22-23, ce qui nous suggère que 2, 19-21 appartient à du matériel pré-matthéen.

        La conclusion qui en émerge est renforcée quand on applique le troisième critère, celui des parallèles. Matthieu n’a pas inventé le fait que Jésus a grandi à Nazareth, un consensus existe sur le sujet dans la tradition évangélique. Mais son défi était plutôt d’expliquer comment Jésus a pu grandir à Nazareth en ayant sous les yeux une tradition qui le faisait naître à Bethléem. Il n’existe pas de tradition commune préévangélique qui fournit une telle explication, puisque Luc propose une version différente. En utilisant encore le troisième critère, on trouve un parallèle avec le récit de Moïse en Madiân quand le Pharaon vient de mourir : « Le Seigneur dit à Moïse en Madiân : "Va, retourne en Égypte, car tous ceux qui en voulaient à ta vie sont morts". » (Ex 4, 19). Le thème de l’enfance de Moïse parcourt tout le récit de Matthieu en 1, 18 – 2, 23. Enfin, on peut établir un parallèle entre la structure de 2, 19-21 et le reste du récit de l’enfance, plus précisément celle où un ange apparaît en rêve, fait une demande, donne la raison de la demande, et où Joseph donne suite à la demande. Si 2, 19-21 est pré-matthéen, on peut assumer que les autres passages où apparaît ce motif stéréotypé l’est également. Voici un tableau du motif de l’apparition angélique dans un rêve :

        Motif des apparitions angéliques en rêve
        Une phrase d’introduction qui relie l’apparition de l’ange à ce qui précède
        A)1, 20Comme il avait formé ce dessin, voici…
         B)2, 13Comme ils s’étaient retirés, voici…
         C)2, 19Quand Hérode eut cessé de vivre, voici…
        1) Un ange du Seigneur apparaît à Joseph dans un rêve (1, 20; 2, 13; 2, 19)
        2) Un ange fait une demande, disant :
         A)1, 20Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez (toi) Marie, ta femme…
          1, 21Elle enfantera un fils et tu appelleras son nom : Jésus…
         B)2, 13Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte; et sois là jusqu’à ce que je te le dise…
         C)2, 20Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et pars pour (la) terre d’Israël…
        3) L’ange donne une raison à sa demande :
         A)1, 20car ce qui naquit en elle est de l’Esprit Saint
          1, 21car (c’est) lui (qui) sauvera son peuple de ses péchés
         B)2, 13car Hérode va chercher l’enfant pour le faire périr.
         C)2, 20car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant.
        4) Joseph se leva et donna suite à la demande :
          A) 1, 24-25 S'étant levé du sommeil, Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait ordonné et il amena sa femme (chez lui), et il ne la connaissait pas jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et il appela son nom : Jésus
          B) 2, 14-15a Lui, s’étant levé, prit l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte, et il y était jusqu’à la mort d’Hérode
          C) 2, 21Lui, s’étant levé, prit l’enfant et sa mère, et entra en terre d’Israël.

      2. Sommaire des résultats

        1. Le matériel pré-matthéen

          Quand on parle de matériel pré-matthéen on parle seulement de traditions qui existaient avant que Matthieu produise son évangile. Il est possible que l’évangile ait connu quelques éditions, i.e. qu’un évangile de base soit apparu avant l’édition finale, mais nous n’avons aucun moyen de le savoir. Nous présentons d’abord ce qui a été le récit pré-matthéen principal, et ensuite d’autres épisodes pré-matthéens, sans éliminer la possibilité que les deux ensembles aient été fusionnés au moment où Matthieu écrit son évangile.

          1. Le récit pré-matthéen principal

            Une reconstitution du récit principal pré-matthéen
            A)Puis, alors que Marie était fiancée à Joseph, voici qu'un ange du Seigneur lui apparut en rêve et lui dit : "Prends Marie, ta femme, chez toi, car elle enfantera un fils qui sauvera son peuple de ses péchés". Joseph se leva donc du sommeil et amena sa femme chez lui, et elle donna naissance à un fils.

            Puis, Jésus est né au temps du roi Hérode. Lorsque le roi Hérode a entendu cela [en rêve], il a été surpris, et tout Jérusalem avec lui. Il rassembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple et leur demanda où le Messie devait naître. "À Bethléem de Judée", lui dirent-ils. Puis il envoya (en secret) à Bethléem avec l'instruction : "Allez et cherchez l'enfant avec diligence."

            B)Puis, lorsque [Hérode eut fait cela], voici qu'un ange du Seigneur apparut en rêve à Joseph en disant : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère et fuis en Égypte. Restez-y jusqu'à ce que je vous le dise, car Hérode va chercher l'enfant pour le faire périr". Alors Joseph se leva, prit l'enfant et sa mère de nuit et s'en alla en Égypte, où il resta jusqu'à la mort d'Hérode.

            Alors Hérode [quand la recherche de l'enfant eut échoué] tomba dans une rage furieuse. Il fit envoyer à Bethléem et dans les régions avoisinantes et massacra tous les garçons de deux ans et moins [selon le temps qui avait été déterminé dans le rêve].

            C)Or, quand Hérode mourut, voici qu'un ange du Seigneur apparut en rêve à Joseph en Égypte, et lui dit : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère et retourne sur la terre d'Israël, car ceux qui cherchaient la vie de l'enfant sont morts". Alors Joseph se leva, prit l'enfant et sa mère, et retourna sur la terre d'Israël...

            Une première mise en garde s’impose : tout matériel pré-matthéen a pu être modifié si profondément qu’il est souvent presqu’impossible de retrouver le texte original. Tout ce qu’on peut affirmer est que la reconstitution proposée présente de manière partielle et approximative le contenu du récit dont Matthieu s’est servi.

            Une deuxième mise en garde s’impose : la reconstitution est basée sur les apparitions angéliques qui n’offrent que le squelette du récit, et donc ne permettent pas d’établir tous ses détails, comme la grossesse de Marie, l’enfant messianique, la venue des mages ou la tentative d’Hérode d’attenter à la vie de l’enfant. Pour déterminer dans tout cela ce qui vient de la même source ou tradition que les apparitions d’ange, il nous faut appliquer le deuxième et troisième critère que nous avons identifié plus tôt, plus particulièrement les tensions internes qui sont l’indice que deux pièces du matériel ont été fusionnées, et les parallèles des traditions juives.

            Commençons avec les traditions juives qui ont probablement servi à étoffer le squelette des apparitions angéliques. Jésus était « fils de Joseph » selon la tradition commune à tous les évangiles. Sur ce Joseph on ne sait rien et il n’apparaîtra nulle part dans les récits sur le ministère de Jésus. Mais une description de cette figure pourrait très bien venir du patriarche Joseph dans le livre de la Genèse. Deux éléments mémorables de la saga de ce patriarche sont sa capacité d’interpréter les rêves (Gn 37, 19 : « un homme ou spécialiste des rêves ») et son séjour en Égypte où il dut interagir avec le Pharaon. Ce sont ces deux éléments qu’on retrouve également chez le père de Jésus. Et si le premier Pharaon avec lequel interagit le patriarche Joseph était bienveillant, le second était méchant, fit tuer les enfants israélites mâles, chercha également à tuer l’enfant Moïse si bien que ce dernier ne put retourner d’exil que lorsqu’il fut mort. On peut donc voir le parallèle : d’une part, on a le patriarche Joseph/le Pharaon méchant/Moïse enfant, et d’autre part on a Joseph/le méchant roi Hérode/Jésus enfant. Ainsi, à défaut d’avoir de l’information sur le père de Jésus, on s’est servi de ce que la Bible disait sur le patriarche Joseph.

            Tournons-nous maintenant vers le parallèle entre Moïse et Jésus, un parallèle profondément enraciné dans la pensée chrétienne, et particulièrement important chez le Juif Matthieu au point de marquer sa rédaction du ministère de Jésus. Aussi, trouver une tradition où le jeune Moïse apparaît en filagramme lui permettait de compléter plus parfaitement ce parallèle Jésus-Moïse. Et tout comme le livre de l’Exode montre déjà la main de Dieu sur le jeune Moïse avant même le début de son ministère de libération des Israélites d’Égypte et de son travail de médiation de l’alliance entre Dieu et son peuple, ainsi Matthieu fait de même avec son récit de l’enfance avant même que Jésus commence son ministère de salut et de la nouvelle alliance. Regardons plus en détail tant la tradition biblique que non biblique sur le jeune Moïse.

            1. Le récit biblique

              Rappelons les grands traits de cette histoire racontée dans le livre de l’Exode. Devant l’explosion de la population des Hébreux malgré leur état de pauvreté et le travail forcé, le Pharaon ordonna que les sages femmes des Hébreux et ultimement les Égyptiens eux-mêmes tuent les enfants nouveau-nés. Pour sauver son enfant, la mère de Moïse le met dans une corbeille de papyrus enduit de bitume qu’elle dépose parmi les joncs sur la rive du Nil. C’est là que la fille de Pharaon le trouve, l’amène à la cour où il grandit et fut éduqué. Un jour, devenu adulte, Moïse tue un Égyptien qui brutalisait un Hébreu. Devant un Pharaon furieux, il doit donc s’enfuir dans le territoire de Madiân. Voici une liste des parallèles entre le livre de l'Exode et Matthieu.

              MatthieuExode
              Mt 2, 13-14 : Hérode fait rechercher l’enfant pour le tuer, et donc Joseph prend l’enfant et sa mère et s’enfuitEx 2, 15 : Le pharaon cherchait à se débarrasser de Moïse, alors Moïse s’enfuit
              Mt 2, 16 : Hérode fait massacrer à Bethléem tous les jeunes garçons de deux ans ou moinsEx 1, 22 : Le Pharaon ordonne que chaque nouveau-né chez les Hébreux soit jeté dans le Nil
              Mt 2, 19 : Hérode mourutEx 2, 23 : Le roi d’Égypte mourut
              Mt 2, 19-20 : L’ange du Seigneur dit à Joseph en Égypte : « …retourne en terre d’Israël, car ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant sont morts »Ex 4, 19 : Le Seigneur dit à Moïse en Madiân : « …retourne en Égypte car ceux qui en voulaient à ta vie sont morts »
              Mt 2, 21 : Joseph prit l’enfant et sa mère et retourna en terre d’IsraëlEx 4, 20 : Moïse prit sa femme et ses enfants et retourna en Égypte

            2. La tradition non-biblique

              La liste des parallèles est beaucoup plus grande quand on se tourne vers la tradition midrashique juive sur l’enfance de Moïse (voir Annexe VIII). Trouver le matériel pertinent au premier siècle de notre ère, lors de la rédaction de l’évangile de Matthieu, représente un défi. Mais deux ouvrages se démarquent, La vie de Moïse, de Philon d’Alexandrie, et les Antiquités judaïques (II ix; #205-37) où Flavius Josèphe raconte la naissance de Moïse. Les détails qui suivent, tirés surtout de l’ouvrage de Josèphe, renforcent les parallèles que nous avons déjà identifiés.

              • En plus de vouloir contrôle la population juive, le Pharaon est merveilleusement averti de la naissance d’un Hébreu qui constituera une menace au royaume égyptien, tout comme Hérode verra dans la naissance du messie une menace

              • Cet avertissement merveilleux parvient au Pharaon par un scribe sacré, tout comme Hérode apprend des grands prêtres et des scribes où doit naître le messie

              • Selon d’autres récits, Pharaon apprend la naissance de l’enfant par un rêve que doivent interpréter ses magiciens ou mages ou spécialistes de l’occulte. Tout cela ouvre la possibilité qu’Hérode aussi ait pu apprendre la naissance du messie en rêve (ce que nous avons mis en parenthèse carrée dans notre reconstitution du matériel pré-matthéen), un détail du récit pré-matthéen que Matthieu aurait pu modifier après avoir introduit le récit des mages et de leur étoile, déplaçant ainsi la source de l’information d’Hérode

              • Le Pharaon est troublé en apprenant la naissance prochaine de l’Hébreu libérateur et la pensée d’une telle naissance suscite la terreur chez les Égyptiens, tout comme Hérode et tout Jérusalem sont troublés en apprenant la naissance du messie

              • Le plan de Pharaon de tuer l’enfant promis en exécutant tous les enfants mâles chez les Hébreux est contrecarré par Dieu qui apparaît en rêve à Amram, père de Moïse, dont la femme est enceinte, et il lui dit de ne pas se décourager, car l’enfant à naître échappera à ses ennemis et sauvera la race des Hébreux de leur esclavage. Le parallèle avec Matthieu est clair.

              Le parallèle entre la légende de Moïse et le récit pré-matthéen sur Jésus pourrait être encore renforci si, dans le récit pré-matthéen, Hérode avait été averti en rêve de la naissance du messie (détail en parenthèse carrée de notre reconstitution), tout comme le Pharaon, avant même que l’ange intervienne auprès de Joseph pour lui annoncer l’avenir de l’enfant. Et cela est très possible, car notre reconstitution de ce matériel pré-matthéen a conservé le motif d’alternance des actants typique de Matthieu, ce qui n’était pas probablement pas le cas du matériel originel. De plus, dans la légende de Moïse, l’intervention en rêve de Dieu chez Amram vise à faire taire ses hésitations devant la perspective de la naissance d’un enfant qui, de toute façon, serait exterminé, une scène qui rappelle les hésitations de Joseph de prendre Marie chez lui. Matthieu a probablement bousculé l’ordre du matériel pré-matthéen pour introduire la conception virginale.

          2. D’autres episodes pré-matthéens

            Il semble qu’avant même le travail d’édition de Matthieu, le récit d’apparition d’ange à Joseph et son combat contre un roi retors aient pu attirer de petits épisodes ou des vignettes. Nous ne ferons que les nommer pour l’instant, réservant leur analyse à plus tard, lorsque nous commenterons le texte de Matthieu.

            • Un récit d’annonciation de naissance. Quand on considère le tableau des trois apparitions d’ange en rêve, on peut remarquer que la première apparition (A) est différente des deux autres (B, C), car elle contient deux demandes (2-A) et une raison pour chacune de ces deux demandes (3-A). Ce doublet est le résultat de la fusion de deux formes littéraires : une apparition angélique en rêve et une annonciation de naissance. Cette dernière est une forme indépendante bien attestée dans l’AT avec des éléments bien stéréotypés :
              • le nom de la personne qui a une vision,
              • l’injonction de ne pas avoir peur,
              • un message que la femme enceinte concevra un enfant,
              • le nom que l’enfant devra porter
              On est en droit de penser qu’un récit d’annonciation de la naissance de Jésus a dû exister de manière indépendante, puisqu’on le trouve chez Luc 1, 26-38 avec l’annonce à Marie. Et c’est ce récit qui contenait probablement à l’origine la conception de l’enfant par l’Esprit Saint, un thème commun à Matthieu et Luc.

            • Un récit de mages provenant de l’est qui voient se lever l’étoile d’un roi et sont conduits par elle jusqu’à Bethléem. Ce récit présuppose la croyance largement répandue que la naissance d’un grand homme s’accompagnait d’un phénomène astronomique. Mais l’inspiration immédiate de l’histoire des mages est venue de l’histoire de Balaam (Nombres 22 – 24), un homme avec des pouvoirs magiques venu de l’est et qui a prédit qu’une étoile s’élèvera de Jacob. Et dans la tradition juive, cette étoile était interprétée en référence à la Maison royale de David, et donc au messie. Pour intégrer ce récit inspiré de Balaam au récit pré-matthéen principal n’exigeait que des ajustements mineurs, comme faire l’annonce à Hérode de la naissance du messie par les mages plutôt que par un rêve ou déléguer la recherche de l’enfant aux mages plutôt que par son propre service de renseignement.

            Quand ces traditions pré-matthéennes parviennent à Matthieu, il est probable qu’elles aient déjà été intégrées en un seul récit, ou du moins, avant qu’il donne la touche finale à son récit.

        2. Le travail d'édition de Matthieu

          Par l’expression « travail d’édition », nous n’entendons pas simplement désigner la touche finale à une œuvre complète, mais aussi le réarrangement du matériel, le fait de redire en ses propres mots un récit et de l’intégrer minutieusement dans sa vision théologique. Voici les éléments les plus clairs.

          • L’addition des cinq formules de citation qui donnent un éclairage et un accent nouveau au récit originel.
            1. Même si l’idée d’une conception virginale était déjà présente dans le récit originel, l’ajout de la citation de Is 7, 14 (« la vierge concevra… ») montrait que la continuation de la lignée davidique par conception virginale faisait partie depuis longtemps du plan de Dieu
            2. Même si le récit pré-matthéen autour de Joseph et Hérode contenait déjà le thème d’une naissance à Bethléem, l’ajout de Mi 5, 1 (« Et toi Bethléem…) permettait de fournir une base scripturaire au lieu de naissance, et l’ajout de 2 S 5, 2 (« il paîtra son peuple Israël ») au texte de Michée donnait le ton sur la compréhension de Matthieu sur la façon dont le nouveau-né gouvernera
            3. L’ajout d’Os 11, 1 (« D’Égypte j’ai appelé mon fils ») évoquait l’exode et soulignait le parallèle entre Moïse et Jésus
            4. L’ajout de Jr 31, 15 (« Une voix dans Rama s’est fait entendre ») où Rachel en Rama pleure sur ses enfants exilés permettait d’évoquer l’exil d’Israël
            5. Enfin, l’addition de « Il sera appelé Nazôréen » (Is 4, 3; Jg 16, 17) montrait que Jésus remplissait les attentes paradoxales du messie d’être de Bethléem et de Nazareth, Nazôréen étant compris par Matthieu comme signifiant : de Nazareth.

            Toutes ces citations constituent une géographie théologique qui évoque les étapes de l’histoire du salut : l’exode en Égypte, l’exil et le ministère de Jésus. Et elles contribuent à répondre à des questions sur Jésus : qui, où, comment, d’où.

          • Mais pour pouvoir ajouter ces citations, Matthieu a dû procéder à certains changements, comme s’assurer que Joseph n’a pas eu de relation sexuelle avec Marie pour préserver le motif de la conception virginale, ou encore, fournir une raison plausible pour déménager Jésus de Bethléem à Jérusalem

          • Pour fusionner la généalogie avec le récit principal, Matthieu a dû créer une introduction (1, 18) pour s’assurer d’une transition en douceur et montrer que ce qui suit donne le récit la naissance de Jésus dont l’acte de naissance a été présenté en 1, 1-17, et expliquera la façon particulière dont il est né, puisqu’en 1, 16 il n’a pas été dit que Joseph « engendra » Jésus. On comprendra que la section 1, 18-25 est la plus complexe du récit de l’enfance et celle où le travail d’édition de Matthieu se fait le plus sentir.

  4. La conception de Jésus

    Traduction de Mt 1, 18-25

    18 Quant à (Jésus) Christ, sa naissance s'est déroulée de cette manière. Sa mère Marie avait été fiancée à Joseph ; mais avant qu'ils ne commencent à vivre ensemble, il s'est avéré qu'elle était avec un enfant - par l'Esprit Saint. 19 Son mari Joseph était un homme droit, mais il ne voulait pas l'exposer à la honte publique ; il décida donc de divorcer discrètement.

    20 Puis, comme il y réfléchissait, voici qu'un ange du Seigneur lui apparut en rêve et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie, ta femme, chez toi, car l'enfant qu'elle a engendré est par le Saint-Esprit. 21 Elle enfantera un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés".

    22 Tout cela a eu lieu pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le prophète qui a dit

    23 "Voici, la vierge sera enceinte
    Et donnera naissance à un fils,
    Et ils l'appelleront Emmanuel
    (qui signifie "Dieu avec nous").

    24 Joseph se leva donc du sommeil et fit ce que l'ange du Seigneur lui avait ordonné. Il amena sa femme (chez lui), 25 mais il n'eut pas de relations sexuelles avec elle avant qu'elle ne donne naissance à un fils. Et il l'appela du nom de Jésus.

    Notes

    v. 18

    • « Puis, quant à (Jésus) Christ ». La majorité de manuscrits ont la recension : Tou de Iēsou Christou (litt. : puis, du Jésus Christ), ce qui cadre bien comme début d’un récit qui fait suite à la généalogie qui se termine ainsi : « Joseph l'époux de Marie de laquelle fut engendré Jésus appelé le Christ » (1, 16). Malgré tout, le présence du mot « Jésus » est suspect pour les raisons suivantes :
      1. Le nom est omis dans un manuscrit mineur, ainsi que chez Irénée et quelques traductions latines et syriaques
      2. La place du mot « Jésus » dans la phrase varie chez les témoins qui ont cette variante, le signe d’une addition d’un copiste
      3. L’addition du mot par un copiste pour imiter le v. 16 est plus probable que son omission pour imiter le v. 17 qui n’a que le mot « Christ »
      4. Il n’y a aucun autre cas dans le NT où l’expression « Jésus Christ » est précédée d’un article (de le Jésus Christ, i.e. du Jésus Christ)

    • « naissance ». Le même mot grec genesis apparaît au v. 1, une façon de relier ce récit avec la généalogie. Certains manuscrits ont gennēsis, qui signifie aussi : naissance, mais dont l’évantail sémantique est beaucoup plus restreint que genesis (naissance, création, généalogie), dû probablement au fait que gennēsis, qui désignait la Nativité, était plus familier que le mot plus rare de genesis

    • « avait été fiancée ». Chez Matthieu tout comme chez Luc (1, 27; 2, 5), le verbe mnēsteuein (être fiancé, être engagé) à la forme passive et moyenne est utilisé pour décrire la relation entre Joseph et Marie, et non pas les verbes gamein et gamizen (se marier) ou le nom gamos (noce, mariage). Dans le monde juif, le processus matrimonial se déroulait en deux étapes : 1) l’échange formel des consentements devant témoins (Malachie 2, 14), et après environ un an, 2) le départ de la mariée pour la maison familiale du marié. Le consentement avait habituellement lieu quand la jeune fille avait 12 ou 13 ans. L’échange des consentements de l’étape 1 constituait le mariage légalement ratifié selon les termes modernes, car il donnait à l’homme tous les droits sur la jeune fille; elle était dès lors sa femme et toute infraction relevait de l’adultère. Selon des commentaires juifs ultérieurs, il y aurait eu deux coutumes différentes en Judée et en Galilée. En Judée, il n’était pas inhabituel pour le mari de se retrouver seul à l’occasion avec son épouse avant même la période de cohabitation, sans que ces relations maritales soient condamnées. Mais en Galilée, une telle permissivité n’était pas tolérée. C’est clair, explicitement chez Matthieu, implicitement chez Luc, que Joseph et Marie ont franchi l’étape 1, mais n’ont pas encore atteint l’étape 2. Mais il est risqué d’essayer d’appliquer les coutumes de la Judée ou de la Galilée à leur situation, car, selon Luc, Joseph et Marie sont de Galilée, donc dans un environnement restrictif, et même si selon Matthieu Joseph et Marie sont de la Judée, l’évocation du scandale possible cadre mieux avec l’environnement de la Galilée

    • « avant qu'ils ne commencent à vivre ensemble (synerchesthai) ». Le vivre ensemble renvoie à l’étape 2 dont nous venons de parler. Le verbe synerchesthai a un large éventail de significations : cohabiter, avoir des relations sexuelles, constituer une famille.

