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- Le mariage dans le lévirat
Jésus a-t-il eu plusieurs grands-pères?
Cette question est soulevée quand on compare la généalogie de Jésus fournie par Matthieu et celle fournie par Luc et qu’on examine qui était le grand-père de Jésus (voir la table 4). En effet, Matthieu et Luc s’entendent pour présenter Joseph comme le père de Jésus. Mais qui était le père de Joseph, et donc grand-père de Jésus? Selon Matthieu, il s’appelle Jacob, mais selon Luc il s’appelle Héli. Comment expliquer ce fait?
Une solution a été proposée par Julius Africanus (vers l’an 225) et se base sur la loi du lévirat dont parle Dt 25, 5-10. Selon cette loi, si un homme meurt sans avoir donné d’enfant à son épouse, c’est son frère (habituellement plus jeune) qui doit l’épouser et lui donner une postérité. Or, l’enfant qui en naît est légalement l’enfant de l’homme décédé, et non de son père naturel. C’est ainsi que Julius Africanus propose que Luc nous donne la généalogie légale de Jésus, tandis que Matthieu nous donne la généalogie naturelle : ainsi, chez Luc Héli est le père légal de Joseph, tandis que chez Matthieu Jacob est le père naturel de Joseph. Aujourd’hui, des biblistes ont repris cette proposition mais en l’inversant : Luc propose la généalogie naturelle, et Matthieu la généalogie légale.
Si ingénieuse soit-elle, cette solution rencontre de sérieuses difficultés.
- Pour qu’Hélie et Jacob soient frères ou demi-frères, il faudrait qu’ils aient le même père, i.e. que Matthan dans la généalogie de Matthieu soit identique à Matthat de la généalogie de Luc. Mais le père de Matthan/Matthat est Éléazar chez Matthieu, et Lévi chez Luc. Faut-il alors recourir encore une fois à la loi du lévirat pour expliquer cette situation? Pour solutionner ce problème certains biblistes ont proposé que Matthan et Matthat étaient deux personnes différentes, et donc Hélie et Jacob étaient seulement des demi-frères. Mais alors on fait face à l’hypothèse douteuse que la mère aurait successivement épousé deux hommes ayant pratiquement le même nom.
- On ne sait pas dans quelle mesure le lévirat était vraiment pratiqué à l’époque de Jésus, même si Mc 12, 18-27 suggère que cette coutume était connue.
- Le but du lévirat était de donner un fils légal à l’homme décédé. Dès lors il serait étrange de se donner la peine de produire une généalogie naturelle, alors que seule la filiation légale importait.
- L’hypothèse du lévirat n’expliquerait tout au plus que les différences à la fin de la généalogie, sans éclairer les autres différences au milieu de la généalogie. Par exemple, elle n’explique pas le fait que Matthieu fait remonter la descendance de Jésus à Abioud fils de Zorobabel, et Luc à Résa fils de Zorobabel. Et pourquoi Matthieu trace la descendance de Jésus à David par l’intermédiaire de son fils Salomon, et Luc par l’intermédiaire de son fils Nathan?
L’hypothèse du lévirat résoud si peu de choses et comporte tant de difficultés qu’il faut l’abandonner pour expliquer l’existence de deux généalogies différentes.
- La descendance davidique
Sur le plan historique, Jésus était-il de la maison de David?
Si une majorité de biblistes reconnaissent la valeur historique de l’affirmation que Jésus était de lignée davidique, un certain nombre y voient un théologoumène, i.e. l’historisation d’une affirmation théologique. Ainsi, selon ces biblistes, la jeune communauté chrétienne aurait vu en Jésus quelqu’un qui comblait les espérances d’Israël, et parmi ces espérances il y avait celle d’un Messie, et c’est comme ça que Jésus reçut le titre de Messie; mais dans la pensée juive on percevait le Messie comme étant de descendance davidique, et c’est ainsi que Jésus serait devenu fils de David, et éventuellement on lui aurait fabriqué une généalogie davidique.