    • « il s'est avéré qu'elle était ». Littéralement : elle fut trouvée être. Il ne s’agit pas de la découverte secrète par un fouineur, mais plutôt du sens général où on « se retrouve » dans une situation précise.

    • « avec un enfant ». Littéralement : « ayant au ventre », sans mention d’enfant.

    • « par l’Esprit Saint ». Dans notre traduction, nous avons séparé cette expression du reste de la phrase par un tiret, car il s’agit d’une explication de Matthieu à son lecteur : la conception de l’Esprit Saint ne fait pas ici partie du récit comme tel et la nouvelle ne sera dévoilée qu’au v. 22, mais Matthieu a voulu épargner à son auditoire les mêmes suspicions qui hantent Joseph.

      Notons que l’expression grecque « Esprit Saint » est au génitif et sans article : de Saint Esprit. Même si la traduction parle d’un enfant, il ne faut pas imaginer que l’Esprit Saint est le père de l’enfant. Jamais Luc ou Matthieu ne suggère que l’Esprit Saint est l’élément mâle d’une union avec Marie. Non seulement le mot « esprit » n’est pas masculin (féminin en hébreu, neutre en grec), mais le type de conception est implicitement créateur, et non sexuel. De plus, chez Matthieu (aussi en Lc 1, 35) « esprit » n’a pas d’article défini, et donc se traduit littéralement par : un esprit saint. Rappelons que la relation de l’Esprit Saint avec la filiation divine de Jésus a d’abord été articulée en référence avec sa résurrection, et ce n’est que plus tard qu’on a aussi inclus le moment de son baptême, et beaucoup plus tard, après une longue réflexion théologique, qu'on a inclus le moment de sa conception. Mais il ne faut pas assumer pour autant que Matthieu ou Luc voie dans l’Esprit Saint une personne, encore moins la troisième personne de la Trinité. Il faut plutôt se référer à l’image vétérotestamentaire du souffle de vie donné par Dieu (Ps 104, 30; Mt 27, 50), ou à la force avec laquelle Dieu pousse le prophète à parler (Mt 22, 43), ou encore, le principe qui anime tout le ministère de Jésus et qui est descendu sur lui à son baptême (Mt 3, 16) et qu’il a lui-même communiqué à ses disciples après sa résurrection (Jn 20, 22; Ac 1, 8).

    v.19

    • « Son mari ». Pour Matthieu, comme Joseph et Marie ont franchi la première étape de l’échange des consentements, ils sont vraiment « mari » et « femme ». Luc pour sa part continue de considérer Marie comme une « fiancée »

    • « un homme droit (dikaios) ». Dans le contexte actuel, dikaios (droit, juste) signifierait : observateur de la Loi, une signification qu’on retrouve également dans le récit de l’enfance de Luc (1, 6) où les parents de Jésus sont présentés comme des modèles dans le respect de la Loi. Pourtant, cela ne correspond pas à la signification habituelle de dikaios chez Matthieu qui l’utilise 19 fois, ce qui nous amène à penser que ce mot vient ici de la tradition pré-matthéenne.

      Ce mot a suscité un grand débat chez les biblistes : la décision de Joseph de divorcer vient-elle du fait qu’il est un homme droit? Ou au contraire, est-ce le fait de ne pas vouloir exposer Marie à la honte publique qui montrerait qu’il est un homme droit, exprimant une forme de miséricorde en ne voulant pas appliquer rigidement la Loi. Les diverses réponses proposées peuvent être regroupées en trois catégories, les deux premières interprétant ainsi le début du v. 19 : « un homme droit et donc il ne voulait pas l'exposer à la honte publique », tandis que la troisième lit plutôt ainsi le v. 19 : « un homme droit mais il ne voulait pas l'exposer à la honte publique. Regardons de plus près chacune des catégories.

      1. La bonté ou la miséricorde serait le facteur clé dans le fait d’être droit ou juste chez Joseph. Ainsi, il se montre droit en ne voulant pas appliquer rigoureusement ce que la Loi demande en cas d’adultère et en cherchant une porte de sortie la plus aisée possible pour Marie. C’est cette perception qu’on retrouve au Ps 112, 4 (« le Seigneur est tendre, compatissant et juste »), au Ps 37, 21 (« le juste a compassion, et il donne », en Sg 12, 19 (« le juste doit être ami des hommes »). Malheureusement, cette interprétation échoue à expliquer pourquoi au v. 20 l’ange dit à Joseph : « ne crains pas de prendre Marie, ta femme, chez toi »; car le message de l’ange implique que Joseph a un scrupule à compléter le processus matrimonial avec l’étape 2, un scrupule qui est logiquement relié au fait d’être droit. De plus, il y a une différence entre dire que la justice ou la droiture consiste dans la miséricorde, et dire qu’elle est modérée par la miséricorde.

      2. Le respect ou l’effroi devant le plan de Dieu de salut serait le facteur clé dans le fait d’être droit ou juste chez Joseph. Cette interprétation assume qu’il n’y a pas de tiret au v. 18 : « il s'est avéré qu'elle était avec un enfant (-) par l'Esprit Saint », i.e. la mention de l’Esprit Saint n’est plus une explication de Matthieu pour son lecteur, mais un fait connu par Joseph lui-même. Dès lors la réaction de Joseph serait celle-ci : il ne pouvait pas prendre pour épouse la femme que Dieu avait choisie comme son vase sacré. Et le message de l’ange à Joseph de ne pas avoir peur viserait à rassurer Joseph que le plan de Dieu inclut l’étape finale du processus matrimonial pour qu’il donne à l’enfant son nom et l’héritage davidique. Malheureusement, cette explication rencontre de sérieuses difficultés. Car même s’il est possible que dikaios puisse avoir une connotation de piété ou de sainteté, il présuppose que Joseph aurait su d’avance que la grossesse de Marie était due à une intervention divine, ce que ne dit absolument pas le texte que nous avons. Et si vraiment Joseph avait eu une révélation divine antérieure, pourquoi cette révélation n’a-t-elle pas inclus également la consigne de compléter le processus matrimonial avec la prise en charge de Marie dans sa maison, plutôt que d’avoir à revenir avec un nouveau message? D’après le récit actuel, il est clair que Joseph apprend de l’ange seulement au v. 20 l’origine divine de l’enfant dans le ventre de Marie. Et même en admettant qu’il savait déjà que l’enfant était de l’Esprit Saint et que c’est par effroi religieux que Joseph entend divorcer, comment cette décision aurait-elle protéger Marie? On ne peut imaginer que les gens au courant de la grossesse de Marie et prenant maintenant connaissance du divorce aurait tout de suite conclu que l’enfant était l’œuvre créative de l’Esprit Saint. Joseph aurait alors exprimé sa « droiture » au dépend de la réputation de Marie.

      3. L’obéissance à la Loi serait le facteur clé dans le fait d’être droit ou juste chez Joseph. Cette signification est clairement présente chez Luc (1, 6) quand elle est appliquée à Zacharie et Élisabeth (« Tous deux étaient justes (dikaios) devant Dieu, et ils suivaient, irréprochables, tous les commandements et observances du Seigneur »). C’est cette même compréhension de la droiture de Joseph qui est présente dans le Protévangile de Jacques (« Si je cache son péché, je combats la Loi du Seigneur », 14, 1). Le point de Loi dont il s’agit ici est précisé par Dt 22, 20-21 qui traite du cas d’une jeune mariée que le mari prend chez lui et découvre qu’elle n’est pas vierge : la Loi exige la lapidation de la personne adultère, ou dans un système légal moins sévère, le besoin d’expurger le mal peut être rencontré par l’acte de divorce. Dans ce cadre, la décision de divorcer chez Joseph est une réponse à l’exigence la Loi, et le fait de ne pas vouloir l’exposer à la honte publique l’amène à procéder sans accusation de crime sérieux. Ainsi, Joseph est un homme droit, mais aussi miséricordieux. Selon cette interprétation, Joseph assume que Marie a été infidèle et a enfreint la Loi, mais le rôle de l’ange est justement de convaincre Joseph que Marie n’est pas adultère et n’a pas enfreint la Loi, car l’enfant est l’œuvre de l’Esprit Saint et Marie est toujours vierge.

      Des trois explications proposées, seule la troisième est vraiment convaincante.

    • « mais il ne voulait pas (kai mē thelōn) », littéralement : et ne voulant pas. Nous avons traduit kai (et) par « mais », pour être en accord avec la signification de « homme droit » dans notre troisième explication plus haut. Notons que l’expression « ne voulant pas » ne fait pas partie du vocabulaire matthéen

    • « l'exposer à la honte publique (deigmatizein) ». Le verbe deigmatizein signifie habituellement : donner en exemple, en spectacle, d’où se moquer. Dans le monde grec, on pouvait utiliser ce verbe dans le contexte d’une femme adultère.

    • « de divorcer (apolyein) ». Certains biblistes ont voulu minimiser la portée de cette action, l’associant à une « séparation de corps et de biens », même s’il n’y avait pas encore de cohabitation. Mais nous n’avons aucune donnée probante qu’une telle séparation existait dans le Judaïsme du temps de Jésus. D’autres biblistes ont émis l’hypothèse douteuse que Joseph cherchait tout simplement à abandonner Marie pour laisser croire que c’était lui le coupable et porter le blâme de la séparation. Toutes ces hypothèse oublie le sens de apolyein ailleurs chez Matthieu (5, 31-32; 19, 3, 7-9) et qui signifie bel et bien : divorcer.

    • « discrètement ». Ce n’est pas clair ce qui est signifié par cet adverbe et comment Joseph entendait s’y prendre pour atteindre ce but. Selon les écrits rabbiniques ultérieurs, un divorce totalement secret était impossible, car l’acte de divorce exigeait deux témoins. De toute façon, Joseph n’aurait pu garder cachée la grossesse de Marie bien longtemps et éventuellement les gens auraient fait le lien entre le divorce et la grossesse. Il est probable que Matthieu entend signifier que Joseph ne planifie pas porter des accusations publiques d’adultère et soumettre Marie à un procès par épreuve, comme le prévoit Nb 5, 11-31 dans un cas où il n’y a pas eu de témoin à l’adultère. L’option qui s’offrait à Joseph était l’accusation d’adultère sur des bases moins graves, comme le permettaient les Pharisiens de l’école de Hillel. Ainsi, « divorcer discrètement » signifiait : divorcer de manière bénigne.

    v. 20

    • « Puis, comme il y réfléchissait, voici (tauta de autou enthymēthentos idou) ». Littéralement : Puis, ayant réfléchi à ces choses, voici. Nous avons ici un début de phrase avec un participe au génitif absolu accompagné de la postpositive de et suivi de particule démonstrative « voici », un structure qu’on retrouve régulièrement chez Matthieu. Par contre, c’est très rare qu’une action continue soit exprimée avec un aoriste. Le verbe enthymesthai ne se trouve qu’ici et en Mt 9, 4 dans tout le NT.

    • « un ange du Seigneur». Cette figure réapparaîtra en 2, 13 et 2, 19. La plupart du temps dans l'AT, l’expression « ange du Seigneur » n’est pas cet être personnel et spirituel, intermédiaire entre Dieu et l’homme, mais simplement une autre façon de désigner la présence visible de Dieu chez les hommes. Par exemple, en Gn 16, 7 on peut lire : « L'Ange de Yahvé rencontra Agar près d'une certaine source au désert », puis quelques versets plus loin (Gn 16, 13) : « A Yahvé qui lui avait parlé, Agar donna ce nom… »; ainsi, « ange de Yahvé » et « Yahvé » sont interchangeables. Ce n’est que dans la pensée juive postexilique que les anges deviennent des intermédiaires avec leur personnalité et leur nom. En dehors du récit de l’enfance, l’ange du Seigneur n’apparait qu’au tombeau vide (Mt 28, 2), un argument en faveur de la proposition que le récit de l’enfance est un véhicule de la christologie postpascale.

    • « en rêve (kat’ onar) ». L’expression apparaît cinq fois dans les récits de l’enfance et une seule fois ailleurs en Mt 27, 19 (le rêve de la femme de Pilate) dans toute la Bible. Dans la Septante, on utilise divers mots pour les révélations en rêve : enypnion, hypnos (sommeil), et horoma nyktos (vision de la nuit). Josèphe (Antiquités bibliques, II, v, 1 : #63) utilise onar pour un rêve que doit interpréter le patriarche Joseph. Notons que chez Matthieu ce n’est pas le rêve lui-même qui apporte une révélation, mais il fournit seulement le contexte pour l’intervention de l’ange du Seigneur de qui vient la révélation.

    • « Joseph, fils de David ». Comparer avec Lc 1, 27 : « un homme du nom de Joseph, de la maison de David »

    • « ne crains pas (mē phobēthēs) ». Ce verbe à l’aoriste semble avoir la signification : ne te retiens pas par peur.

    • « de prendre (paralambanein) Marie, ta femme, chez toi ». Littéralement : de prendre Marie ta femme. Certains traduisent : de prendre Marie comme ta femme; c’est oublier que dans les procédures matrimoniales juives Marie était déjà la femme de Joseph, même s’ils ne cohabitaient pas encore ensemble. Le traducteur syriaque a traduit : amener à la maison Marie ta fiancée. Notons que paralambanein a aussi la signification de : amener, prendre avec soi (voir Mt 2, 14.21)

    • « car (gar) ». Les deux autres occurrences de gar dans les apparitions angéliques se trouvent en 2, 13 et 2, 20 où Joseph apprend quelque chose qu’il ne savait pas. Et donc il est tout à fait justifié de donner à gar un sens causal : car, parce que.

    • « l'enfant qu'elle a engendré (en autē gennēthen) ». Littéralement : en elle ayant été engendré. Le verbe gennaō (engendrer) est de la même racine que le mot genesis (origine, naissance) en 1, 1.18 et est utilisé tout au long de la généalogie (A engendra B, ou A était le père de B), et apparaît tel quel en 1, 16 (fut engendré Jésus)

    • « est par le Saint-Esprit (ek pneumatos estin hagiou) ». Littéralement : de l’esprit qui est saint. Voir la note sur le sujet au v. 18.

    v. 21

    • « Elle enfantera un fils (texetai de huion) ». Chez Lc 1, 31 on a : kai texē huion (et tu enfanteras un fils). Les vieilles traductions syriaques ajoutent à la fin : pour toi, une façon d’accentuer la paternité de Joseph, tout en sauvegardant la virginité de Marie. Ces traductions syriaques se rapprochent de l’usage de l’AT, comme le montre par exemple Gn 17, 19 : « Voici, Sara ta femme enfantera un fils pour toi »

    • « tu l'appelleras du nom de Jésus (kaleseis to onoma autou Iēsoun) ». L’expression gauche « appeler quelqu’un du nom X » est en fait un sémitisme pour dire : appeler quelqu’un X, ou : nommer quelqu’un X. L’expression réapparait en M 1, 23.25 et Lc 1, 13.31. Chez Matthieu, c’est Joseph qui donne le nom à l’enfant, alors que chez Luc c’est Marie, les deux coutumes étant reconnues à l’époque patriarcale (Gn 4, 25-26; 5, 3)

    • « car il sauvera ». Le « car » indique que « il sauvera » est une interprétation étymologique du nom donné à l’enfant. Iēsous est une version hellénisée de l’hébreu Yēšûaʿ, souvent abrégé à Yēšûʿ. Le nom hébreu complet est : Yĕhôšûaʿ, qui signifie : Yahvé aide, à partir de la racine : šwʿ (aider). Mais l’étymologie populaire du nom et de sa forme abrégée est : yšʿ (sauver), et le nom yĕšûʿâ (salut). C’est cette étymologie populaire qui est reflétée dans l’interprétation chez Matthieu du nom « Jésus » : Dieu sauve.

    • « son peuple ». Pour Matthieu, Israël inclut à la fois les Juifs et les Gentils. L’interprétation de « son peuple » est plus difficile en Lc 1, 17 par rapport à Jean-Baptiste où on semble parler seulement des Juifs

    v. 22

    • « a eu lieu (gegonen) ». En grec, le verbe est à l’indicatif actif parfait, donc en référence à une action qui a eu lieu dans le passé. Mais il peut y avoir la signification d’un accomplissement qui se poursuit cumulativement dans le temps

    • « pour accomplir ». Pour la liste des formules stéréotypées d’accomplissement voir le tableau des formules de citation.

    • « ce que le Seigneur avait dit ». Chez Matthieu, ce qui s’accomplit ce n’est pas simplement le plan ou l’intention de Dieu, mais ce sont les « paroles » de l’Écriture

    • « par le prophète ». Le Codex Bezae, les vieilles traductions latines et syriaques ajoutent : Isaïe

    v. 23

    • « ils l’appelleront ». La Septante d’Isaïe 7, 14 a plutôt : « Tu l’appelleras », et cette lecture apparaît aussi dans le Codex Bezae de Matthieu. Le texte hébreu a : « Elle l’appellera ».

    v. 24

    • « Joseph se leva donc du sommeil (egertheis de ho Iōsēph apo tou hypnou) ». Littéralement : puis, s’étant levé le Joseph du sommeil. Dans les trois apparitions angéliques en rêve (voir le tableau), la description de la réponse de Joseph commence toujours par : « s’étant levé », sauf qu’ici Matthieu a ajouté : du sommeil.

    • « et fit ce que l'ange du Seigneur lui avait ordonné ». C’est la seule fois dans les trois récits d’apparition où on trouve l’expression « faire ce qui a été ordonné ». C’est accent sur l’obéissance n’est pas sans rappeler l’obéissance du patriarche Joseph dans l’AT

    • « Il amena sa femme (chez lui) (parelaben tēn gynaika autou) ». Littéralement : il amena sa femme, ou il prit avec lui sa femme. Voir la note du verset 20 sur l’ordre qu’exécute Joseph.

    v. 25

    • « il n'eut pas de relations sexuelles avec elle avant (ouk eginōsken autēn heōs hou) ». Littéralement : il ne la connaissait pas jusqu’à ce que. Cette phrase est omise par les traductions des vieilles latines et syriaque, sans doute l’œuvre d’un copiste qui voulait préserver la virginité perpétuelle de Marie. La question de cette virginité perpétuelle est litigieuse. Pour y répondre, il faut considérer comment la phrase du v. 25 cadre avec le contexte immédiat, puis avec l’ensemble de l’évangile de Matthieu. Tout d’abord, en grec l’expression heōs hou après une négation (ne… pas jusqu’à ce que) n’a pas d’implication sur ce qui arrivera après que la limite exprimée par « jusqu’à ce que » est atteinte; ainsi, le contexte immédiate ne nous dit rien de la situation de Marie après la naissance de Jésus, Matthieu n’étant préoccupé que sur la virginité de Marie avant la naissance de Jésus pour que se réalise la prophétie d’Isaïe sur la vierge qui enfante. Ainsi, le v. 25 ne nous donne aucune information sur la suite des choses, après la naissance de Jésus. Que dit le reste de son évangile? En Mt 12, 46-50; 13, 55-56, Matthieu mentionne Marie avec les frères (et les sœurs) de Jésus. Dans l’antiquité, on assiste à un grand débat sur l’interprétation du mot « frère » : pour le Protévangile de Jacques et Épiphanius, il s’agit des enfants de Joseph d’un mariage précédent; pour saint Jérôme il s’agit de cousins (les enfants du frère de Joseph ou de la sœur de Marie); pour Helvidius il s’agit de frères de sang (les enfants de Joseph et Marie). Mais avant de poser la question de ce qu’il en est en réalité, il faut se poser la question préalable : Matthieu était-il en mesure de connaître vraiment les faits? Croyait-il que les frères dont il parle étaient vraiment les enfants de Joseph et Marie, ou était-ce simplement une hypothèse de sa part?

    • « qu'elle ne donne naissance à un fils ». Des manuscrits grecs ultérieurs ont ajouté « son premier-né », sans doute sous l’influence de Lc 2, 7

    • « il l'appela (ekalesen) ». Le verbe grec ne précise pas si le sujet est masculin ou féminin, si bien qu’une version de la traduction syriaque a opté pour le masculin, et une autre pour le féminin. Mais à la lumière du v. 21 où l’ange spécifie comment Joseph doit appeler l’enfant, le sujet est clairement au masculin, puisqu'il s'agit de Joseph

    Commentaire

    1. Le message de Matthieu: le “qui” et le “comment” – une révélation christologique

      La section 1, 18-25 est liée au ch. 2, car les apparitions angéliques s’y poursuivront. Mais elle est liée grammaticalement aussi par le v. 18 (« Quant à (Jésus) Christ, sa naissance s'est déroulée de cette manière ») au début de la généalogie : « L'acte de naissance de Jésus-Christ » (1, 1) et à la finale surprenante de la généalogie : « Joseph, l’époux de Marie; de laquelle fut engendré Jésus, appelé le Christ ». Il est donc temps pour Matthieu de répondre à la question soulevée par la généalogie du Quis (qui), i.e. fils de David et fils de Dieu, et du Quomodo (comment), les deux questions reliées à son identité.

      1. Le Quis : qui est Jésus?

        La généalogie de Jésus nous a révélé qu’il est fils de David et fils d’Abraham. Le motif « fils d’Abraham » et son lien avec les Gentils sera expliqué avec le récit des mages. Matthieu se concentre d’abord sur le titre de fils de David, et ce faisant il introduit aussi la notion de filiation divine. C’est ce qu’il nous faut maintenant expliquer.

        Matthieu voue un certain intérêt au titre de fils de David qu’il utilise 10 fois, alors que ce titre n’est utilisé que quatre fois chez Marc et Luc et absent de l’évangile de Jean. Pourtant, chez Matthieu ce titre n’exprime pas tout le mystère de l’identité de Jésus, car il n’est jamais utilisé par Jésus lui-même ou ses disciples, mais principalement par des étrangers qui le reconnaissent comme messie en raison des miracles opérés. D’après Mt 22, 41-46 (« Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Siège à ma droite… ») et Mt 16, 16-17 (« Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant »), Jésus n’est pas simplement fils de David, mais surtout fils de Dieu.

        L’association du titre de « fils de Dieu » avec Jésus ressuscité fait partie des premières professions de foi chrétiennes (« issu de la lignée de David selon la chair, établi Fils de Dieu avec puissance selon l'Esprit de sainteté, par sa résurrection des morts », Rm 1, 3-4). Mais au moment où les évangiles sont publiés dans le dernier tiers du 1ier siècle, on reconnaissait que Jésus était fils de Dieu non seulement à sa résurrection, mais également au cours de son ministère. C’est ce que nous dit Marc (1, 11) avec la scène du baptême et la voix du ciel qui s’adresse directement à Jésus pour l’appeler fils bien-aimé. Mais jamais chez Marc les disciples ne le reconnaîtront comme fils de Dieu de son vivant. C’est différent chez Matthieu comme on peut le voir avec ces parallèles (le titre de fils de Dieu est souligné).

        Marc 6, 51-52Matthieu 14, 32-33
        Et il monta auprès d’eux dans la barque et le vent se calma. Et ils étaient eux-mêmes au comble de la stupeur.Et, comme ils montaient dans la barque le vent se calma. Ceux qui (étaient) dans la barque se prosternèrent (devant) lui, en disant : « Vraiment, tu es fils de Dieu ».
        Marc 8, 29Matthieu 16, 15-16
        Et il les interrogeait : « Mais vous, que dites-vous que je suis? » Répondant, Pierre dit : « Tu es le Christ. »Il leur dit : « Mais vous, qui dites-vous que je suis? » Or, répondant, Simon-Pierre dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant. »

        Cette relation entre fils de David ou messie ou Christ et fils de Dieu apparaît également dans le récit de l’enfance de Matthieu. Comme la généalogie est fondamentalement un témoignage de l’AT, il ne peut établir l’intention divine que sur le caractère davidique du messie. C’est seulement par la révélation divine de l’ange du Seigneur que Jésus sera présenté comme « Dieu avec nous » (Emmanuel) et sa conception comme l’œuvre de l’Esprit Saint. Dès lors, Jésus n’est plus fils de Dieu seulement à la résurrection ou à son baptême, mais dès sa naissance. Si Joseph peut reconnaître Jésus comme fils de David en lui donnant un nom, c’est Dieu et son Esprit Saint qui le désigne « fils de Dieu ».

        Pour Matthieu, les deux titres de « fils de Dieu » et « fils de David » sont harmonieusement inter reliés, et cela vient de l’apparition même du terme en 2 S 7, 8-17 quand le prophète Nathan doit transmettre ce message de Dieu à David : « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils ». Il s’agit d’une filiation d’adoption comme on le voit avec Ps 2, 7 utilisé lors de l’intronisation d’un roi : « Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré ».

        Au début de la prédication chrétienne, la résurrection de Jésus était interprétée à la lumière du Ps 110, 1, le psaume de l’intronisation de David : « Le Seigneur (Dieu) a dit à mon Seigneur (le roi): "Siège à ma droite » (voir Ac 2, 32-36; Mt 22, 44). Ac 13, 32-33 applique tel quel le Ps 2 à la résurrection de Jésus : « Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré ». Quand la proclamation de la filiation divine passera du moment de la résurrection au baptême de Jésus, on réutilisera le Ps 2 qu’on couplera avec Is 42, 1 : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît ». Bien sûr, cet engendrement de Jésus comme fils de Dieu est totalement figurative. Il en sera autrement quand on considèrera que Jésus a été fils de Dieu dès sa naissance, et donc d’un engendrement réel. Toutefois, ni chez Matthieu ni chez il ne s’agit d’un engendrement à caractère sexuel : l’Esprit Saint est l’agent de la puissance créatrice de Dieu.

        Quand Matthieu nous dit que Jésus, devenu descendant de la ligne davidique par la reconnaissance de Joseph comme son fils, a été engendré dans le sein de Marie par l’Esprit Saint, il perçoit un lien très serré entre la filiation davidique et divine. Cette connexion sera encore renforcée quand il introduira la citation d’Is 7, 4 (« la vierge enfantera un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel») qui traite à la fois de la maison de David et de la présence de Dieu parmi son peuple.

        En terminant notre présentation sur l’identité de Jésus, remarquons ce qu’indique le nom même de Jésus (Dieu sauve) que Matthieu se donne la peine d’interpréter en 1, 21 : « car il sauvera son peuple de ses péchés ». Nous avons noté plutôt que la matériel pré-matthéen portait la marque du récit du jeune Moïse, celui qui allait sauver son peuple de l’esclavage d’Égypte. Il y a donc un parallèle entre le rôle de Jésus et celui de Moïse. Mais ce n’est pas Moïse, mais Josué, un nom qui est une variante du nom Jésus, qui fera entrer le peuple en terre promise. Jésus jouera le rôle à la fois de Moïse et de Josué.

      2. Le Quomodo ou le « comment » de l’identité de Jésus

        Matthieu établit l’identité de Jésus comme fils de David et fils de Dieu. Il doit expliquer comment il l’est.

        1. Fils de David

          En Mt 1, 21 Joseph est appelé « fils de David », et c’est le seul cas dans le NT où ce titre n’est pas appliqué à Jésus. Matthieu attitre l’attention sur le fait que la source de la descendance davidique de Jésus est Joseph. Mais, en même temps, il insiste pour dire que cette descendance n’est pas communiquée à travers les relations sexuelles normales d’un homme et d’une femme. Aussi, pour éviter toute confusion chez son lecteur, Matthieu l’avertit d’avance en 1, 18 que la grossesse de Marie est l’œuvre de l’Esprit Saint. Pour éviter toute ambiguïté, il va encore plus loin en affirmant que Joseph et Marie n’ont pas eu de relations sexuelles avant la naissance de Jésus. Aussi, la descendance davidique sera transmise non pas par la paternité biologique, mais par la paternité légale.

          Matthieu insiste sur l’idée que cette paternité légale fait partie de la volonté de Dieu, et il le fait en deux étapes : d’abord l’ange de Dieu demande à Joseph d’écarter son plan de divorce et de prendre la responsabilité de la mère et de l’enfant à naître, puis, de manière plus importante, l’ange de Dieu demande à Joseph de donner le nom de Jésus à l’enfant, et par là de le reconnaître comme son enfant. La loi juive est claire : la paternité est basée sur la reconnaissance d’un enfant comme sien par l’homme. La Mishna Baba Bathra 8, 6 établit ce principe : « Si un homme dit : ‘Celui-ci est mon fils’, on doit le croire ». Il en résulte en quelque sorte une préséance de la paternité légale sur la paternité biologique, comme on le voit avec la loi du lévirat où l’enfant est attribué au mari décédé, et non pas au père biologique qui a pris la responsabilité de rendre enceinte la mère (voir l'Annexe I).

        2. Fils de Dieu

          Nous apprenons par la voix de l’ange de Dieu que Jésus est fils de Dieu, car engendré par l’Esprit Saint. Mais Matthieu est peu spécifique sur le « comment » de l’action de l’Esprit Saint. Quand il écrit que Jésus « fut engendré », il nous donne l’impression que Jésus est devenu fils de Dieu au moment de sa conception.

          Considérons un bref instant l’évolution du langage théologique. Au début de la prédication chrétienne, divers verbes sont utilisés pour exprimer la vision christologique sur Jésus ressuscité : à part le verbe « engendrer », on a « faire » (Ac 2, 36 : « Dieu l'a fait Seigneur et Christ »), « exalter » (Ac 5, 21 : « C'est lui que Dieu a exalté par sa droite », « établir » (Rm 1, 4 : « établi Fils de Dieu avec puissance selon l'Esprit de sainteté », « donner » (Ph 2, 9 : « Dieu lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom ». Ce langage reflète l’idée que Jésus est devenu fils de Dieu lors de sa résurrection. Mais quand on a pris conscience que Jésus était fils de Dieu dès le début de son ministère, lors de son baptême, c’est le langage de l’adoption qu’on a utilisé alors que la voix du ciel déclare Jésus le fils bien-aimé (Mc 1, 11), donnant l’impression qu’il n’était pas fils de Dieu auparavant. Cette impression a été corrigée en établissant la filiation divine dès le moment de la conception, ce dont Matthieu et Luc témoignent. Mais il y a eu aussi un mouvement christologique qui va encore plus loin et affirme la préexistence du fils de Dieu, comme en témoignent certains hymnes du NT (Ph 2, 6; Col 1, 15; Jn 1, 1). La christologie orientée sur la conception et celle orientée sur la préexistence étaient deux façons d’écarter l’adoptianiste. Mais les deux approches théologiques vont bientôt s’harmoniser, si bien que la Parole préexistante de Dieu sera présentée comme prenant chair (voir Jean) dans le sein de la vierge Marie (voir Matthieu et Luc); dès lors, la conception virginale ne sera plus vue comme l’engendrement du fils de Dieu, mais comme son incarnation.

          Chez Matthieu comme chez Luc, c’est l’Esprit Saint qui est l’agent principal de cet engendrement du fils de Dieu. Mais Marie a un certain rôle à jouer, un rôle majeur chez Luc, un rôle mineur chez Matthieu. Dans notre analyse sur le « comment » Jésus est fils de David, nous avons vu les deux étapes spécifiées par l’ange de Seigneur. Pour Jésus fils de Dieu, les étapes sont également spécifiées par l’ange du Seigneur (« Elle enfantera un fils… l'enfant qu'elle a engendré est par le Saint-Esprit »). Mais on n’a pas plus de détail sur le « comment » et on apprendra qu’indirectement qu’elle est vierge par la formule de citation d’Is 7, 14. Bref, le « comment » de l’identité de Jésus comme fils de Dieu va de pair avec celle de fils de David dont il est l’autre facette : ainsi, Joseph est celui par lequel Jésus est engendré comme fils de David, Marie est celle par laquelle Jésus est engendré comme fils de Dieu.

          La présentation de Matthieu est avant tout théologique. Mais on ne peut écarter un motif apologétique face aux rumeurs dans le milieu juif que Jésus était un enfant illégitime. Si cette rumeur circulait au moment où Matthieu écrit son évangile, son récit peut être vu comme une réponse à tous les ragots sur la naissance de Jésus. Mais une telle situation, où Jésus aurait été conçu avant que Marie et Joseph cohabitent ensemble, serait-elle le produit de l’imagination chrétienne? On comprendrait mal pourquoi on aurait inventé une situation ouvrant la possibilité du scandale, alors qu’on aurait pu créer une scène où Joseph et Marie sont simplement fiancés, sans enfant; le reste du récit (1, 20-25) aurait suivi son cours sans modification, comme c’est le cas dans le récit de Luc, et il n’y aurait aucun scandale. Mais si le récit de Matthieu correspond à des faits réels, alors on comprend la charge d’illégitimité de certains et notre récit devient une réponse à cette charge. On comprend alors aussi la raison pour laquelle Matthieu a ajouté ces noms de femme dans sa généalogie, des femmes aux unions extraordinaires ou irrégulières avec leurs partenaires. Si aux yeux de leur entourage, leur vie a paru scandaleuse, c’est pourtant à travers elles que la lignée bénie du messie s’est poursuivie. La même chose vaut pour Marie, sauf qu’à travers sa grossesse s’est réalisée la promesse messianique.

    2. La formule de citation d’Isaïe 7, 14

      Le moyen le plus clair pour Matthieu de répondre à la question du « Qui » et du « Comment » de l’identité de Jésus, c’est cette citation d’Isaïe. Prenons le temps de l’analyser.

      1. Le placement de la citation

        Le placement de la citation est gauche, car en plein milieu d’un récit, plutôt qu’à la fin du récit, comme il le fait ailleurs dans son évangile. Pourquoi Matthieu n’a-t-il pas attendu que Joseph fasse ce que l’ange lui avait demandé avant d’introduire la citation d’Isaïe? La réponse la plus vraisemblable est que Matthieu voulait que cet épisode se termine comme elle se termine maintenant : « Et il l'appela du nom de Jésus », et donc la référence à la filiation davidique, une des réponses au « qui » et « comment » de l’identité de Jésus. Autrement, la scène se serait terminée avec la mention de l’Emmanuel, un nom qui, malgré à la référence au « Dieu parmi nous », ne l’intéresse pas comme nom et ne sera plus jamais mentionné.

        Si cette insertion d’une citation en plein milieu d’un récit est inhabituelle, elle n’en est pas moins matthéenne, car on retrouve la même structure au ch. 21 dans la scène qui précède l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem.

        Mise en scène1, 18-19 : « Quant à (Jésus) Christ, sa naissance… »21, 1 : « Quand ils approchèrent de Jérusalem… »
        Demande1, 20-21 : « … ne crains pas de prendre Marie… »21, 2-3 : « Rendez-vous au village qui est en face… »
        Formule de citation1, 22-23 : « Tout cela a eu lieu pour accomplir… »21, 4-5 : « Tout cela a eu lieu pour accomplir… »
        Exécution de la demande1, 24-25 : « Joseph … fit ce que l'ange du Seigneur… »21, 6-7 : « Les disciples allèrent donc et, faisant comme leur avait ordonné… »

      2. Isaïe 7, 14 dans les bibles hébraïque et grecque

        Comparons le texte de Matthieu avec la version grecque de la Septante et le texte hébreu massorétique.

        MatthieuSeptante (LXX)Hébreu (MT)
        Voici, la vierge (parthenos) sera enceinte (en gastri hexei) et donnera naissance à un fils, et ils appelleront son nom Emmanuel (qui signifie "Dieu avec nous").Voici, la vierge (parthenos) concevra (en gastri lēpsetai), et elle enfantera un fils, et tu appelleras son nom d'Emmanuel.Voici, la jeune fille (ʿalmâ) est (sera) avec un enfant et enfantera un fils, et elle appellera son nom Emmanuel.

        La variation entre « jeune fille » (MT) et « vierge » (LXX) a donné lieu aux débats les plus passionnés de l’histoire de l’exégèse, les conservateurs voyant dans la traduction « jeune fille » plutôt que « vierge » une négation de la conception virginale de Marie. Le problème vient d’une vision du prophète qui aurait prévu 700 ans d’avance la conception virginale de Jésus. Aujourd’hui, aucun bibliste sérieux ne soutient la vision du prophète qui prévoit les événements futurs, et il est largement accepté que ce que le NT affirme comme « réalisé » de l’AT va beaucoup plus loin que ce que l’auteur de l’AT avait prévu. Car ce dernier s’intéresse surtout aux défis lancés par Dieu en son temps, et s’il parle du futur, c’est en des termes très génériques dans le cas où on accepterait de relever ce défi. Et s’il parle de salut messianique, il n’y a aucun indice qu’il ait prévu un seul détail de la vie de Jésus.

        Voici quelques remarques sur les diverses versions d’Isaïe 7, 14.

        La version hébraïque d’Isaïe 7, 14.

        • L’oracle d’Isaïe s’adresse au méchant roi Akhaz (vers 735 à 715 av. JC) pendant la guerre syro-éphraïmite de 734 pour donner un signe au monarque sceptique d’un événement contemporain
        • L’enfant qui naîtra n’est pas le messie, une notion qui se développera plus tard, mais un prince davidique qui délivrera Juda de ses ennemis. Une ancienne tradition juive l’identifie au fils d’Akhaz, Ézékias, un roi très religieux
        • Le mot almâ désigne une jeune fille qui a atteint l’âge de la puberté et donc disponible pour le mariage. Il ne s’y trouve en soi aucune connotation de virginité, sinon par le fait même qu’elle n’est pas mariée et, selon les mœurs de l’époque, elle devait être normalement vierge.
        • La présence de l’article défini « la » jeune fille rend probable l'idée qu’Isaïe entend désigner quelqu’un dont le prophète ou le roi Akhaz connaissait l’identité, peut-être quelqu’un qu’il venait d’épouser et appartenait à son harem
        • La construction participiale de l’hébreu ne permet pas de déterminer si la jeune fille est enceinte ou le deviendra. Par contre, la naissance est certainement une réalité future

        Bref, le texte hébreu ne renvoie pas à une conception virginale. Le signe donné par le prophète désigne la naissance imminente d’une enfant de la lignée davidique conçu naturellement qui illustrera l’attention providentielle de Dieu pour son peuple.

        La version grecque d’Isaïe 7, 14.

        À Alexandrie, dans la 2e moitié du 2e siècle av. notre ère, au moment où on complète cette traduction grecque appelée Septante, le traducteur a opté pour parthenos pour traduire l’hébreu ʿalmâ, alors que ce mot grec servait habituellement à traduire l’hébreu betûlâ, qui lui signifie : vierge. Les autres traductions grecques (Aquila, Symmache, Théodotion) après la Septante ont plutôt opté pour neanis (jeune fille) pour traduire l’hébreu ʿalmâ. Malgré tout, le choix de la Septante de parthenos ne signifie pas pour autant que le traducteur entendait parler de conception virginale du messie, et cette conception est clairement placée dans le futur. Tout ce qu’il entendait dire est qu’une femme, qui est pour l’instant vierge, concevra de manière naturelle un enfant le jour où elle sera unie à un homme. Tout au plus entend-il signifier qu’il s’agira d’un premier-né.

        Tant la version hébraïque que la version grecque ne disent rien sur la manière de concevoir l’enfant, comme le fait Matthieu. Ainsi, l’interprétation de Matthieu va plus loin que ce que disait le texte d’Isaïe, et en même temps ce n’est pas le texte d’Isaïe qui aurait semé l’idée d’une conception virginale par l’Esprit Saint dans la tête de Matthieu; tout au plus, le texte d’Isaïe a coloré sa manière d’exprimer la conception virginale.

      3. L’utilisation d’Isaïe 7, 14 par Matthieu

        Matthieu a vu dans ce passage d’Isaïe un soutien au « qui » et au « comment » de l’identité de Jésus comme fils de David et fils de Dieu. Car en Is 7, 13, le verset qui précède notre citation, le prophète s’adresse au roi comme étant de la maison de David. Puis, au v. 14, il parle d’une vierge enceinte sur le point d’enfanter. Ainsi, Matthieu voit dans tout cela un plan minutieusement préparé par Dieu, ce qu’il exprime avec l’expression : « sa naissance s'est déroulée de cette manière », « cette manière » étant d’abord la généalogie qui est une mathématique précise des trois ensembles de quatorze générations pour produire un « fils de David », puis la voix du prophète Isaïe qui non seulement annonce un « fils de David », mais également un Emmanuel, un « Dieu avec nous ». Pour Matthieu, accuser Jésus d’illégitimité relevait carrément de la calomnie. Aussi, examinons comment Matthieu a utilisé Is 7, 14.

        1. Matthieu emploie hexei en gastri (litt. : aura au ventre), plutôt que lēpsetai en gastri (litt. : recevra au ventre) de la Septante (si on prend la version du Codex Vaticanus de la Septante, car les Codex Alexandrinus et Sinaïticus ont également hexei, ce qui pourrait être une tentative d’harmonisation du copiste avec le texte de Matthieu). Pourquoi Matthieu aurait remplacé lēpsetai (recevra) par hexei (aura)? Comme nous avons ici un récit d’annonciation de naissance par un ange du Seigneur, Matthieu aurait suivi la structure standard de ce genre littéraire dans la Septante où on dit bien : avoir au ventre (en gastrei echein), et non pas : recevoir au ventre (voir Gn 16, 11; 17, 17; Jg 13, 3.7).

        2. Matthieu écrit « ils l’appelleront » plutôt que « tu l’appelleras » de la Septante. Pourquoi? Tout d’abord, le texte hébreu a le verbe qārāʾt, qui représente normalement la 2e personne du singulier, et avec raison la Septante a traduit : tu l’appelleras. Mais la majorité des biblistes s’entendent pour dire que nous aurions ici l’ancienne forme hébraïque de la 3e personne du féminin, et qu’il faut traduire : elle appellera. Mais il y a aussi la possibilité que Matthieu ait eu entre les mains une version du texte hébreu semblable à une version du texte d’Isaïe à Qumran (1QIsa) où la racine qr’ pourrait être traduite : son nom sera appelé, une traduction équivalente à celle de Matthieu : ils l’appelleront. Cependant, l’explication la plus simple est que Matthieu a délibérément modifié le texte d’Isaïe de la Septante pour qu’il cadre avec son récit : citant le prophète Isaïe, il ne pouvait mettre dans sa bouche « tu (Joseph) l’appelleras du nom d’Emmanuel ». En ayant « ils l’appelleront » Matthieu change le sujet pour qu’il s’agisse d’un auditoire beaucoup plus large, le « ils » pouvant désigner le peuple dont il a parlé au v. 21, celui dont Jésus sauvera de ses péchés, un peuple qui semble inclure les Gentils; dès lors, si c’est ce grand peuple universel qui l’appellera « Emmanuel », alors Jésus peut-être vraiment le fils d’Abraham, celui dans lequel seront bénies toutes les nations de la terre.

        3. « Emmanuel (qui signifie "Dieu avec nous") ». L’explication sur la signification du nom d’Emmanuel vient-elle du matériel pré-Matthéen ou de Matthieu lui-même. Il est probable que Matthieu, en ajoutant la citation d’Isaïe, a aussi ajouté l’explication de la signification d’Emmanuel, une signification qui devait échapper aux chrétiens non Juifs. Cette signification lui est suggérée par Isaïe 8, 10, un passage qui suit 8, 8 où la mention de l’Emmanuel revient pour la deuxième fois : « quelles que soient vos paroles, elles ne s'accompliront point ; car le Seigneur est avec nous ». C’est cette interprétation qui l’intéresse, plus que le nom lui-même d’Emmanuel : cela lui permet de soutenir la filiation divine de Jésus en plus de sa filiation davidique, et cela lui permet de faire inclusion avec les derniers mots de son évangile : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde ». Et cette inclusion reflète la vision de Matthieu du messie, qu’il perçoit comme une présence qui se fait sentir de manière eschatologique, i.e. la manifestation finale et une fois pour toute de la présence de Dieu.

        Bref, Matthieu a non seulement ajouté au matériel pré-matthéen cette citation d’Isaïe, mais il l’a adaptée à son contexte et à son propos. Par contre, est-il original en percevant l’applicabilité chrétienne de ce passage, ou ne fait-il que reprendre un passage qui était déjà populaire dans les milieux chrétiens? Nous manquons de données probantes pour donner une réponse.

    3. L’utilisation de Matthieu du materiel pré-matthéen

      Il nous faut revenir au matériel pré-matthéen principal que nous avons identifié plus tôt, plus précisément à la section A sur la première apparition de l’ange, qui est la base de notre section 1, 18-25. Mais cette section 1, 18-25 contient beaucoup plus d’information que le matériel pré-matthéen : il y a d’abord des ajouts de Matthieu, mais il y a aussi d’autre matériel pré-matthéen. C’est ce qu’il nous faut maintenant expliquer. Nous avons mis en parallèle d’abord (à gauche) le matériel pré-matthéen principal identifié plus tôt, puis à droite le texte actuel de Matthieu. On a souligné le texte pré-matthéen principal. En caractère gras on a identifié ce qui provient de la plume de Matthieu pour ajuster le récit à sa théologie, comme le fait que Joseph fait ce que l’ange lui a commandé, ou encore l’insistance que Marie n’a pas eu de relations sexuelles jusqu’à la naissance de Jésus pour protéger la virginité de la mère comme ce fut annoncé par Isaïe. En italique se trouve l'autre matériel pré-matthéen, qui n’est pas de la plume de Matthieu, mais dont ce dernier s’est servi pour compléter son récit, par exemple Joseph comme fils de David, Marie qui serait déjà enceinte par l’Esprit Saint, l’enfant qui reçoit son nom avant sa naissance. Où Matthieu a-t-il pigé cette information? Notre hypothèse est que ce matériel provient de récits d’annonce de naissance. C’est ce qu’il nous faut examiner. Dans ce qui suit, le texte souligné de Matthieu reflète ce qui provient de la tradition pré-matthéenne principale, le texte en caractère gras provient du travail d'édition de Matthieu, et le texte en italique proviendrait d'une autre tradition pré-matthéenne autour des récits d'annonciation.

      Matériel pré-matthéen principalMt 1, 20-25 (sans la formule de citation)
      Puis, alors que Marie était fiancée à Joseph, voici qu'un ange du Seigneur lui apparut en rêve et lui dit : "Prends Marie, ta femme, chez toi, car elle enfantera un fils qui sauvera son peuple de ses péchés". Joseph se leva donc du sommeil et amena sa femme chez lui, et elle donna naissance à un fils.Puis, comme il y réfléchissait, voici qu'un ange du Seigneur lui apparut en rêve et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie, ta femme, chez toi, car l'enfant qu'elle a engendré est par le Saint-Esprit. 21 Elle enfantera un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés". Joseph se leva donc du sommeil et fit ce que l'ange du Seigneur lui avait ordonné. Il amena sa femme (chez lui), 25 mais il n'eut pas de relations sexuelles avec elle avant qu'elle ne donne naissance à un fils. Et il l'appela du nom de Jésus.

      1. L’annonce de la naissance

        Nous avons déjà signalé que la première apparition d’ange en rêve (voir A dans le tableau des apparitions) se distingue des deux autres (B et C) par la présence de deux demandes de l’ange accompagnées d’une raison pour chacune d’elles. Elle se distingue aussi par un contexte différent préfacé par deux versets d’introduction. C’est le signe qu’on a fusionné avec le récit d’apparition d’ange en rêve celui d’une annonce angélique de naissance. Voici la structure d’un tel récit d’annonce de naissance qui comprend cinq étapes.

        Les étapes dans un récit d'annonciation de naissance

        1L'apparition d'un ange du Seigneur (ou apparition du Seigneur)
        2La peur ou la prostration du visionnaire face à cette présence surnaturelle
        3Le message divin
         
        1. On s’adresse au visionnaire par son nom
        2. Une phrase qualificative décrivant le visionnaire
        3. Le visionnaire est invité à ne pas avoir peur
        4. Une femme est enceinte ou sur le point d'avoir un enfant
        5. Elle donnera naissance à un enfant (mâle)
        6. Le nom par lequel l'enfant doit être appelé
        7. Une étymologie interprétant le nom
        8. Les réalisations futures de l'enfant
        4Une objection du visionnaire quant à la manière dont cela peut être ou une demande de signe
        5On donne un signe pour rassurer le visionnaire

        En utilisant la structure en 5 étapes, mettons en parallèle trois scènes de l’AT, ainsi que les annonces de naissance chez Luc et Matthieu. Les parenthèses indiquent des versets où la substance de l’étape s’y trouve, mais sous une forme inhabituelle.

        Parallèles bibliques pour les cinq étapes
        Ismaël
        [Genèse]
        Isaac
        [Genèse]
        Samson
        [Juges]
        Jean-Baptiste
        [Luc]
        Jésus
        [Luc]
        Jésus
        [Matthieu]
        116, 717, 1; 18, 113, 31, 111, 261, 20
        216, 1317, 3; 18, 213, 221, 121, 29 
        3a16, 8(17, 15) 1, 131, 301, 20
        3b16, 8(17, 15)  1, 281, 20
        3c  (13, 23)1, 131, 301, 20
        3d16, 11 13, 3 1, 31(1, 20)
        3e16, 1117, 19; 18, 1013, 41, 131, 311, 21
        3f16, 1117, 19 1, 131, 311, 21
        3g16, 1117, 17; 18, 13-15   1, 21
        3h16, 1217, 16.1913, 51, 15-171, 32.33.351, 21
        4 17, 17; 18, 1213, 8.171, 181, 34 
        5 (17, 20-21)13, 9.18-211, 201, 36-37 

        Comme on peut l’observer, le récit de Matthieu n’entre pas aussi facilement dans le cadre standard comme celui de Luc. L’absence des étapes 2, 4 et 5 s’expliquent par le fait que Matthieu l’a intégré à un récit d’apparition d’ange en rêve, ce qui a eu pour effet de le disloquer quelque peu. Par exemple, l’étape 2 fait référence au motif de la peur du visionnaire, mais la deuxième et troisième apparition d’ange en rêve n’en contiennent pas, et on ne voit pas pourquoi Matthieu aurait ajouté un tel motif à la première apparition, car elle ne faisait pas partie de l’histoire.

        Comparons le message de quelque uns de ces récits d’annonce de naissance par rapport à Matthieu (en italique sont les mots qui n’appartiennent pas au texte pré-matthéen principal, mais plutôt à un récit d’annonce de naissance pré-matthéen).

        Gn 16, 8.11Gn 17, 19Lc 1, 13Lc 1, 28.30-31Mt 1, 20-21
        "Hagar, servante de Saraï, ...tu es enceinte et tu enfanteras un fils ; et tu l'appelleras Ismaël [c'est-à-dire, Dieu entend], car le Seigneur a été attentif à ton humiliation."(à Abraham) : "Sarah, ta femme, t’enfantera un fils ; et tu l'appelleras Isaac [c'est-à-dire, il rit - voir 17, 17 et 18, 13-15 où Abraham et Sarah rient]".(à Zacharie) : "Zacharie, n'aie pas peur, ...ta femme Élisabeth te donnera un fils, et tu l'appelleras Jean.""Je te salue, ô la favorisée... n'aie pas peur, Marie, ...tu concevras dans ton sein et tu enfanteras un fils ; et tu l'appelleras Jésus."(à Joseph) : Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie, ta femme, chez toi, car l'enfant qu'elle a engendré est par le Saint-Esprit. 21 Elle enfantera un fils, et tu l'appelleras Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés".

        Si on prend la structure standard des annonces de naissance, on note que la phrase de Matthieu : « Joseph, fils de David, ne crains pas », rencontre les étapes 3a à 3c, que la phrase : « car l'enfant qu'elle a engendré… Elle enfantera un fils, et tu l'appelleras Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés », rencontre les étapes 3d à 3g. Quant au récit lucanien de l’annonce à Marie, on note qu’il rencontre les étapes 3a à 3f. La grande différence entre Matthieu et Luc est que le récit de Matthieu s’adresse à un homme, celui de Luc à une femme, tout comme Gn 16, 8 s’adressait à une femme, Hagard, et Gn 17, 19 s’adresse à un homme, Abraham. À part ce point, on note beaucoup de similitude entre Matthieu et Luc : la mention du « fils de David » (homme de la maison de David chez Luc), le thème du salut, l’attribut « personne droite » (pour Joseph en Matthieu, pour Élisabeth et Zacharie chez Luc). En raison de toutes ces similitudes et du fait que Matthieu et Luc ne se connaissaient pas et sont indépendants l’un par rapport à l’autre, il faut conclure qu’ils ont eu en leur possession un récit préévangélique d’annonce de naissance qu’ils ont adapté chacun à leur façon.

      2. Né de la vierge Marie par l’Esprit Saint

        Après avoir vu les similitudes des récits d’annonciation de naissance avec ceux de l’AT, il faut considérer maintenant ce que ceux du NT on d’unique : Matthieu et Luc s’entendent pour dire que l’annonce est survenue après que Joseph et Marie eurent été fiancés, mais avant leur cohabitation, et les deux évangélistes s’entendent aussi pour dire que Marie concevra un fils par l’action de l’Esprit Saint.

        Rappelons qu’au début de la prédication chrétienne, l’engendrement du fils de Dieu était d’abord associé à la résurrection de Jésus (Ac 13, 33), puis avec son baptême (Mt 3, 17), et beaucoup plus tard, mais avant la publication des évangiles de Luc et Matthieu, avec la conception de Jésus. Cette dernière vision se serait articulée autour de la tradition de l’annonce de naissance selon un format bien connu dans toute la Bible pour les figures salvifiques, et selon la perception que la figure du fils de Dieu allait de pair avec celle de fils de David, comme on le voit avec le Ps 2, 7 sur l’intronisation royale (« Tu es mon fils; aujourd’hui je t’ai engendré »); ainsi, avec la procréation naturelle naissait celui qui était à la fois fils de David et fils de Dieu. Par contre, si l’Esprit Saint était associé à l’engendrement du fils de Dieu lors de la résurrection, il était normal qu’on l’associe également lors de sa conception. Le prophète Isaïe avait annoncé la naissance de cet enfant merveilleux qui était à la fois de la maison de David et le signe de la présence de Dieu parmi nous, l’Emmanuel (Is 7, 13-14), qui s’assoirait sur le trône de David, et serait appelé : Merveilleux - Conseiller, Dieu - Fort, Père à jamais, Prince de la paix (Is 9, 6-7), et sur lequel « reposera l’Esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de vaillance, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur » (Is 11, 2).

        Il est donc facile d’expliquer pourquoi l’Esprit Saint a été associé à la conception de Jésus, mais comment expliquer l’engendrement du messie de la part d’une vierge? Dans les récits d’annonce de naissance dans la Bible, c’est pour vaincre un obstacle humain que Dieu intervient avec son Esprit Saint. Dans l’AT, par exemple, c’est surtout l’infertilité de la mère qui est l’obstacle. Mais les auteurs chrétiens ne pouvaient y puiser aucun exemple d’obstacle que pouvait être le fait d’être vierge et de ne pas avoir de relations sexuelles avec un mari. Cette idée d’une naissance chez une vierge ne provient ni de Matthieu ni de Luc, mais d’une tradition préévangélique.

      3. Sommaire

        On comprend maintenant l’aspect composite de Mt 1, 18-25. Tout d’abord, on y trouve une proclamation kérygmatique de Jésus comme fils de Dieu, engendré de l’Esprit Saint, qui est apparue après une très longue réflexion chrétienne où, ce qui a été d’abord appliqué à la résurrection de Jésus, était maintenant appliqué au moment de sa conception. Ensuite, il y a eu une tradition d’annonciation angélique de naissance d’un messie davidique créée sur le modèle des annonces de naissance de l’AT. Cette tradition d’annonciation et cette proclamation kérygmatique ont été amalgamées, grâce surtout au fait que la notion de « fils de Dieu » et celle de « fils de David » ont été associées pendant longtemps dans la prédication chrétienne. Notons que le cadre dans lequel est apparue la tradition d’annonciation de naissance était celui où Joseph et Marie sont fiancés, et que Marie est toujours vierge. Voilà la tradition préévangélique que reçoivent Matthieu et Luc.

        C’est cette tradition préévangélique que chaque évangéliste va élaborer à sa façon. Luc réécrit le récit d’annonciation pour créer l’annonce parallèle de la naissance de Jean-Baptiste, l’une s’adressant à Marie, l’autre s’adressant à Zacharie. Matthieu, pour sa part, va intégrer à son récit d’annonciation une tradition populaire où l’histoire de Joseph et de l’enfant Jésus est modelée sur les aventures du patriarche Joseph et de l’enfant Moïse, des aventures structurées par une série d’apparitions angéliques en rêve. C’est ainsi que Matthieu donna une expansion à la première apparition angélique pour y intégrer le récit d’annonciation de naissance.

        Ce récit composite cadrait parfaitement avec l’intention théologique d’ensemble de Matthieu. Par exemple, les souches de la filiation davidique et divine qui avaient émergé, il les a utilisées pour établir une généalogie, une généalogie qui part d’Abraham et se rend à Joseph en passant par David, et qu’il conclut d’une telle façon que Jésus peut être vu comme descendant de David sans être engendré par Joseph. Comment est-ce possible? C’est ce que le récit d’annonciation de naissance expliquera. L’intégration de la tradition qui présente Joseph et Jésus sur le modèle du patriarche Joseph et du jeune Moïse permet d’associer Jésus à un épisode majeur de l’histoire d’Israël, l’esclavage en Égypte et l’Exode. Ainsi, l’enfance, de celui qui portait le même nom que Josué et était appelé à sauver son peuple de ses péché, allait évoquer la délivrance historique d’Israël d’Égypte.

  5. Les mages venus rendre hommage au roi des Juifs

    Traduction de Mt 2, 1-12

    1 Or, après la naissance de Jésus à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages d'Orient vinrent à Jérusalem 2 et demandèrent : « Où est le nouveau-né roi des Juifs? Car nous avons vu son étoile à son lever et nous sommes venus lui rendre hommage ». 3 Quand le roi Hérode entendit cela, il fut bouleversé, et tout Jérusalem avec lui. 4 Rassemblant tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et il leur demanda où devait naître le Messie. 5 « À Bethléem de Judée, ils lui dirent : "Car ainsi est écrit par le prophète :

    6 ‘Et toi, Bethléem, (au) pays de Juda,
    tu es loin d'être le moindre parmi les dirigeants de Juda ;
    car de toi sortira un souverain
    qui sera le berger de mon peuple Israël’".
    7 Alors Hérode convoqua secrètement les mages et leur demanda de vérifier exactement le moment auquel l'étoile était apparue. 8 Et il les envoya à Bethléem avec l'instruction : "Allez, cherchez l'enfant avec soin. Dès que vous l'aurez trouvé, fais-moi savoir pour que je puisse venir moi aussi lui rendre hommage. 9 Ils se mirent en route, obéissant au roi ; et voici que l'étoile qu'ils avaient vue à son lever les précédait, jusqu'à ce qu'elle s'immobilisât au-dessus du lieu où était l'enfant. 10 Quand ils virent l'étoile, ils se réjouirent extrêmement d’une grande joie. 11 Et entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère ; et ils se prosternèrent et lui rendirent hommage. Alors ils ouvrirent leurs coffres à trésors et en sortirent des présents pour lui : de l'or, de l'encens et de la myrrhe. 12 Mais, comme ils avaient été avertis en rêve de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils s'en allèrent dans leur pays par une autre route.

    Notes

    v. 1

    • « Or, après la naissance de Jésus à Bethléem de Judée… voici ». En grec, nous avons ici un génitif absolu, i.e. un participe au génitif (« Jésus ayant été engendré ») accompagné de la particule postpositive de (« Or ») et suivi de « voici », une structure qui amène un développement à ce qui précède.

    • « Bethléem ». Située à sept kilomètres au sud de Jérusalem, cette ville est traditionnellement le lieu où David reçu l’onction royale de la part du prophète Samuel (1 S 16, 1-13; 17, 12.15; 20, 6.28). Matthieu ne précise pas davantage le lieu de naissance, sinon qu’il s’agit de la maison de Marie (et Joseph), alors que Luc, par contre, nous dit que Marie et Joseph étaient en visite à Bethléem sans lieu d’hébergement et que l’enfant fut placé dans une mangeoire, ce qui est à l’origine de la tradition chrétienne d’une lieu de naissance dans une grotte. La basilique actuelle de Bethléem, construite par Constantin (325) et reconstruite par Justinien (550), se situe sur une série de grottes.

    • « de Judée ». Pourquoi cette précision? Diverses explications ont été proposées. Tout d’abord, dans l’Ancien Testament l’expression « Bethléem de Juda » (Jg 17, 7.9; 19, 1-2) sert à distinguer la ville de « Bethléem de Zabulon » (Jos 19, 15). Ensuite, on a proposé d’y voir l’intention de Matthieu de nous préparer à la citation du v. 6 où on parle de « Bethléem pays de Juda ». Mais tout cela ignore le fait que Matthieu écrit : Judée, et non pas Juda. La clé pour comprendre Matthieu se situe probablement au v. 2 alors qu’il parle du roi des Juifs, et donc il insisterait pour affirmer que le roi des Juifs est né en territoire juif, la Judée.

    • « le roi Hérode ». D’après l’historien juif Flavius Josèphe (Antiquités juives vi 4 : #167 et ix 3 : #213), Hérode le Grand serait décédé après une éclipse de la lune et avant la Pâque, ce qui nous amène à l’an 750 de la fondation de Rome ou l’an 4 avant l’ère chrétienne, plus précisément en mars/avril de l’an -4 (l’éclipse a eu lieu dans la nuit du 12 au 13 mars, un mois avant la Pâque). Selon Matthieu (2, 16), Jésus serait né deux ans auparavant (en l’an -6), ce qui est concordant avec Luc 3, 23 qui nous dit que Jésus avait environ 30 ans lors de la quinzième année du règne de Tibère César, ce qui nous situe dans ce dernier cas entre octobre 27 et octobre 28 de l’ère chrétienne. Il peut paraître étrange que Jésus soit né 6 ans avant l’ère chrétienne, mais tout cela vient d’une erreur de Dionysius Exiguus (Denis le Petit) en 533 qui, voulant établir l’an 0 du nouveau calendrier en utilisant la date de la mort d’Hérode, s’est trompé de six ans dans ses calculs.

    • « mages ». Que sait-on sur eux? Hérodote (Histoires I) les décrit comme une caste sacerdotale parmi les Mèdes (6e s. av. l’ère moderne) et qui avait le pouvoir spécial d’interpréter les rêves. À l’époque Perse (vers -550), on les identifie avec les prêtres zoroastriens. Dans le Daniel grec (2e s. av. l’ère moderne), les mages sont partout à Babylone, avec les enchanteurs, les astronomes, ceux qui interprètent les rêves ou reçoivent des messages dans des visions. Philon d’Alexandrie, un contemporain de Jésus, distingue les mages scientifiques et ceux qui sont des charlatans et des magiciens. Tacite (Les Annales II 27-33) dénonce à Rome ces astrologues, magiciens et tous ceux qui interprètent les rêves (ils auraient été bannis par l’empereur vers l’an 19 de notre ère, selon Suétone). Pour sa part, les Actes des Apôtres en nomment quelques uns : Simon le magicien en Samarie (Ac 8, 9-24), Elymas ou Bar-Jésus dans l’île de Chypre (Ac 13, 6-11). Josèphe (op. cit., vii 2 : #142) nous parle de Atomos, un Chypriote qui a sévi à Césarée maritime vers l’an 50. Bref, le terme « mages » renvoie à tous ceux qui sont engagés dans les arts occultes, et cela couvre tant les astronomes, les diseurs de bonne aventure, et les magiciens.

      Divers biblistes, à l’instar de chrétiens dans les premiers siècles de l’ère chrétienne (Didachè II 2; Ignace d’Antioche : Éphésiens xix 3; Justin : Dialogue lxxviii 9), ont vu dans le récit de Matthieu une apologie contre les faux mages et l’astrologie : tout comme les sorciers d’Égypte ont été vaincus par Moïse, ainsi le pouvoir des astrologues est brisé par la venue du Christ; l’hommage des mages est un geste de soumission de gens vaincus. Pourtant, dans le texte de Matthieu il n’y a aucun indice en ce sens. Au contraire, les mages représentent le meilleur du monde païen qui va vers Jésus en s’appuyant sur la révélation de la nature, tout comme Balaam, dans l’Ancien Testament, reçut une révélation de Dieu même s’il n’était pas Israélite.

    • « d’Orient » (apo anatolōn). C’est la même expression qu’on retrouve dans le récit de Balaam (LXX : Nb 23, 7). Ce dernier récit fait partie du contexte de Matthieu comme on le verra dans le commentaire, mais sans que l’orient désigne un lieu plus précis. Néanmoins, des biblistes ont essayé de préciser ce lieu et on peut les regrouper ainsi.

      1. Parthes ou la Perse

        Le « mage » est traditionnellement associé aux Mèdes et à la Perse. Aussi, l’art chez les premiers chrétiens les représentent vêtus de tuniques ceinturées avec des manches longues, des pantalons longs et portant la casquette phrygienne. Les pères de l’Église associent d’autant plus facilement les mages à la Perse et à sa religion zoroastrienne que, selon ce qu’ils croyaient, le prophète Zoroastre aurait prédit la venue du messie. Malheureusement, nous n’avons aucune donnée indiquant que les chrétiens à l’époque de Matthieu partageaient cette perception.

      2. Babylone

        L’association avec Babylone vient de ce que les Babyloniens ou Chaldéens avaient développé beaucoup d’intérêt pour l’astronomie et l’astrologie. Et comme les Juifs y furent exilés au 6e s. av. l’ère chrétienne et plusieurs s’y installèrent définitivement par la suite, ils ont pu leur communiquer leur attente messianique. Et comme nous l’avons noté plus tôt à propos du Daniel grec, c’est dans la description de la cour de Babylone que le mot « mage » revient le plus souvent.

      3. L’Arabie ou le désert syrien

        Ce lieu est suggéré par les présents offerts. Car, selon Is 66, 6 et Ps 72, 15 l’or et l’encens sont associés aux caravanes du désert qui arrivent de Madian (nord-ouest de l’Arabie) et de Saba (sud-ouest de l’Arabie). Dans l’Ancien Testament, le « peuple de l’est » désigne souvent les Arabes du désert, et ils avaient une réputation de sagesse (1 R 5,10; Pr 30, 1; 31, 1). De plus, depuis l’époque de Salomon, les relations commerciales d’Israël avec le sud de l’Arabie étaient très actives. Et les premières générations chrétiennes ont associé l’encens et la myrrhe avec des districts autour de l’Arabie.

    • « vinrent à Jérusalem (Hierosolyma) ». Nous avons ici la forme hellénisée du nom de la ville comme c’est le cas à neuf reprises dans les évangiles. Seul Mt 23, 27 nous présent la forme sémitique du nom : Hierousalēm.

    v. 2

    • « le nouveau-né roi des Juifs (litt. : l’ayant été enfanté, roi des Juifs) ». L’ordre de l’article (l’), suivi du participe (ayant été enfanté) et suivi du nom (roi) est inhabituel chez Matthieu, car en général la phrase commence par le nom suivi du participe qui joue le rôle d’attribut : le roi, l’ayant été enfanté. En mettant l’accent sur « roi des Juifs », le titre que portait Hérode, Matthieu le présente en quelque sorte comme un rival.

    • « son étoile ». Dans l’Antiquité l’idée était répandue qu’un phénomène cosmique accompagnait la naissance ou la mort de personnages importants, ou encore l’arrivée d’événements significatifs. Des exemples :

      1. Une étoile aurait guidé Énée sur l’emplacement où Rome devait être fondée (Virgile, L’Énéide II 694)
      2. Une étoile et une comète se seraient tenues au-dessus de Jérusalem pendant un an avant la chute de la ville en l’an 70 (Josèphe, La Guerre juive, vi v3 #289)
      3. Des mages persans auraient prédit la naissance d’Alexandre le Grand en voyant brûler le grand temple de Diane à Éphèse au petit jour, car l’événement était le signe d’un grand péril pour tout l’Asie (Cicéron, Histoires I xxiii 47)
      4. Les naissances de Mithridate et Alexandre Sévère auraient été accompagnées par l’apparition d’une nouvelle étoile dans le ciel
      5. Néron fut tellement alarmé par la présence d’une comète pendant plusieurs jours, présage de la mort d’un personnage important, qu’il fit tuer plusieurs notables

      Ainsi, qu’une étoile marque la naissance du messie ou qu’Hérode cherche à tuer l’enfant était tout à fait plausible pour l’auditoire de Matthieu. Même si on doute de l’historicité du récit de Matthieu, il vaut tout de même la peine de poser la question : peut-on trouver un phénomène astronomique qui se situerait à l’époque de la naissance de Jésus? Car il n’est pas impossible que des chrétiens se seraient souvenus d’un phénomène inusité et qu’ils auraient associés à la naissance de Jésus. Trois candidats ont été proposés, et le troisième serait le plus important.

      1. Une supernova ou « nouvelle étoile ».

        Une supernova provient de l’implosion d’une étoile en fin de vie, qui s’accompagne d’une gigantesque explosion rendant sa luminosité extrêmement grande, si bien qu’elle peut être visible même de jour. Mais on n’a aucune donnée d’une supernova juste avant la naissance de Jésus.

      2. Une comète

        Une comète décrit un mouvement elliptique autour du soleil et ne devient visible que lorsqu’elle s’approche du soleil et de la terre, surtout si elle développe cette fameuse queue lumineuse de gaz et de poussière. La plus fameuse est la comète de Halley qui apparaît tous les 77 ans et dont le premier témoigne date de l’an 240 av. l’ère moderne en Europe, en Chine et au Japon. Selon le calcul astronomique, la comète de Halley serait apparue pour la période qui nous intéresse en l’an -12, soit environ 6 ans avant la naissance de Jésus. Tout cela étant dit, l’idée d’une comète se heurte à une grande difficulté : Matthieu ne parle pas de comète, mais d’une étoile. De plus, l’apparition d’une comète était habituellement associée à l’annonce d’une catastrophe, et non à la naissance d’une figure salvifique. Enfin, la date de -12 est beaucoup trop tôt pour l’associer à l’annonce de la naissance de Jésus. Mais il est possible que l’arrivée d’ambassadeurs étrangers en l’an -10 venus saluer le roi Hérode à l’occasion de l’achèvement de la ville de Césarée maritime a été combinée avec l’apparition de la comète Halley en l’an -12 dans le récit de l’étoile et des mages venus de l’est.

      3. Une conjonction planétaire

        Jupiter et Saturne sont deux planètes qui passent l’un devant l’autre à tous les 20 ans. Il arrive même que la planète Mars passe aussi devant elles en même temps ou peu de temps après. Kepler en a été témoin en 1604 et a calculé que le phénomène se produit à tous les 805 ans, et donc a dû se produire en l’an -7 ou -6. Le phénomène aurait été mentionné dans des tablettes cunéiformes : la conjonction de Jupiter et Saturne se serait produite en l’an -7, et celle de Mars tôt l’année suivante dans la constellation du Poisson du zodiaque. Or, on associait cette constellation aux derniers jours et aux Hébreux, tandis que Jupiter était associée aux souverains du monde et Saturne était identifiée avec l’étoile des Amorites de la région de Syrie-Palestine. C’est ainsi qu’on a prétendu que cette conjonction a conduit des astrologues Parthes à prédire l’arrivée en Palestine chez les Hébreux d’un souverain mondial aux derniers jours. Mais tout cela est hautement spéculatif.

    • « à son lever ». Au v. 1 l’expression grecque était apo anatolōn (litt. : en provenance de levant), ici elle est : en tē anatolē (litt. : dans le lever). Le verbe associé est : anatellein ( se lever). Matthieu veut peut-être faire un jeu de mot entre le lever de l’étoile et la naissance d’un roi, puisque le mot araméen sous-jacent mwld peut désigner la naissance à la fois d’une étoile et d’une personne.

    • « et nous sommes venus ». Jusqu’ici rien n’indique que les mages se sont mis en route en suivant l’étoile qui les aurait accompagnés : ils ont seulement vu une étoile à son lever. C’est seulement au v. 9 que ce sera précisé.

    • « lui rendre hommage ». Le verbe grec proskynein apparaît 13 fois chez Matthieu, dont trois fois dans notre récit. Il signifie littéralement : se prosterner, et sert à décrire l’hommage rendu à un dignitaire ou à une autorité, tout comme le culte et l’adoration rendus à la divinité. Pour l’auditoire de Matthieu, l’image des mages qui viennent d’Orient rendre hommage à un roi en apportant des cadeaux royaux ne devait pas avoir le caractère d’un romantisme naïf qu’il peut avoir aujourd’hui, car il pouvait se référer à un certain nombre d’événements.

      1. En l’an -10/-9, des ambassadeurs de différents pays vinrent en Palestine avec des cadeaux pour l’inauguration par le roi Hérode de la nouvelle ville de Césarée maritime
      2. En l’an 44, la reine Hélène d’Adiabène, qui s’était convertie au Judaïsme, vint à Jérusalem avec une multitude de cadeaux pour les gens touchés par la famine qui dévastait le pays
      3. En l’an 66, Tiridate, roi d’Arménie, vint en Italie avec les fils de trois souverains des régions avoisinantes de Parthes pour « rentre hommage » à Néron, puis à la fin, ne retourna pas dans son pays par la même route, mais en prenant la mer (Dion Cassius, Histoire romaine lxiii 1-7; Suétone, Néron 13). Il vaut la peine de noter que Pline (Histoire naturelle XXX vi 16-17) désigne Tiridate et ses compagnons sous le titre de mages.

    v. 3

    • « il fut bouleversé ». Le verbe grec tarassein (remuer, agiter, troubler, bouleverser) n’apparaît qu’une seule autre fois chez Matthieu, lors de l’épiphanie de Jésus dans le récit de la marche sur les eaux, ce qui amène la confession que Jésus est fils de Dieu de la part des disciples.

    • « tout Jérusalem avec lui ». Josèphe (Antiquités judaïques II ix 2-3 #206.215) nous décrit la terreur du roi (le Pharaon) et des Égyptiens en apprenant la naissance d’un enfant (Moïse) chez les Israélites, un enfant qui allait être une menace à l’autorité du roi.

    v. 4

    • « Rassemblant ». Le verbe synagein est fréquent dans le récit de la passion pour décrire le fait que les ennemis de Jésus se rassemblent contre lui, un écho du Ps 2, 2 où l’assemblée des souverains se rassemble contre le roi-messie.

    • « tous les grands prêtres et les scribes ». Le Sanhédrin était constitué de prêtres, des scribes et d’anciens, et donc on semble suggérer ici une session de cet organisme. Pourquoi le pluriel dans l’expression « grands prêtres », alors qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul grand prêtre en fonction? C’est que le terme incluait, en plus du titulaire courant du poste, le précédent s’il était encore vivant, et tous les membres des familles privilégiées parmi lesquelles était choisis les grands prêtres.

    • « les scribes du peuple ». Dans le récit de la passion (27, 1), Matthieu parlera des « anciens du peuple ». Pourquoi écrit-il ici plutôt « scribes du peuple ». Il est possible qu’il dépende ici d’une tradition basée sur la naissance de Moïse où on parlait de « scribes sacerdotaux » qui conseillaient le Pharaon.

    • « le messie ». Hérode parle de messie, alors que les mages parlaient de « roi des Juifs ». Pour Matthieu, les termes sont interchangeables, comme on le voit dans le récit de la passion, alors que les grands prêtres l’interrogent sur sa messianité, mais sera crucifié sous le titre de « roi des Juifs ».

    v. 5

    • « le prophète ». Ce qui suit est une combinaison de Michée 5, 1 et 2 Samuel 5, 2.

    v. 6

    • « (au) pays de Juda ». L’expression grecque est maladroite, car elle semble mettre en apposition Bethléem et « terre de Juda ». Certains manuscrits (Bezae, vieilles latines) ont ajouté : « de » (Bethléem « du » pays de Juda).

    v. 7

    • « Alors (tote) ». Voilà un mot que Matthieu adore et préfère à l’expression conjonctive « et » (kai) de Marc.

    • « de vérifier exactement ». Le verbe grec akriboun est un terme technique dans l’observation astronomique. Matthieu nous prépare à ce qui suit, le massacre des enfants de moins de deux ans.

    • « l'étoile était apparue ». Cela renvoie à l’année, le mois et le jour où l’étoile est apparue à l’horizon.

    v. 8

    • « l’enfant (paidion) ». Matthieu utilise paidion neuf fois pour désigner Jésus, alors qu’il emploiera pais et teknon pour parler du massacre des enfants de Bethléem et de Rachel (sur la distinction de tous ces termes, voir le Glossaire).

    • « fais-moi savoir (apangellein) ». Ce verbe grec signifie : rapporter une nouvelle ou annoncer. S’agit-il simplement d’envoyer un mot ou d’apporter soi-même la nouvelle. Selon 2, 12, il s’agit de ce dernier cas.

    v. 9

    • « obéissant » (litt. : ayant entendu).

    • « au-dessus du lieu où (hou) ». Alors qu’on connaît dans l’Antiquité le motif d’une étoile qui conduit des gens à destination, le fait de conduire au-dessus d’une maison est inhabituel.

    v. 10

    • « ils se réjouirent extrêmement d’une grande joie ». Matthieu met l’accent sur l’intensité de la joie.

    v. 11

    • « maison ». Il faut présumer que Matthieu, contrairement à Luc qui les présente comme des visiteurs, affirme que Marie et Joseph étaient des résidents de Bethléem. Plusieurs biblistes ont essayé sans succès de réconcilier Matthieu et Luc.

    • « coffres à trésors (thēsauros) ». Contrairement à Mt 6, 21, le mot désigne moins le trésor accumulé lui-même, mais le coffre qui le contenait.

    • « or ». Certains biblistes ont proposé de traduire plutôt par « encens », car le mot hébreu zāhāb, reflète le proto-sémitique ḏhb (or) qui désigne dans le sud de l’Arabie l’encens, et donc il est possible que zāhāb pouvait aussi signifier : encens. À cela il faut répondre qu’à l’époque de Matthieu le mot hébreu faisait clairement référence à l’or.

    v. 12

    • « avertis en rêve (chrēmatizein) ». Contrairement à d’autres passages de Matthieu (1, 20; 2, 13.19), ce n’est pas un ange qui intervient, et donc nous amène à penser que ce récit ne faisait pas partie d’un ensemble pré-matthéen de récits d’apparitions angéliques en rêve.

    Commentaire

    1. Le message de Matthieu: le « où » et le « pourquoi » – réactions à une révélation christologique

      Ce qui est remarquable à la fois chez Matthieu et Luc, c’est que le récit de la naissance de Jésus constitue une entité en soi, en quelque sorte indépendante de ce qui précède. Et même la ville de Bethléem n’est pas mentionnée avant le chapitre deux.

      1. La place de 2, 1-12 dans le plan du chapitre 2

        Le chapitre deux contient deux actes avec chacun quelques scènes qui expriment sa vision théologique du récit.

        Acte I (2, 1-12) : les mages d’Orient accueillent la révélation de Dieu
        Scène 1 (2, 1-6)Les mages qui viennent d’Orient représentent les Gentils qui reçoivent la révélation de Dieu à travers la nature (étoile) et ont besoin d’être davantage éclairés par l’Écriture juive. Arrivés à Jérusalem, ils sont redirigés vers Bethléem. La scène se conclut avec une formule de citation de Michée 5, 1 et 2 Samuel 5, 2 qui mentionnent Bethléem
        Scène 2 (2, 7-12)Les mages vont à Bethléem pour rendre hommage à l’enfant et offrir leurs présents, puis s’en retournent par un autre chemin. Il y la citation implicite de Ps 72, 10-11 et Is 60, 6 concernant les étrangers apportant des présents d’or et d’encens en hommage au roi, le fils royal de Dieu.
        Acte II (2, 13-23) : Hérode essaie de tuer l’enfant
        Scène 3 (2, 13-15)Malgré sa connaissance de l’Écriture fournie par les autorités religieuses juives, Hérode veut tuer le roi nouveau-né. Alors Joseph s’enfuit en Égypte avec l’enfant et sa mère. La scène se conclut par une citation d’Osée 11, 1 qui mentionne l’Égypte
        Scène 4 (2, 16-18)Hérode ordonne le massacre d’enfants à Bethléem. La scène se conclut par une citation de Jérémie 31, 15 qui mentionne Rama (qu’on croyait près de Bethléem).
        Scène 5 (2, 19-23)Joseph retourne avec l’enfant et sa mère non pas à Bethléem, mais à Nazareth de Galilée. La scène se termine par une citation (Isaïe 4, 3 et Juges 16, 17?) pour mentionner ce qui vient de Nazareth.

      2. La relation du plan avec le message de Matthieu

        Le ch. 1 répondait à deux questions : qui est Jésus et comment est-il ce qu’il est? La réponse à la première question était : il est le fils messianique de David et « Dieu parmi nous » en tant que fils de Dieu. La réponse à la deuxième question était : il est né de Marie par l’Esprit Saint, et il est fils de David en recevant son de Joseph qui était de lignée davidique. Le ch. 2 répondra à la question : d’où est-il?

        La réponse à ces questions est requise par l’opposition juive qui non seulement refuse son origine divine, mais également qu’il puisse être le messie, étant donné son origine dans une famille modeste de Nazareth. Alors Matthieu entend montrer que Jésus vient de Bethléem, le village de David. De plus, ce n’est pas par hasard qu’il fut connu comme venant de Nazareth, car le même Dieu qui a annoncé que le messie serait originaire de Bethléem, il a aussi parlé à travers les prophètes d’un Nazoréen, soulignant son statut de nēṣer (descendant) messianique, et de nāzir (le « saint ») de Dieu. Et dans ce déplacement de Bethléem à Nazareth, Matthieu fait allusion aux exilés des tribus dans les mots de Jérémie pour décrire le massacre des enfants de Bethléem et en l’envoyant en Égypte pour en revenir, Jésus vit à la fois l’exode et l’exil du peuple d’Israël.

        Même si Matthieu cherche à réfuter l’argumentation des Juifs de son époque, son but premier est d’abord sa propre communauté composée de Juifs et de Gentils. Au ch. 1, la référence aux Gentils provenait dans la généalogie par la mention des femmes étrangères et par la mention à la fois des fils d’Abraham avec les fils de David, même si l’accent était vraiment sur la filiation davidique, au ch. 2 Matthieu concentre son attention sur Jésus comme fils d’Abraham avec ces Gentils qui arrivent d’Orient.

        Au moment où Matthieu écrit son évangile dans le dernier tiers du 1ier siècle, ce sont les Gentils qui affluent pour se joindre à la communauté chrétienne, même si la prédication s’est d’abord adressée aux Juifs. La majorité des Juifs ont rejeté Jésus comme messie. Tout cela a contribué à faire évoluer le moment christologique, i.e. le moment où on situait la révélation de Jésus comme messie et fils de Dieu avec la puissance de l’Esprit Saint. Au lendemain de Pâques, ce moment était rattaché avec la résurrection de Jésus, suivie de la proclamation de sa seigneurie d’abord aux Juifs, ensuite aux Gentils, une proclamation qui suscitait deux réactions : l’accueil et la révérence, ou le rejet et la persécution. Mais avec le temps ce moment christologique s’est déplacé au début du ministère de Jésus, à son baptême, avec la voix du ciel sur l’identité de Jésus, et la prédication qui s’en suit provoque également deux réactions opposées, l’acceptation ou le rejet, un rejet qui connaîtra son apogée avec le procès et l’exécution de Jésus. Enfin, ce moment christologique s’est encore déplacé pour se situer au début de la vie de Jésus avec la révélation de l’ange au moment de sa conception, et tout le ch. 2 de Matthieu est le récit de la proclamation de cette révélation et de la double réaction des auditeurs.

        Au ch. 2, le rôle de proclamer Jésus comme messie est donné aux mages venus d’Orient, des gens sages et savants parmi les Gentils. Puisqu’ils sont Gentils, la révélation est venue à travers la nature, l’astre du ciel, l’étoile de David. Malgré tout, pour une révélation complète sur Jésus, ils ont besoin aussi de l’Écriture qui a été confiée aux Juifs. Et cela créé un véritable paradoxe : d’une part, les Juifs, qui possèdent l’Écriture et sont en mesure de comprendre les prophètes, rejettent ce qui est proclamé, comme le montre l’attitude d’Hérode, des grands prêtres, des scribes et de tout Jérusalem, tandis que les sages parmi les Gentils rendent hommage au roi des Juifs. Ce portrait de Matthieu fait d’abord écho à ce qui se passe à son époque avec la conversion des Gentils et les persécutions des chrétiens dans les synagogues et les sanhédrins par les Juifs. Mais il fait écho aussi au récit de la passion alors que les autorités séculières, les grands prêtres et les anciens du peuple traduiront Jésus en justice et le condamneront sous le titre de « roi des Juifs ». Mais alors que c’est par sa résurrection que Jésus triomphera de la mort, dans le récit de l’enfance c’est par sa fuite dans un autre pays et son retour que Jésus échappera à ses opposants. Dans les deux cas, c’est la réalisation du Ps 2, 2 où Dieu confond les rois et les chefs qui se sont rassemblés contre son messie.

        Ainsi, le ch. 2 complète le ch. 1 dans la séquence d’une révélation, d’une proclamation et d’une double réaction, ce qui fait du récit de l’enfance un évangile en miniature.

    2. L’utilisation par Matthieu de l’Écriture au service de son message

      1. La formule de citation de Michée 5, 1 et 2 Samuel 5, 2 dans la scène 1

        La venue des Gentils d’orient illustre le thème de Jésus, fils d’Abraham, par lequel « toutes les nations de la terre seront bénies » (Gn 22, 18). Mais les thèmes du fils d’Abraham et du fils de David se côtoient tout au long du récit de l’enfance, et ce n’est pas surprenant de retrouver ici celui de fils de David à travers les citations de Michée 5, 1 et 2 Samuel 5, 2. La première citation affirme que de Bethléem sortira celui qui sera chef d’Israël, et la deuxième se situe dans le contexte où les tribus d’Israël demandent à David de devenir leur chef.

        Comparons les textes originels du texte hébreu et celui de la Septante avec la citation que nous en donne Matthieu.

        Mt 2, 6Septante (LXX)Hébreu (massorétique)
        et toi Bethléem, (sur la) terre de Juda,(Mi 5, 1a) et toi Bethléem, maison d’Ephrata,(Mi 5, 1a) Et toi, Bethléem Ephrata,
        tu es nullement le moindre parmi les gouverneurs (hēgemōn) de Juda,(Mi 5, 1b) tu es trop petit parmi les milliers (chilias) de Juda;(Mi 5, 1b) le moindre des clans (lit. : milliers) de Juda;
        car de toi sortira un gouvernant (hēgoumenos),(Mi 5, 1c) de toi il sortira pour moi un chef (archōn) d’Israël(Mi 5, 1c) de toi il viendra pour moi quelqu’un qui sera un chef en Israël.
        celui qui fera paître mon peuple l’Israël(2 S 5, 2a) Tu feras paître mon peuple Israël.(2 S 5, 2a) Tu feras paître mon peuple Israël.

        Commentons ces différentes versions.

        Ligne 1 : Matthieu oblitère la mention d’Ephrata qu’il remplace par « terre de Juda ». La raison est probablement théologique : le terme « Juda » rappelle au lecteur que le messie descend de Juda, alors que celui d’Ephrata devait signifier peu de chose.

        Ligne 2 : Matthieu refuse de considérer Bethléem comme un hameau insignifiant, comme l’affirme Michée 5, 1b, puisque pour lui Jésus y est né. Si nous sommes ici devant une modification chrétienne délibérée, il en est autrement de ce qui suit où « milliers » devient « chefs » : les consonnes hébraïques ʾlp (milliers) peuvent être lues comme ʾallupē (chefs, têtes de clan) ou comme ʾalpē (milliers, clans).

        Ligne 3 : Matthieu a écourté le texte de Michée 5, 1c, en éliminant d’abord « Israël » qui sera mentionné à la ligne 4, puis « pour moi ». La référence au chef se fait avec hēgoumenos, sans doute pour l’apparier avec hēgemōn de la ligne 2.

        Ligne 4 : Notons un simple changement grammatical mineur exigé pour souder les deux citations.

        L’analyse de ces différences nous fait conclure que ces modifications ont été faites avec un soin savant. Il est possible que la version de Michée 5, 1 de l’évangile soit parvenue à Matthieu sous une forme déjà fixée par l’usage chrétien et auquel il aurait ajouté 2 S 5, 2. L’évangéliste nous laisse croire à travers les personnages du récit que Mi 5, 1 était déjà accepté par les Juifs comme référence du lieu de naissance du messie.

        Certains biblistes refusent que Mt 2, 5b-6 soit considéré comme une formule de citation / accomplissement, car on ne trouve pas la formule habituelle : « Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait par la bouche du prophète ». À cela il faut répondre que nous avons ici un style direct où ce sont justement les spécialistes de l’Écriture qui interprètent le texte correctement, et donc rend inutile l’introduction habituelle. De plus, comme les autres formules de citation du ch. 2, nous avons une référence à un lieu géographique.

      2. La citation implicite d’Isaïe 60, 6 et Ps 72, 10-11 dans la scène 2

        Dans la scène 2 de l’acte 1, les mages apportent des présents à l’enfant Jésus. Mais contrairement à la scène 1 où on avait des citations explicites de l’Ancien Testament, ici tout est implicite. Car à la base du récit des mages chez Matthieu, il y a le récit de Balaam (Nb 24, 17) comme nous le verrons plus bas, et ce récit qui parle de l’étoile au lever a pu lui suggérer d’autres passage de l’AT qui parlent de lumière au lever, comme Is 60, 1 : LXX « Resplendis, Jérusalem, resplendis de lumière ; car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur s'est levée sur toi ». Puis quelques versets plus loin :

        LXX « Tu verras alors, et tu seras dans l'admiration, et tu seras extasiée en ton cœur ; car les richesses de la mer, des nations et des peuples seront transportées chez toi. Et il te viendra des troupeaux de chamelles, et des chameaux de Madian et de Gépha couvriront tes chemins. Tous les hommes de Saba viendront chargés d'or, et t'offriront de l'encens, et publieront la bonne nouvelle du salut de Dieu » (Is 60, 5-6)

        Ainsi, ce passage d’Isaïe a permis à Matthieu d’ajouter des détails à son ébauche tiré du récit de Balaam, en particulier en soulignant que les représentants des nations, les mages, apportent des présents d’or et d’encens, car la lumière et la gloire du Seigneur s’est levée sur eux. Un autre texte de l’AT lui a probablement offert du matériel pour colorier davantage cette scène :

        LXX Les rois de Tharsis et les îles lui feront des présents ; les rois des Arabes et de Saba lui apporteront leurs offrandes. Et tous les rois l'adoreront, tous les peuples lui seront asservis (Ps 72, 10-11; LXX : 71, 10-11)

        Ainsi, si les citations de Mi 5, 1 et 2 S 5, 2 dans la scène 1 accentuaient les traits davidiques de Jésus et le fait qu’il est roi d’Israël, les citations de Is 60, 6 et Ps 72, 10-11 de la scène 2 accentuent plutôt son rôle de fils d’Abraham en qui sont bénies toutes les nations de la terre; Jésus n’est pas seulement le roi d’Israël, il est le roi des nations.

    3. L’arrière-plan pré-matthéen dans le récit des mages

      1. Histoire et vraisemblance

        1. Invraisemblance intrinsèque

          Voici une liste d’éléments invraisemblables:

          • Qu’une étoile se soit levée à l’est, ait apparue ensuite sur Jérusalem, puis ait tourné au sud vers Bethléem avant de se poser au-dessus d’une maison aurait constitué un phénomène céleste sans parallèle dans l’histoire astronomique; or il n’existe à l’époque aucune trace d’un tel phénomène
          • Dire qu’Hérode a pu rassembler des prêtres et des scribes pour consultation trahit une ignorance complète de l’opposition qui existait entre lui et les prêtres
          • Notre récit laisse croire que le lieu de naissance de Jésus était inconnu et relevait d’une recherche savante de scribes, alors que Jean 7, 42 nous dit que tout le monde le savait
          • Il est invraisemblable qu’Hérode, pourtant si méfiant, ait pu laisser partir les mages vers Bethléem, à sept kilomètres de Jérusalem, sans les faire suivre par son service de sécurité, et sans découvrir où se trouvait l’enfant alors que des mages exotiques avec tous leurs cadeaux ne seraient certainement pas passés inaperçus dans le village
          • Le massacre d’enfants de moins de deux ans n’est pas mentionné par l’historien juif Josèphe alors qu’il nous donne le détail des horreurs d’Hérode.

        2. Irréconciliabilité avec Luc

          Luc, qui nous parle pourtant également d’une naissance de Jésus à Bethléem, ignore totalement une intervention d’Hérode ou la venue de mages ou de massacre d’enfants ou de fuite en Égypte. Et son récit qui raconte qu’on a amené Jésus à Jérusalem après 40 jours est irréconciliable avec le soi-disant séjour en Égypte chez Matthieu.

        3. Conflit avec les récits du ministère de Jésus

          L’affirmation que tout Jérusalem fut troublé en apprenant la naissance du roi des Juifs et qu’on savait que ce roi était né à Bethléem se heurte au récit évangélique où les gens de Nazareth ignorent tout cela et comprennent mal le comportement et les prétentions de Jésus (Mc 6, 1-6), et où les gens de Jérusalem ignorent une naissance à Bethléem de Jésus (Jn 7, 40-42). De plus, Hérode Antipas ne semble avoir aucune connaissance préalable de Jésus, malgré les mesures que son père (Hérode le Grand) auraient prises contre lui.

          Certains ont voulu souligner certains éléments vraisemblables du récit, comme l’attente d’un chef qui viendrait de Judée, certains phénomènes astronomiques (conjonction de Jupiter et Saturne) autours de la période de la naissance de Jésus, l’intérêt pour l’astrologie à l’époque, la réputation des mages chez les Juifs et les Gentils, ou encore certaines ambassades d’orient qui auraient apporté des présents à Jérusalem et à Rome en guise d’hommage. Mais tout cela ne fait que souligner l’acceptabilité culturelle du récit à l’époque de Matthieu, et ne constitue pas pour autant une donné probante d’historicité. Il ne fait que nous aider à comprendre qu’à l’Orient où se trouvaient de grandes communautés juives, on ait pu dramatiser la connaissance chez les Gentils de l’attente messianique des Juifs comme une disponibilité à accueillir la naissance de Jésus.

      2. Le récit de Balaam

        Nous avons affirmé plus tôt (voir "La détection du matériel pré-matthéen") que la base du récit de la naissance de Jésus chez Matthieu provenait de matériel pré-matthéen structuré autour d’apparitions d’ange en rêve et inspiré de récits de l’Ancien Testament autour du patriarche Joseph, interpréteur de rêves qui se rendit en Égypte et de la naissance de Moïse, l’enfant qui échappa aux plans funestes du roi et devint le sauveur de son peuple. Nous avons présenté plus tôt cette tradition ancienne que Matthieu aurait eu entre les mains, mais reprenons un extrait qui concerne plus précisément Mt 2, 1-12 :

        Or, Jésus est né au temps du roi Hérode. Quand le roi Hérode entendit cela [en rêve], il fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Il rassembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple et s’enquit auprès d’eux où le Messie devait naître. « À Bethléem de Judée », lui dirent-ils. Alors, il envoya (en secret) à Bethléem avec l'instruction : « Allez et cherchez l'enfant avec diligence. »

        Malheureusement, comme on peut le constater, ce matériel pré-matthéen ne nous permet pas d’expliquer l’arrivée de mages d’Orient ni l’existence d’une étoile à son lever qui les conduit au lieu où se trouve l’enfant.

        De plus, dans le récit actuel des mages, il y a des incohérences qui sont des indices d’un travail de rafistolage de deux récits qu’on aurait fusionné. Par exemple, pourquoi l’étoile n’a-t-elle pas conduit les mages directement là où se trouvait l’enfant à Bethléem, évitant l’arrêt inutile à Jérusalem. Ou encore, l’échec d’Hérode à trouver l’enfant serait parfaitement intelligible s’il n’y avait pas ces mages venus de l’Orient et s’il y avait chez Hérode simplement une connaissance générale sur Bethléem à partir de l’Écriture pour le guider. Enfin, l’absence totale de Joseph dans le récit est inexplicable si Matthieu avait seulement entre les mains la tradition ancienne que nous avons présentée plus tôt et qui était justement centrée autour de la figure de Joseph. Aussi, avec des critères très précis, il est possible d’isoler en Mt 2, 1-12 ce qui était probablement le matériel pré-matthéen, et qui nous donne le récit suivant :

        Or, après la naissance de Jésus à Bethléem de Judée, voici que des mages venus d'Orient se sont rendus en Judée en disant : "Où est le roi des Juifs nouveau-né ? Car nous avons vu son étoile se lever et nous sommes venus lui rendre hommage". Et voici que l'étoile qu'ils avaient vue se lever les précéda jusqu'à ce qu'elle s'immobilise au-dessus du lieu où se trouvait l'enfant. (Quand ils virent l'étoile, ils furent très heureux.) En entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie sa mère ; et ils se prosternèrent et lui rendirent hommage. Puis ils s'en allèrent dans leur propre pays.

        Ainsi, notre récit actuel serait la fusion de deux traditions anciennes que Matthieu avait entre les mains, l’une centrée sur Hérode qui est troublé de savoir qu’un roi est né et se fait indiquer que c’est à Bethléem que le messie doit naître sans plus de précision, ce qui l’amène à le faire chercher, et l’autre centrée sur les mages qui ont vu une étoile se lever et qui les a conduit jusqu’à la maison de l’enfant à Bethléem où ils lui ont rendu hommage. L’art de Matthieu fut de fusionner les deux récits, en créant des raccords et les modifiant légèrement pour créer une certaine cohérence, par exemple en introduisant l’arrêt des mages à Jérusalem, ou encore, en les faisant retourner « par un autre chemin » dans leur pays.

        Mais alors se pose la question : d’où vient cette tradition centrée sur les mages? Tout comme la tradition centrée sur Joseph est inspirée du patriarche Joseph en Égypte et du récit de la naissance de Moïse, celle centrée sur les mages est inspirée par quel passage de l’Ancien Testament? Le candidat le plus probable est Nombres 22-24 qui nous raconte le récit de Balaam.

        Rappelons ce récit. Le roi Balak convoqua un jour un célèbre voyant nommé Balaam pour jeter une malédiction sur Israël. Balaam est une figure curieuse, un non-Israélite, un visionnaire occulte qui pratiquait la sorcellerie. Philon d’Alexandrie (né vers -20, mort vers l’an 50), dans son commentaire (Vita Moysis I, L #276) l’appelle un mage et reconnait en lui un véritable esprit de prophétie. Or, ce Balaam arrive d’Orient avec deux serviteurs (Nb 22, 22), et il déjoue les plans hostiles du roi Balak en livrant des oracles prédisant la grandeur future d’Israël et l’arrivée d’un chef royal.

        Examinons maintenant les oracles et visions de Balaam. La vision d’un chef futur devient explicite en Nb 24, 7 : (LXX) « Un homme sortira de cette (Israël) race, et il sera maître de beaucoup de nations, … et son royaume grandira ». Mais la description la plus fameuse est celle de Nb 24, 17 :

        Version hébraïque (MT)Version de la Septante (LXX)
        « Je le vois, mais pas maintenant ;« Je le montrerai, mais pas maintenant ;
        Je l’aperçois, bien qu'il ne soit pas proche ;Je le bénis, même s'il ne s'est pas encore approché ;
        Une étoile sortira de Jacob,Une étoile s'élèvera de Jacob,
        et un sceptre s'élèvera d'Israël »Et un homme sortira d'Israël ».

        À l’époque de Jésus, ce passage était appliqué au messie, le roi qui a reçu l’onction; l’étoile fait clairement référence à un roi. Ainsi, Balaam prédit qu’une étoile symbolisant le messie s’élèvera. Or, cette étoile à son lever qui symbolise le messie est exactement ce que les mages de Matthieu ont vu. Bien sûr, dans le récit de Balaam l’étoile ne le guide pas à l’endroit où se trouve le messie. Mais la tradition ancienne sur les mages a pu emprunter ce motif au récit de l’Exode quand la lumière a éclairé le peuple de nuit et le a précédé pour le guider (Ex 13, 21; 40 :38). Pour Matthieu, ce sont maintenant les Gentils qui reçoivent cette lumière privilégiée.

        Le récit de Balaam se termine avec ce dernier qui retourne dans son pays, tout comme les mages. Ce détail fut précieux pour Matthieu, car cela lui permettait d’expliquer pourquoi Hérode n’a pu interroger les mages, et sur le plan théologique, cela lui permettait d’expliquer pourquoi, au chapitre suivant quand commence le ministère de Jésus, il n’y a pas de croyants autour de lui (seuls les mages connaissent son identité, mais ils ne sont plus là).

        Bref, la tradition ancienne centrée sur la figure d’Hérode nous présente seulement des personnages hostiles à Jésus. Mais l’insertion de la tradition ancienne autour des mages/Balaam a introduit sur scène des figures positives. C’est ainsi que l’évangéliste a pu nous donner la réaction double à la révélation et à la proclamation de l’identité de Jésus. L’écho au récit de Balaam pouvait rappeler au lecteur familier avec la Bible et la tradition midrashique juive, comme il s’en trouvait dans la communauté de Matthieu, que déjà dans l’Ancien Testament Dieu avait révélé son projet salvifique pour les Gentils.

    4. Les mages dans la piété chrétienne subséquente

      Très tôt la figure de ces « hommes sages » a frappé l’imagination chrétienne populaire, beaucoup plus que les bergers de Luc. Dans les catacombes, on retrouve dès le 2e s. des fresques des mages, alors que les bergers n’apparaîtront qu’au 4e s. Des reliques des mages auraient été rapportées de Perse à Constantinople en 490 par l’empereur Zénon. Ces reliques se trouvent aujourd’hui dans la chapelle des mages de la cathédrale de Cologne. Ce n’est que tout récemment que l’érudition biblique s’est donné la peine d’expliquer le caractère fictif du récit des mages.

      Pourtant, le récit des mages de Matthieu est un exemple remarquable du midrash chrétien (voir l’Annexe VIII sur le genre littéraire du midrash). Et si le midrash est compris comme l’exposé populaire et plein d’imagination de l’Écriture pour soutenir la foi et la piété, alors on peut très bien l’appliquer à la façon dont la tradition chrétienne a interprété et enjolivé les récits des mages. Et la première étape de cette tradition a été de les élever dès le 2e siècle (voir Tertullien, Adversus Marcion iii 13) au rang de rois pour devenir les « rois-mages », sans doute à cause de la référence de Matthieu au Ps 72, 10-11 : « Les rois des Arabes et de Saba lui apporteront leurs offrandes. Et tous les rois l'adoreront ». Une autre étape de ce processus midrashique fut de spécifier le nombre de roi-mages, la plupart du temps « trois », sans doute en raison du nombre de cadeaux (mais les chiffres vont de deux jusqu’à douze). Enfin, il y a eu l’étape de leur donner des noms, dont les plus anciens apparaissent dans la tradition orientale (peut-être au 4e s.) : Hormizdah, roi de Perse, Yazdegerd, roi de Saba, et Perozadh, roi de Shéba. En occident, la tradition connue à travers Excerpta Latina Barbari, une traduction latine d’une chronique grecque du 6e s., parle de : Balthasar, Melchior et Gaspar. C’est sous ces noms qu’apparaissent les mages sur la mosaïque de S. Apollinaire à Ravenne du 6e s. Enfin, quant à la symbolique des cadeaux apportés par les mages, elle fait son apparition au 2e s. avec Irénée de Lyon qui associe l’or au roi qu’est Jésus, l’encens à sa divinité et la myrrhe au fils de l’homme appelé à mourir.

      On peut sourire à toutes ces descriptions anachroniques. Mais ce travail de l’imagination n’est pas trop loin de celui de Matthieu d’anticiper la venue de chrétiens non Juifs dans sa communauté. Ces chrétiens, seulement guidés par leur proximité avec la nature, ont su s’ouvrir à Dieu, et ensuite au contact de l’Écriture des Juifs, se sont mis à croire en Jésus et à lui rendre hommage. Ce processus midrashique s’est poursuivi à travers les siècles et pris les couleurs des différentes cultures et des différentes époques. On s’est mis à utiliser les éléments du Credo pour décrire leur geste : les mages l’ont vénéré comme homme et comme Dieu. Et les cadeaux ont servi à décrire la vie chrétienne de tous les jours remplie de bonnes œuvres, de prières et de sacrifices. Bien sûr, tout cela relève de la naïveté. Mais c’est un effort valable d’herméneutique et d’actualisation.

  6. Hérode tente sans succès de faire périr le roi des Juifs

    Traduction de Matthieu 2, 13-23

    2, 13 Puis, lorsque les mages se retirèrent, voici qu'un ange du Seigneur apparut en rêve à Joseph, et lui dit : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte. Reste là jusqu'à ce que je te le dise, car Hérode va chercher l'enfant pour le perdre." 14 Donc, Joseph se leva, prit de nuit l'enfant et sa mère, et s'en alla en Égypte, 15 où il resta jusqu'à la mort d'Hérode. Ceci est pour accomplir ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète qui avait dit :

    "D'Égypte, j'ai appelé mon Fils."

    16 Alors, quand Hérode vit comment il avait été trompé par les mages, il tomba dans une rage furieuse. Il envoya à Bethléem et dans toutes les régions environnantes et massacra tous les garçons de deux ans et moins, selon le temps exact qu'il s’était fait déterminer par les mages. 17 Ainsi s'accomplit ce qui avait été annoncé par le prophète Jérémie qui avait dit :

    18 "Une voix s'est fait entendre à Rama,
    pleurs et deuil bruyant,
    Rachel pleurant pour ses enfants ;
    et elle ne voulait pas être consolée,
    parce qu'ils ne sont plus".

    19 Puis, quand Hérode mourut, voici qu'un ange du Seigneur apparut en rêve à Joseph en Égypte, 20 et lui dit : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et retourne en terre d'Israël ; car ceux qui cherchaient la vie de l'enfant sont morts. 21 Donc Joseph se leva, prit l'enfant et sa mère, et s'en retourna en terre d'Israël.

    22 Mais lorsqu'il apprit qu'Archélaüs était roi de Judée à la place de son père Hérode, Joseph eut peur d'y retourner. Et, averti en rêve, il se rendit dans le district de Galilée. 23 Il s'y rendit pour habiter une ville appelée Nazareth, afin que s'accomplît ce qui avait été annoncé par les prophètes :

    "Il sera appelé un Nazôréen."

    Notes

    v.13

    • « Puis… ». Une grande partie du vocabulaire et de la grammaire de la phrase reflète la structure stéréotypée des apparitions angéliques en rêve (voir le tableau des apparitions)

    • « les mages ». Le texte grec a simplement : ils

    • « apparut ». Malgré le temps de verbe à l’aoriste en 1, 20, nous avons ici un présent historique dans le texte grec ainsi qu’en 2, 19; le codex Vaticanus « améliore » le texte en utilisant l’aoriste.

    • « l’enfant ». Paidion (voir la note v. 8)

    • « car ». La conjonction gar introduit une proposition qui donne la raison pour la demande de l’ange.

    • « va chercher ». L’idée est que c’est imminent : il a déjà pris sa décision de chercher

    • « pour le perdre ». Le même verbe (apollynai) apparaît dans le récit de la passion en Mt 27, 20 : « Les grands prêtres et les anciens ont persuadé les foules de demander la libération de Barabbas et de perdre Jésus ».

    v.14

    • « Donc… ». C’est un motif constant que Joseph fasse exactement ce que l’ange lui a demandé.

    • « s'en alla en Égypte ». Le pouvoir d’Hérode ne s’étendant pas jusqu’en Égypte qui était sous contrôle romain depuis l’an 30 av. notre ère. C’est un thème classique de s’enfuir en Égypte pour ceux qui fuyaient la persécution en Palestine.

      • « Salomon chercha à faire mourir Jéroboam ; Jéroboam se leva et s’enfuit en Égypte auprès de Shishaq, roi d’Égypte où il resta jusqu’à la mort de Salomon » (1 Rois 11, 40)
      • « le roi Yoyaqim, avec ses gardes et ses ministres, les ayant entendus, chercha à le tuer. Ouriyahou, mis au courant, eut peur, il s’enfuit et se rendit en Égypte » (Jérémie 26, 21)

      C’est aussi le cas d’Onias IV qui, vers -167, s’enfuit en Égypte après qu’Antiochus Épiphane eut tué son oncle Onias (Josèphe, Antiquités bibliques, XII ix 7 : #387). C’est probablement ce thème classique qui a influencé le récit de Matthieu. L’effort de certains biblistes conservateurs de limiter ce voyage à un simple séjour à la frontière égyptienne, à Gaza, pour sauver l'historicité du récit, est dès lors totalement inutile.

      La tradition chrétienne midrashique sur les récits de l’enfance a été prolifique autour de ce séjour en Égypte :

      • Des miracles les auraient protégés des dragons, les lions et les léopards leur rendaient hommages, les palmiers se prosternaient à leur passage (Évangile du Pseudo-Matthieu, situé entre le 4e et le 8 s.)
      • La famille serait allée à Matariyah, près du Caire, où Jésus aurait été responsable de la croissance de sapins baumier dont le baume était considéré comme un remède universel au moyen-âge tant chez les chrétiens que chez les musulmans (Évangile de l’enfance arabe 24, vers le 5e s.)
      • Plusieurs sites prétendent avoir eu la visite de sainte famille : l’église d’Abu Serghis, près de l’ancienne synagogue qaraïte du Caire; Hermopolis Magna, sur le bord du Nil, à environ 280 kilomètres au sud du Caire, où les idoles seraient tombées par terre à leur passage; le monastère Deir el-Muharraq, près d’El Qûsîya, 80 kilomètres plus au sud, où la sainte famille aurait séjourné six mois

    v.15

    • « la mort d'Hérode ». Sur la date de mars/avril de l’an -4, voir la note du v. 1.

    • « Ceci est pour accomplir ». Sur les citations d’accomplissement, voir le tableau des formules de citation

    • « le prophète ». Il s’agit d’Osée 11, 1.

    v.16

    • « Alors (tote), quand Hérode ». Le même adverbe tote qui introduit une action d’Hérode et suivi d’une formule de citation a également été utilisé en 2, 6.

    • « trompé (empaizein) ». Le verbe empaizen comporte une note de moquerie, et ce sera le même verbe utilisé pour les moqueries à l’égard de Jésus comme roi dans le récit de la passion (Mt 27, 29.31.41).

    • « Il envoya à Bethléem… et massacra ». Littéralement : « Et ayant envoyé, il massacra à Bethléem… »

    • « tous les garçons (pais) ». Alors que Matthieu utilise ici le mot pais, au v. 18 il utilisera plutôt le mot tecknon (enfant) en citant Jérémie. En répétant « toutes » les régions environnantes et « tous » les garçons, il nous donne l’impression d’un grand nombre. Certains biblistes, oubliant l’atmosphère de conte du récit, se sont mis à vouloir calculer le nombre exact de morts, tenant compte du taux de mortalité de l’époque et d’une population de mille personnes, pour aboutir au résultat d’environ 20 garçons tués. Et bien sûr, la tradition midrashique chrétienne s’est emparée du récit : la liturgie byzantine sur les saints innocents établit le nombre à 14 000, le calendrier syrien des saints à 64 000, pour finalement atteindre 144 000 sous l’influence de l’Apocalypse (14, 1-5).

    • « de deux ans et moins ». Cette date limite, basée sur l’étoile de la naissance du roi des Juifs à son lever, a amené les biblistes à dater la naissance de Jésus à l’an -6, deux ans avant la mort d’Hérode. Il est difficile d’argumenter contre cette date, sachant que Luc date la conception de Jean Baptiste 15 mois avant la naissance de Jésus (« au temps du roi Hérode).

    v.17

    • « Ainsi (tote) s'accomplit ». Littéralement : « alors », bizarrement un deuxième tote de suite après celui du v. 16. Cette formule de citation en référence à Jérémie 31, 15 est différente de celle qu’on trouve en 1, 22; 2, 15b; et 2, 23b où Matthieu indique le but ou l’intention d’une action de Dieu : « Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète ». Pourquoi ici cette modification? Il est probable que l’évangéliste ne voulait pas faire du massacre des garçons une intention de Dieu. Il fera la même chose dans le cas de Judas et de ses trente pièces d’argent (Mt 27, 9).

    v.18

    • « Rama ». Comment la voix de Rachel a-t-elle pu être associée à Rama. D’après Gn 35, 19; 48, 7, Rachel mourut et fut enterrée « sur la route d’Ephrata ». Et selon 1 Samuel 10, 2 la tombe de Rachel serait située « à la frontière de Benjamin à Celçah », i.e. près de Béthel, qui est à environ 18 kilomètres au nord de Jérusalem. Le même lieu est implicite en Jérémie 31, 15 que cite Matthieu. Mais il arriva qu’un certain nombre du clan d’Ephrata vinrent par la suite dans la région de Bethléem et le nom (Beth-)Ephrata fut désormais associé à Bethléem; dès lors la tradition de Rachel morte et enterrée sur la route d’Ephrata fut associée à Bethléem (voir Michée 5, 1), ce qui amena les copistes à ajouter cette glose à Gn 35, 19 et 48, 7 : « sur la route d’Ephrata, c’est-à-dire Bethléem ». C’est cette tradition tardive (et erronée) qu’utilise ici Matthieu. Encore aujourd’hui, les musulmans vénèrent la tombe de Rachel juste à l’extérieur de Bethléem.

    • « deuil bruyant ». Littéralement : deuil innombrable.

    • « Rachel pleurant ». Chez Jérémie, les cris de Rachel renvoient probablement à la déportation et à la captivité des tribus du royaume du nord (Manassé et Éphraïm, ainsi que Benjamin) par les Assyriens en 722/721 av. l’ère moderne. Mais il est possible que Jérémie ne fasse référence qu’aux Benjaminites qui étaient aussi mêlés avec le royaume du sud qui sera conquis par les Babyloniens en l’an -597 et en l’an -587. Selon Jr 40, 1, les captifs de Juda et Jérusalem furent emmenés à Rama. Pour compliquer les choses, comment Matthieu lui-même interprétait-il le texte de Jérémie? Quoi qu’il en soit, l’évangéliste change la signification du texte de Jérémie. Alors que chez le prophète c’est un message d’espoir qui est lancé avec l’annonce que les enfants reviendront de captivité, on ne trouve rien de tel chez Matthieu.

    • « enfants ». Voir la note du v. 16.

    v.19

    • « Puis… ». Une grande partie du vocabulaire et de la grammaire de la phrase reflète la structure stéréotypée des apparitions angéliques en rêve (voir le tableau des apparitions)

    • « apparut ». Voir la note de 2, 13.

    v.20

    • « terre d'Israël ». Cette expression n’apparaît qu’ici dans tout le Nouveau Testament. Une possible influence viendrait d’Ézéchiel 20, 36-38 : « Comme j’avais établi mon droit sur vos pères, dans le désert de la terre d’Égypte, ainsi je le ferai avec vous… Je les ferai sortir du pays où ils ont émigré, mais ils ne pénétreront pas en terre d’Israël »

    • « car ceux qui cherchaient la vie de l'enfant sont morts ». Matthieu cite presque mot à mot la Septante sur Exode 4, 19 (« car tous ceux qui cherchaient ta vie sont morts »). Pourquoi Matthieu utilise-t-il le pluriel (« ceux »), alors qu’il s’agit seulement d’Hérode? C’est probablement une allusion aux autres membres du complot (tout Jérusalem; les grands prêtres et les scribes) qui disparaissent de la scène avec l’échec de la tentative.

    v.21

    • « Donc… ». C’est un motif constant que Joseph fasse exactement ce que l’ange lui a demandé.

    v.22

    • « lorsqu'il apprit ». Cette source d’information semble provenir autrement que par une révélation; c’est surprenant, étant donné qu’absolument tout est parvenu à Joseph sous forme de révélation jusqu’ici. C’est l’indice que les v. 22 et 23 proviennent de la plume de Matthieu, et non plus de la source pré-matthéenne qui se termine au v. 21.

    • « qu'Archélaüs était roi de Judée ». Littéralement : « qu’Archélaüs règne sur la Judée », un temps au présent comme dans un style direct. À la mort d’Hérode en l’an -4, son royaume fut divisé entre ses fils : Archélaüs et Hérode Antipas (fils de la Samaritaine Malthaké) reçurent l’un la Judée-Samarie-Idumée, l’autre la Galilée-Pérée, tandis que Philippe (fils de Cléopâtre de Jérusalem) reçut les régions de l’est et du nord autour du lac de Galilée. Comme ethnarque de Judée, Archélaüs se montra autoritaire et cruel, massacrant 3 000 personnes au début de son règne, et sa brutalité devint si insupportable qu’une délégation juive à Rome réussit à le faire déposer et exiler en l’an 6 de notre ère, après un règne de 10 ans (Josèphe, La guerre juive, II, vi 2 : #89; Antiquité bibliques, XVII xiii 2 : #342-44)

    • « d'y retourner ». Pour Matthieu, Marie et Joseph sont des citoyens de Bethléem, et il est donc normal qu’ils y retournent. Aussi doit-il plutôt expliquer pourquoi ils se retrouvent à Nazareth. Chez Luc, c’est l’inverse : Marie et Joseph sont des citoyens de Nazareth, aussi doit-il expliquer pourquoi ils se retrouvent à Bethléem.

    • « dans le district de Galilée ». Trois lieux géographiques, toutes introduites par la préposition eis (à, en, dans), apparaissent tour à tour avec une étendue toujours plus étroite : terre d’Israël, district de Galilée, Nazareth. Hérode Antipas, celui qu’on retrouve dans le ministère de Jésus, règnera de l’an -4 jusqu’en l’an 39, avant d’être également déposé par Rome.

    v. 23

    • « Nazareth ». Les fouilles archéologiques ont montré que le site a été occupé depuis le 7e s. av. l’ère moderne. Malheureusement, on ne trouve aucune mention de cette ville dans les documents juifs préchrétiens. Dans le Nouveau Testament, il existe douze occurrences du nom, dix sous la forme Nazaret(h), et deux sous la forme Nazara (dans la source Q : Mt 4, 13 || Lc 4, 16). Nazara est un nom neutre pluriel, mais compris par Matthieu comme un nom féminin singulier. Cette forme apparaît aussi dans un écrit de Julien l’Africain (vers l’an 221). Quand finalement les écrits juifs mentionnèrent la ville au 8e siècle de notre ère, le nom est apparu en hébreu sous la forme Naṣrat(h). Mais dans la translittération grecque, le ṣade (ṣ) de l’hébreu a pris la forme grecque du zeta (z- Nazareth), plutôt que la forme normale du sigma grec (s- Nasareth), un particularité qu’on trouve dans certains manuscrits de la Septante sur Jb 1, 1, Gn 13, 10, Jr 48, 34 (LXX : 31, 34). Et il semblerait que nous serions devant une caractéristique du dialecte de l’araméen palestinien où le ṣade (ṣ) hébreu entre deux consonnes est assimilé à un zayin (z) hébreu. Enfin, mentionnons que dans le lectionnaire de l’église de Jérusalem, qui reflète la prononciation de l’araméen palestinien chrétien, le nom apparaît sous la forme : Nāzōrăt(h).

    • « ce qui avait été annoncé par les prophètes ». La citation qui suit n’est pas une citation mot à mot ou une adaptation d’un passage connu de l’Écriture. Les biblistes sont allés dans quatre directions différentes pour interpréter le texte de Matthieu.

      1. Matthieu citerait des passages connus de l’AT, mais en les combinant librement. Dans notre commentaire, nous explorerons la possibilité qu’il s’agisse Isaïe 4, 3 et Juges 16, 17

      2. Matthieu citerait un livre de l’Écriture qui, par la suite, n’a pas été retenu pour faire partie du groupe canonique; rappelons que le canon juif n’a été fixé que vers le 2e s. de notre ère. Mais les hésitations sur le canon ne concernent que la 3e partie de l’Écriture (i.e. les Écrits), et non les deux premières parties (la Torah et les Prophètes). On a proposé que Matthieu pourrait entendre le mot « prophète » au sens large, à l’exemple de Mt 13, 35 où « prophète » désigne un psalmiste, donc un livre qui fait partie des Écrits. Le problème avec tout cela est que Matthieu, à chaque fois qu’il mentionne un prophète dans une formule de citation, fait toujours référence à des livres connus de l’AT.

      3. Matthieu citerait un texte dont il ne connaîtrait pas les sources vétérotestamentaires, puisant dans une sorte d’entrepôt de citations d’écrits juifs qu’utilisaient les chrétiens

      4. Matthieu n’entendait citer aucun texte particulier, se référant ou bien de manière générale à l’ensemble des messages prophétiques sur Jésus comme Nazôréen, ou bien, considérant que l’expression « a dit » ne suit pas le mot « prophète », il faudrait traduire : « de telle sorte que ce qui avait été annoncé par les prophètes fut accompli par le fait qu’ (hoti) il a été appelé Nazaréen ». Cette interprétation peut difficilement être retenue, car la conjonction hoti introduit normalement une citation, et on le voit également chez Matthieu (4, 16; 21, 16). Et elle irait à l’encontre du motif général des formules d’accomplissement.

    • « Il sera appelé ». Ce « il » désigne Jésus, même si le premier « il » de la phrase désigne Joseph. Voici un autre exemple des gaucheries qui viennent du travail d’édition de Matthieu, comme ici il ajoute une citation à un texte qu’il ajouté au matériel pré-matthéen.

    • « un Nazôréen (Nazōraios) ». Que signifie ce mot et d’où vient-il? Avant d’aborder cette discussion, une mise en garde s’impose. Premièrement, on ne peut utiliser seulement les règles phonologiques, car dans le monde biblique les étymologies sont souvent le résultat d’analogie. Deuxièmement, les diverses origines possibles d’un mot ne sont pas exclusifs, l’attitude biblique étant souvent de dire : l’un et l’autre, plutôt que : l’un ou l’autre. Ceci étant dit, examinons trois théories sur la signification et la source de « Nazôréen ».

      1. Un nom dérivé de Nazareth

        C’est certainement une interprétation qu’accepte Matthieu. Dans les évangiles, deux adjectifs sont appliqués à Jésus : Nazarēnos (Nazaréen) qui apparaît quatre fois chez Marc, deux fois chez Luc, mais jamais chez Jean et Matthieu; et Nazōraios (Nazôréen) qui apparaît huit fois en Luc/Actes, trois fois chez Jean et deux fois chez Matthieu. Les deux termes semblent équivalents (comparer Mc 14, 67 (Nazarēnos) et Matthieu 26, 71 (Nazōraios)). Mais alors qu’il est facile de voir que le terme Nazarēnos est dérivé de Nazareth (par exemple, Magdalēnos (Magdaleine) vient de Magdala, Gadarēnos (Gadaréniens) vient de Gadara)), c’est plus difficile avec le terme Nazōraios.

        Mais nous avons des précédents pour Nazōraios dans les termes pour désigner des sectes : Saddoukaios (Sadducéen), Pharisaios (Pharisien). Or, en Ac 24, 5 les chrétiens sont appelés « la secte des Nazōraioi ». De plus, si on tient compte de la phonologie du dialecte particulier de l’araméen de Galilée, il est vraisemblable que Nazōraios ait pu être dérivé du nom Nazareth. Mais une fois acceptée cette étymologie, rien n’empêche que d’autres étymologies soient venues s’y greffer, comme celles qui suivent.

      2. Un nom dérivé de Nāzir

        Nāzir désigne quelqu’un qui s’est consacré à Dieu par un vœu, et donc est devenu saint. La racine sémitique nḏr signifie : prononcer des vœux. La description nous en est donné par Nombres 6, 1-21 : il doit se séparer des autres homes en ne buvant pas de vin ou de liqueurs fortes, en ne coupant pas les cheveux, et en n’ayant aucun contact avec les morts. L’AT nous donne deux grandes figures de nazir, Samson (Jg 13, 2-7) et Samuel (1 S 1, 11). L’idéal du naziréat s’est propagé dans la mémoire chrétienne, comme on le voit chez Luc où une parole de Jésus sur Jean-Baptiste (« il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin », Lc 7, 33) s’est traduite dans le récit de l’enfance par une figure de nazir dans cette parole de l’ange à Zacharie : « il ne boira ni vin ni boisson fermentée » (Lc 1, 15). Jacques, le frère de Jésus et chef de l’église de Jérusalem, sera considéré comme un nazir par Hégésippe (vers l’an 180).

        Matthieu pouvait-il avoir en tête la figure du nazir quand il parle de Jésus comme Nazôréen? C’est possible. Rappelons que les trois grandes figures de Nazir (Samson, Samuel, Jean-Baptiste) sont toujours présentées dans le cadre de leur naissance. Et le récit d’enfance de Luc trace un parallèle entre Samuel le nazir et Jésus (voir le parallèle entre le cantique de Marie en Lc 1, 46-55 et le cantique d’Anne, mère de Samuel, en 1S 2, 1-10; voir aussi la description de Jésus en 2, 52 et celle de Samuel en 1 S 2, 25). Bien sûr, ce n’est pas sous l’angle de l’ascèse que le rapprochement a pu être fait avec Jésus, mais plutôt sous celui de la consécration à Dieu dès le sein maternel.

        À cela on peut ajouter la translittération grecque de l’hébreu nāzîr par : naziraios (nazir), ou encore traduit par : hagios (saint). La similarité est assez claire entre naziraios, un nazir, et Nazaraios, Nazēraios, et même Nazōraios, celui qui vient de Nazareth. On peut imaginer que Matthieu ait pu apprécier l’ironie d’un titre de Jésus lié à sa ville natale avec une similarité aux héros comme Samson et Samuel. Le synonyme « saint » pour désigner le nazir a été aussi associé à Jésus par la tradition sous la forme de « le saint de Dieu » (Mc 1, 24; L 4, 34; Jn 6, 69), ce que Matthieu exprimerait par la formule : « il sera appelé un Nazôréen ».

      3. Un nom dérivé de Nēzer

        Sur ce point, le passage clé est Is 11, 1 : « Un rameau sortira de la souche (gr. : riza) de Jessé (le père de David), un rejeton (héb. : nēṣer; gr. anthos) jaillira de ses racines. » Le prophète Isaïe faisait référence à l’arrivée d’un roi de la maison de David qui succèderait au monarque régnant, mais le judaïsme par la suite y verra l’annonce du messie attendu. Dans les milieux chrétiens ce passage d’Isaïe sera l’objet de réflexion christologique. Justin (Dialogue cxxvi 1) voit Jésus dans le « rejeton » (nēṣer). Jérôme fait de même en commentant ce texte d’Isaïe : « …et de sa souche croîtra (le) Nazôréen ». Même la tradition juive garde le souvenir que Jésus aurait été désigné comme Nôṣrî et les chrétiens comme Nôṣerîm.

        Quel est la vraisemblance que Matthieu ait eu en tête ce passage d’Isaïe en écrivant : il sera appelé un Nazôréen? L’indice le plus fort nous vient du fait que ce rejeton qui jaillira est l’Emmanuel annoncé par Is 7, 14, et que Matthieu a mentionné en 1, 22-23. Quant à la difficulté philologique du ṣade (ṣ) hébreu de er qui serait devenu un zeta (z) grec dans Nazôréen, nous avons montré plutôt qu’il est tout à fait normal quand cette lettre est précédée et suivie par une consonne prononcée, i.e. nṣr. Certains biblistes ont objecté que sur les quatre occurrences de er, trois ne font pas référence au messie (i.e. Is 14, 19; 60, 21; Dn 11, 7). À cela il faut répondre que cette occurrence de er en Is 11, 1 est celle qui a le plus d’influence chez les Juifs à l’époque du NT, comme en témoigne un document de Qumran (11QH vi 15, vii 19, vii 6.8.10) où er désigne la communauté élue pour participer au salut final.

        Dans la même veine, on pourrait ajouter d’autres noms qui ont aussi une saveur messianique et que Nazôréen pourrait évoquer.

        1. ṣemaḥ (germe): « En ce jour-là, un germe de Yahvé sera magnifique et glorieux » (Is 4, 2)
        2. šōreš (racine) « Devant Lui, celui-là végétait comme un rejeton (er), comme une racine sortant d’une terre aride » (Is 53, 2)
        3. maṭṭaʿat (plantation) « Ton peuple, oui, eux tous, seront des justes, pour toujours ils hériteront la Terre, eux, rejeton (er) de mes plantations » (Is 60, 21)

Commentaire

  1. Le message de Matthieu rehaussé par son utilisation de l’Écriture

    Le chapitre 2 comprend deux actes qui décrivent deux attitudes opposées face à la révélation christologique de la conception virginale de Jésus : dans l’acte I, nous avons l’acception de la révélation par les Gentils représentés par les mages; dans l’acte II, nous observerons le rejet de cette révélation par les autorités juives ainsi que la persécution de Jésus. Notons que Matthieu ne parle pas de rejet par tous les Juifs, car une partie de sa communauté est composée de Juifs, mais du leader séculier, des grands prêtres, des scribes du peuple et de tout Jérusalem. De plus, pour refléter que, si Jésus a été crucifié et est mort, il est aussi ressuscité, il nous présente donc un Jésus qui échappe à la colère de ses persécuteurs, et après un certain temps, revient en terre d’Israël pour une nouvelle présence. Joseph, un homme droit, représentant de tous les Juifs vraiment fidèles à la Loi et aux Prophètes, est l’instrument de cette délivrance de la main des persécuteurs.

    L’acte II, que nous analysons maintenant, comprend trois scènes qui se terminent chacune par une formule de citation qui nous en donne la clé théologique.

    1. Chap. 2, Scène 3 (v. 13-15)

      Le scénario de base, qui provient d’une tradition pré-matthéenne, est celui du sauvetage de l’enfant sauveur des mains du méchant roi par la fuite en Égypte. Ce scénario est en partie l’écho du sauvetage de l’enfant Moïse des mains du méchant Pharaon. La citation d’Osée 11, 1 (« D'Égypte, j'ai appelé mon Fils ») qui termine cette scène renvoie à l’exode d’Égypte d’Israël. Pour Matthieu, le peuple d’Israël se résume maintenant en Jésus qui revit par sa vie même le destin de son peuple. Osée utilise l’expression « mon Fils » pour exprimer l’idée qu’Israël, comme peuple, est fils de Dieu. Pour Matthieu, ce titre s’applique d’autant plus à celui qui « sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1, 21). La référence à Jésus comme étant fils de Dieu est indirecte ici, car seulement Dieu peut révéler directement qui est son fils.

      Cela se fera au baptême de Jésus quand Dieu dira : « Celui-ci est mon fils bien-aimé » (Mt 3, 17). À ce moment Jésus est conduit au désert pour 40 jours et 40 nuits avant de retourner à son ministère, une reconstitution symbolique des 40 années d’Israël dans le désert avant d’entrer en terre promise. Que ce soit le récit de l’enfance ou le baptême de Jésus, il y a une intuition chrétienne fondamentale que la préparation au ministère de Jésus fut l’histoire d’Israël en Égypte et l’Exode, accompagnée du don de l’alliance, un modèle qui servira à structurer le début de l’histoire de la nouvelle alliance.

      Notons en terminant que cette scène 3 fait écho en partie seulement à l’histoire de Moïse et à l’Exode. Les détails que nous en avons sont très épurés et sont très loin des midrashim chrétiens qui ont proliféré par la suite (voir la note 14). Car si l’enfant est sauvé, c’est en se rendant en Égypte, comme le patriarche Joseph qui a quitté Canaan pour se rendre en Égypte. Joseph, père de Jésus, se trouve donc à marcher dans les pas du patriarche qui amena Jacob/Israël en Égypte.

    2. Chap. 2, Scène 4 (v. 16-18)

      Le scénario de cette scène, qui provient du matériel pré-matthéen, est centré sur le massacre des enfants mâles de Bethléem et des régions environnantes, et fait écho au massacre des enfants mâles hébreux par le Pharaon. Mais en ajoutant la citation de Jérémie 31, 15 qui conclut cette scène, Matthieu fait aussi écho à une autre tragédie de l’Israël, l’exil, tant celui en Assyrie qu’à celui à Babylone. Dans la théologie d’Israël, la persécution en Égypte et l’exil furent deux grandes épreuves, et deux moments où Yahvé fera la démonstration de sa puissance salvifique. Le parallélisme entre les deux événements est clair chez le Deutéro-Isaïe qui présente l’exil comme un second Exode. Le génie de Matthieu n’est donc pas de mettre ensemble l’exil et l’Exode, mais de les relier à ce qui s’est passé à Bethléem : il évoque d’une part les persécutions d’Égypte, et d’autre part, à travers la mention du tombeau de Rachel à Bethléem et de ses pleurs pour ses enfants qui se font entendre jusqu’à Rama, l’exil. Ainsi Jésus revit-il les grands moments du passé d’Israël.

      On pourrait considérer l’exégèse de Matthieu à travers ses citations un peu fantaisiste. Mais pour l’évangéliste l’important est de saisir le plan de Dieu. Car les trois formules de citations du ch. 2 mentionnent Bethléem, la cité de David, l’Égypte, la terre de l’Exode, et Rama, la place où on pleure sur l’exil, trois lieux de l’histoire théologique d’Israël sous forme d’une miniature géographique.

    3. Chap. 2, Scène 5 (v. 19-23)

      Cette scène comprend deux parties: 19-21 qui provient d’une tradition pré-matthéen, et 22-23 qui représente l’ajout de Matthieu. Si l’enfance de Moïse était à l’arrière-plan jusqu’ici, maintenant on passe au Moïse adulte qui, après la mort du Pharaon, amorcera sa mission de conduire son peuple en terre promise, anticipant celle de Jésus qui, après la mort d’Hérode, pourra se rendre sur le lieu où commencera sa mission.

      L’axe du récit traverse trois points géographiques, à chaque fois introduits par la préposition grecque eis (2, 20.22.23) : la terre d’Israël, le district de Galilée, et une cité appelée Nazareth, chaque point représentant un lieu toujours mieux circonscrit. L’indication de ces lieux géographiques provient d’une révélation, car pour Matthieu, dans sa théologie, tout cela répond à un plan de Dieu :

      1. le retour en terre d’Israël permet à Jésus de revivre la marche du peuple de Dieu quittant l’esclavage d’Égypte pour la terre promise;
      2. le détour vers la Galilée, appelée la terre des Gentils, lui permet de réaliser la prophétie d’Isaïe (8, 23 – 9, 1) que Matthieu précisera en 4, 14-16 : « Galilée des Nations! Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres a vu une grande lumière… »;
      3. enfin, le mot Nazôréen n’évoque pas seulement la ville de Nazareth qui est au point de départ de son ministère, mais évoque aussi le nazir qu’il a été à l’instar de Samson et Samuel, consacré à Dieu dès le sein maternel, le « saint » de Dieu, tout comme il évoque le nēṣer, le rejeton qui a fleurit de la racine davidique qu’avait prédit Is 11, 1, qui est en fait l’Emmanuel.

      On aura noté que les deux premières indications géographiques (Israël, Galilée) suggèrent les deux grands groupes qui composent la communauté de Matthieu : les Juifs et les Gentils. La dernière indication géographique nous amène là où se fera le début du ministère de Jésus. Ces indications offrent l’occasion à Matthieu d’expliquer pourquoi le messie, pourtant né à Bethléem, a commencé sa vie publique à Nazareth. Enfin, soulignons l’ingénieuse symétrie de Matthieu :
      1. Il utilise les thèmes d’Isaïe dans sa première formule de citation (« Et ils l'appelleront Emmanuel », Is 7, 14), et dans sa dernière (« Il sera appelé un Nazôréen », Is 11, 1);
      2. La première citation concerne sa conception, sa naissance et son identité, la dernière concerne sa mission et sa destinée;
      3. L’annonce de la naissance de l’enfant se termine avec Joseph qui donne un nom à l’enfant Jésus, et l’ensemble du récit se termine avec Joseph qui amène l’enfant à Nazareth pour qu’il puisse être appelé un Nazôréen.
      Nous avons maintenant l’identité complète de Jésus : fils de David, fils d’Abraham, et finalement fils de Dieu par son titre de Nazôréen.

  2. Trois formules de citation

    C’est dans cette section 2, 13-23 que les formules de citation sont les plus abondantes comme nulle part ailleurs, constituant le tiers de son contenu. Essayons de préciser leur origine, tant du point de vue de leur caractéristique que de leur usage antérieur dans les milieux chrétiens.

    1. La citation d’Osée 11, 1 en Mt 2, 15b

      Le lieu de la citation est surprenant : pourquoi Matthieu n’a-t-il pas placé cette citation qui parle de « sortie d’Égypte » au moment où Joseph quitte l’Égypte (après 2, 21), plutôt qu’ici où il se rend plutôt en Égypte? Une réponse possible est que, pour le retour d’Égypte, il voulait mettre l’accent sur le voyage vers Nazareth, et par là voulait d’abord évoquer l’Exode avant d’évoquer l’exil avec la citation de Jérémie qui suivra.

      Comparons le texte de Matthieu avec celui du texte hébreu et la traduction de la Septante (ce qui est semblable à Matthieu dans la LXX et le MT est souligné).

      MatthieuTexte hébreu (MT)Septante (LXX)
      (hors) d'Égypte, j'ai appelé (kalein) mon Fils(à partir) d’Égypte, j’ai appelé mon fils(hors) d'Égypte, j’ai rappelé (metakalein) ses enfants (tekna)

      Il est clair que Matthieu n’a pas copié la Septante, mais une version grecque plus près du texte hébreu. Mais a-t-il repris une pratique chrétienne qui attribuait ce passage d’Osée 11, 1 au ministère de Jésus? Pour les chrétiens qui utilisaient habituellement la Septante, on ne voit pas comment ils auraient pu associer « ses enfants » à Jésus, d’autant plus que le contexte d’Osée est celui d’une condamnation d’un peuple infidèle. Il est donc probable que nous soyons devant une touche originale de Matthieu dans l’actualisation d’Osée 11, 1. Remarquons aussi que sur les quatre formules de citations que nous avons vues jusqu’ici, les deux qui pouvaient avoir été utilisée dans les milieux chrétiens (Is 7, 14; Mi 5, 1) sont citées sous une forme différente du texte hébreu, alors que c’est l’inverse avec celles qui semblent provenir d’une observation propre à Matthieu (2 S 5, 2; Os 11, 1).

    2. La citation de Jérémie 31, 15 (LXX 38, 15) en Mt 2,18

      Comparons la version de Matthieu avec la Septante (LXX), version du Codex Vaticanus (B), puis celle du Codex Alexandrinus (A), et enfin avec le texte hébreu massorétique (MT). Les similitudes avec Matthieu sont soulignées, les similitudes avec le texte hébraïque (MT) sont en italique.

      MatthieuLXX (B)LXX (A)MT
      (1) Une voix s'est fait entendre à Rama,"Une voix s’est fait entendre à Rama,"Une voix s’est fait entendre d’en haut,"Une voix se fait (ou s’est fait) entendre à Rama,
      (2) pleurs et deuil bruyant, de lamentation, de pleurs et de deuil ;de lamentation, de pleurs et de deuil,lamentation et pleurs amers,
      (3) Rachel pleurant pour ses enfants (teckna);Rachel, qui pleurait,de Rachel pleurant sur ses fils (huiois) ;Rachel pleurant sur ses fils (bānîm),
      (4) et elle ne voulait pas être consolée,ne voulait pas cesser au nom de ses fils (huiois),et elle ne voulait pas être consolée,refusant d'être consolée sur ses fils,
      (5) parce qu'ils ne sont plusparce qu’ils ne sont plus."parce qu’ils ne sont plus."parce qu’il n’est plus".

      Analysons chaque ligne.

      1. Matthieu demeure fidèle à MT tout comme LXX (B) en faisant référence à Rama, sans chercher à interpréter cette référence comme LXX (A).

      2. Le MT présente trois mots (lamentation, pleurs, amertume), mais les deux derniers sont reliés ensemble en hébreu sous une forme construite, ce qui amène l’un des deux mots à devenir un adjectif (pleurs amers). Or LXX (B) et LXX (A) ont manqué cette nuance, alors que Matthieu l’a bien saisie sous la forme : deuil bruyant. De plus, Matthieu a bien saisi MT qui met en apposition « lamentation et pleurs » à « une voix », ce que n’ont pas compris LXX (B) et LXX (A) qui l’on transformé en complément de nom, i.e. une construction au génitif (de lamentation, de pleurs et de deuil). Par contre, d’une certaine manière, Matthieu a inversé l’ordre « pleurs… deuil » de MT, alors les deux versions LXX ont gardé le même ordre dans les deux premiers.

      3. Il est surprenant que Matthieu traduise l’hébreu bānîm (fils) par tekna (le pluriel de teknon : enfant), alors que fils se dit en grec huios, comme l’ont fait LXX (A) et (B). C’est d’autant plus surprenant que plus tôt au v. 16 il a utilisé le mot pais (garçon, mais au pluriel peut désigner les deux sexes) pour parler de ceux qu’Hérode a fait massacrer. Il faut donc croire que Matthieu, parfois adapte ses citations selon le contexte, parfois se contente de la traduction grecque standard.

      4. Matthieu et LXX (A) sont en accord avec MT pour parler du refus de Rachel à être consolé (LXX (B) parle plutôt de cesser).

      5. Aucun texte grec ne correspond exactement à la leçon étrange de MT avec le singulier, et cela peut être dû au fait que notre version de MT est corrompue.

      Pour résumer, il est clair que la version grecque de Matthieu est plus fidèle à l’hébreu que la Septante dans la version du Vaticanus (LXX B). De ce point de vue, elle plus près de LXX (A), mais en sachant que LXX (A) représente probablement un effort pour être plus fidèle au texte hébreu (MT). Les différences entre Matthieu et MT s’expliquent peut-être par le fait que l’évangéliste avait une meilleure version hébraïque de Jérémie. Enfin, mentionnons que le fait qu’une telle citation si fidèle à l’hébreu peut difficilement provenir des milieux chrétiens utilisant le grec, et qu’il est difficile d’imaginer que ces milieux auraient appliqué ce passage de Jérémie à Jésus, tout cela nous force à conclure que nous sommes ici devant l’œuvre de Matthieu lui-même.

    3. La citation d’Isaïe 4, 3 et Juges 16, 17 en Mt 2, 23?

      D’où vient la citation : « Il sera appelé un Nazôréen »? À la note 23 nous avons présenté trois possibilités d’où viendrait le mot Nazôréen : du nom de la ville de Nazareth, de nēṣer (rejeton de la maison de David) et nazir, le consacré à Dieu dès sa naissance. C’est probablement nazir que Matthieu avait en tête quand il écrivait : « ce qui avait été annoncé par les prophètes ». Ces prophètes sont Isaïe (« Celui qui reste en Sion et subsiste à Jérusalem sera appelé saint », 4, 3) et Juges (les Juges appartiennent à la section des prophètes dans la bible hébraïque) (« J’ai été un nazir de Dieu depuis le ventre de ma mère », 16, 17). Examinons les diverses versions de l'AT, celle de la Septante (LXX), selon le Vaticanus (B) ou l'Alexandrinus (A) quand il y a divergence, et le texte hébreu massorétique (MT).

      MatthieuLXX (Is 4, 3)MT (Is 4, 3)LXX B (Jg 16, 17)LXX A (Jg 16, 17)MT (Jg 16, 17)
      « Il sera appelé un Nazôréen (Nazōraios klēthēsetai) »« Ils seront appelés saints (hagioi klēthēsontai) »« Il sera appelé saint (qādôš) »« Je suis le saint (hagios) de Dieu »« Je suis le nazir (naziraios) de Dieu »« J’ai été un nazir (nāzîr) de Dieu

      Pour comprendre la façon dont Matthieu utilise l’AT dans sa citation, il faut savoir que le mot hébreu nāzîr est parfois traduit en grec par naziraios (LXX A) ou par hagios (saint) (LXX B). La traduction grecque hagios (saint) n’est appliquée qu’une seule fois dans la Bible à un individu, Samson, en Jg 16, 17 (LXX B). Or, le texte hébreu dans ce passage parle de Samson comme d’un nazir, que LXX A a traduit de manière plus littérale par naziraios. Ce rapprochement hagios/naziraios a probablement rappelé à Matthieu cet autre passage : « Il sera appelé un saint (hagios) » (Is 4, 3). Comme il y a une équivalence hagios (saint) / naziraios (nazir), ça ne posait pas de problème à Matthieu de lire Is 4, 3 sous la forme : « il sera appelé un naziraios ». Et il était légitime qu’il l’applique à Jésus, lui qui était un saint par sa consécration, et que naziraios évoquait sa patrie : Nazareth. De plus, le rapprochement avec le nazir Samson était légitime puisque ce dernier est présenté comme celui qui sauvera Israël de la main des Philistins (LXX A : Jg 13, 5), et Jésus est présenté comme celui qui sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1, 21).

      Ce type d’exégèse peut nous paraître déroutant. Mais pour Matthieu c’est le même Dieu qui parle à travers les prophètes et qui a planifié la naissance et la carrière de son fils dans le menu détail. S’il a pu détecter un tel plan dans l’Écriture, c’est en vertu de ses compétences de scribe versé dans les subtilités de la traduction de la Loi et des Prophètes, « un scribe instruit du Royaume …qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13, 52).

  3. L’arrière-plan pré-matthéen du récit d’Hérode

    Le récit de la fuite en Égypte et du massacre à Bethléem est-il historique, ou est-il le produit d’une réflexion à partir de l’AT et de thèmes juifs?

    1. Histoire et vraisemblance

      Commençons avec la fuite en Égypte. On n’a aucun écho d’un tel événement dans le récit du ministère de Jésus, et un tel séjour en Égypte est incompatible avec le récit de Luc qui nous présente un retour de Bethléem à Nazareth tôt après la naissance de Jésus sans incident et comme prévu. On ne peut pas considérer comme un témoignage indépendant des écrits juifs polémiques contre les chrétiens au 2e s., car ils sont basés sur les récits de l’enfance qu’ils cherchent à tourner en ridicule : Marie aurait trouvé refuge en Égypte à cause de la naissance scandaleuse de Jésus, et ce dernier y aurait appris la magie noire pour ensuite tromper les gens.

      Pour le massacre de Bethléem, il n’y a aucune mention chez l’historien juif Flavius Josèphe qui a pourtant bien documenté la cruauté d’Hérode au cours des dernières années de son règne. Les biblistes ont essayé de trouver des appuis dans divers textes. Par exemple, vers l’an 400, Macrobius (Saturnalia, II iv 11) nous présente un jeu de mots pour démontrer la cruauté d’Hérode le Grand qui a fait tuer trois de ses fils : il vaut mieux être le cochon d’Hérode que son fils. Or ce jeu de mot est présenté dans le décor où des enfants de deux ans et moins auraient été tués par Hérode. Mais il est probable que c’est le récit de Matthieu qui a fourni à Macrobius son décor. De même, on ne peut utiliser Apocalypse 12, 1-5 qui parle d’un dragon qui veut dévorer l’enfant d’une femme sur le point d’enfanter, car il s’agit d’une référence à la mort et à la résurrection de Jésus. Enfin, il y a l’écrit juif du 1ier ou 2e s. de notre ère, l’Assomption de Moïse (6, 2-6), qui parle d’un roi insolent qui fera périr jeunes et vieux comme ont fait les Égyptiens; mais nous sommes devant une affirmation tellement vague qu’il n’y aucun moyen de la relier à l’événement dont parle Matthieu.

      Les raisons sont donc sérieuses pour considérer la fuite en Égypte et le massacre de Bethléem comme non historiques. Mais néanmoins, Matthieu devait présenter son récit théologique de manière à ce qu’il apparaisse vraisemblable pour l’auditoire de son époque. Le massacre bien connu d’enfants mâles par le Pharaon d’Égypte pouvait être attribué de manière très plausible au cruel Hérode le Grand, surtout lors des dernières années de sa vie. Et ce massacre était d’autant plus plausible qu’il provenait de la crainte d’Hérode devant un roi rival possible; Josèphe (Antiquité juives, XVII ii 4 : #43) nous apprend qu’Hérode fit massacrer des Pharisiens qui avaient prédit que son trône lui serait enlevé au profit de son frère et de sa femme et de tout enfant qui en naîtrait. Le décor de Matthieu est très évocateur : Hérode fut enterré dans la forteresse très visible d’Hérodium, à quelques kilomètres de Bethléem, la cité de David, mettant en contraste l’oint de Dieu et le roi méchant. Quant à la fuite en Égypte, voir la note sur v. 14 où nous avons présenté l’Égypte comme le lieu habituel de refuge pour ceux qui fuyaient la tyrannie des rois de Palestine, et donc l'auditoire de Matthieu devait trouver l'événement vraisemblable.

    2. Le récit de Joseph/Moïse

      Nous avons déjà suggéré que Matthieu ne s’est pas basé sur un récit d’événements historiques, mais a réécrit une tradition qui associait la naissance de Jésus, fils de Joseph, au patriarche Joseph et à la naissance de Moïse. Plus tôt (voir reconstitution du matériel pré-matthéen), nous avons ainsi reconstruit cette tradition pré-matthéenne en ce qui concerne Hérode.

      Puis, lorsque [Hérode eut fait cela], voici qu'un ange du Seigneur apparut en rêve à Joseph en disant : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère et fuis en Égypte. Restez-y jusqu'à ce que je vous le dise, car Hérode va chercher l'enfant pour le faire périr". Alors Joseph se leva, prit l'enfant et sa mère de nuit et s'en alla en Égypte, où il resta jusqu'à la mort d'Hérode.

      Alors Hérode [quand la recherche de l'enfant eut échoué] tomba dans une rage furieuse. Il fit envoyer à Bethléem et dans les régions avoisinantes et massacra tous les garçons de deux ans et moins [selon le temps qui avait été déterminé dans le rêve].

      Or, quand Hérode mourut, voici qu'un ange du Seigneur apparut en rêve à Joseph en Égypte, et lui dit : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère et retourne sur la terre d'Israël, car ceux qui cherchaient la vie de l'enfant sont morts". Alors Joseph se leva, prit l'enfant et sa mère, et retourna sur la terre d'Israël

      Si on enlève de la section 2, 13-23 les formules de citation, on remarque que Matthieu a ajouté peu de choses à la tradition pré-matthéenne, sinon certaines « coutures ».

      • 2, 13a : « lorsqu’ils (les mages) ils se retirèrent »
      • 2, 16a : « lorsqu’il (Hérode) vit comment il avait été trompé par les mages »
      • 2, 16d : « selon le temps exact qu'il s’était fait déterminer par les mages »

      Le fait que les deux récits (naissance de Jésus et les mages) pré-Matthéens puissent être séparés aisément est l’argument le plus solide pour leur indépendance originelle. Le récit pré-matthéen autour de la naissance de Jésus contenait déjà des motifs d’hostilité devant la révélation de la naissance du messie, ainsi que celui de l’intervention de Dieu. Le premier motif apparaît aussi chez Lc 2, 34-35 (la prophétie de Syméon qui dit à Marie que l’enfant sera un signe contesté) et nous confirme qu’il s’agit d’un motif qui est apparu avant les évangiles. L’œuvre de Matthieu a été d’intégrer ses sources en un message évangélique.

  • Épilogue

    Matthieu s’est montré très habile en cousant ensemble des traditions disparates pour produire une préface à son évangile. Car le ministère de Jésus a connu une préparation non seulement par le ministère de Jean-Baptiste, mais également par toute l’activité de Dieu en Israël telle que l’ont fait connaître la Loi et les Prophètes dans l’Écriture : c’est ce qu’entend montrer Matthieu par sa généalogie qui remonte jusqu’à Abraham, par un récit basé sur quelques événements importants dans la Loi, et par des références explicites aux prophètes.

    Le récit de l’enfance est le lieu où l’ancien et le nouveau se rencontrent, i.e. l’AT et l’évangile. D’une part, Jésus revit les événements majeurs de son peuple comme l’Exode et l’exil, et Joseph, le fil conducteur du récit, est un Juif droit, fidèle à la Loi, et c’est lui qui protège son fils des forces hostiles et le conduira en sécurité jusqu’en Galilée des Gentils. D’autre part, la révélation de l’identité de Jésus dans l’évangile est déjà présente à travers ses titres : fils d’Abraham, messie ou Christ, fils de Dieu. Le refus de cette révélation qui connaîtra son paroxysme avec le récit de la passion et la crucifixion est déjà anticipé par l’hostilité d’Hérode et des autorités juives et de tout Jérusalem, tandis que la proclamation de l’évangile aux Gentils est anticipée par le récit des mages. Le récit de l'enfance est un évangile en miniature.

    L’efficacité de la dramatisation du message évangile par Matthieu est démontrée par la popularité du récit de l’enfance même chez ceux qui ne connaissent presque rien de l’évangile. Il a été l’objet d’innombrables peintures, hymnes, pièces de théâtre, poèmes. Certains sont gênés par une telle popularité et y voient un obstacle au véritable évangile. Pourtant, si le récit de l’enfance est un drame qui capte facilement l’attention, il est aussi en substance une proclamation de la venue du règne de Dieu et de son rejet possible. Bien sûr, les personnages de ce drame semblent porter des vêtements exotiques comme les potentats orientaux ou un roi juif avec des prêtres, mais c’est justement la raison pour laquelle on ne les oublie pas. Mais derrière ces vêtements, on peut voir les croyants de l’époque de Matthieu et leurs opposants, et même le drame de la proclamation chrétienne de tous les temps.