- L’attente d’un messie davidique au premier siècle
Quelle était l’importance d’un messie de lignée davidique à l’époque de Jésus? Rappelons que la maison royale de David n’exerçait plus aucun pouvoir depuis le 6e s. av. JC, à l’époque de Zorobabel, un homme de la lignée davidique qui était devenu gouverneur en Perse (voir la note de Mt 1, 12). Mais au 2e s., sous les Maccabées et les Hasmonéens les Juifs ont retrouvé une certaine indépendance, ce qui a ressuscité les espoirs d’un retour de la monarchie, principalement chez les Pharisiens et les Esséniens qui se sont mis à espérer la restauration de la véritable lignée royale, de la maison de David. L’expression « fils de David » pour désigner le roi attendu apparaît pour la première fois dans les Psaumes de Salomon 17, 21 (fin du 1ier s. av. JC ou début du 1ier s. de l’ère moderne). Le psaume se lamente que, même si le Seigneur a choisi David pour être roi d’Israël, ce sont actuellement des pécheurs qui sont sur le trône (les Hasmonéens), et donc espère que bientôt viendra le vrai roi, fils de David, qui purifiera Jérusalem et rassemblera un peuple saint. Le même type d’espérance s’est développé chez les Esséniens de Qumrân. Par exemple, en 4Q Florilegium i 10-13), un commentaire de 1 S 7, 11-14 concernant la dynastie davidique, on peut lire : « Il est le germe (ṣemaḥ) de David qui s’élèvera avec l’Interpréteur de la Loi… à la fin des temps ».
Après la destruction du Temple en l’an 70 et la reconstruction du Judaïsme autour des Pharisiens, l’expression « fils de David » est devenue la façon habituelle de désigner le Messie. Dans le Shémoné Esré, la prière commune des Juifs en vigueur avant la fin du premier siècle de l’ère moderne, la quatorzième bénédiction demande de rétablir promptement le trône de David à Jérusalem, et la quinzième demande que la descendance de David soit exaltée et fleurisse.
Ainsi, il y avait une association du Messie à une lignée davidique. Cependant il y a un certain nombre d’exceptions qui empêche de voir cette association comme automatique. Par exemple, au début du 2e siècle de notre ère Rabbi Aquiba a salué Bar Kochba comme une figure messianique même s’il n’était pas de lignée davidique. À Qumrân, en plus d’un messie davidique, on a aspirait à la venue d’un messie d’Aaron, i.e. un grand prêtre de la lignée lévitique qui aurait reçu l’onction. C’est une perspective semblable que présente l’épître aux Hébreux où Jésus apparaît comme un grand prêtre, et donc il aurait plus simple pour l’auteur que Jésus soit de lignée lévitique, et non davidique.
- La faiblesse du théologoumène
La théorie d’un théologoumène rencontre deux objections majeures.
- La parenté de Jésus était bien connue dans le milieu de l’église primitive. Si vraiment la famille n’était pas de lignée davidique, comment aurait-il pu accepter qu’on fasse l’affirmation théologique d’un ancêtre davidique? En particulier Jacques, le frère du Seigneur, un leader de la communauté de Jérusalem jusque vers l’an 60, comment n’aurait-il pas pu entendre parler de cette prétention davidique? De plus, une fausse prétention à être de lignée davidique aurait offert un grand sujet de polémique pour ses ennemis; ainsi, on s’attendrait à trouver des traces de polémique de la part des Pharisiens. Mais, s’il y a eu des attaques juives sur sa naissance légitime, il n’y a jamais eu de polémique sur sa descendance de David. Et Hégésippe (2e s.) nous informe que Jude, le frère de Jésus, subit un procès devant l’empereur Domitien sur la base qu’il était de la descendance de David, et donc politiquement dangeureux. Julius Africanus, pour sa part, qui est né en Palestine et y a vécu une partie de sa vie, rapporte qu’il y avait des parents de Jésus qui vivaient encore à Nazareth et étaient familiers avec les généalogies familiales.
- Les données probantes du Nouveau Testament sur l’ascendance davidique de Jésus sont largement répandues et son apparues très tôt. On peut citer l’épitre aux Romains (vers l’an 58) : « (l’évangile) concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David » (1, 3). Pourtant, Paul connaissait la situation Palestinienne, et avait reçut une formation Pharisienne, et donc la question de la lignée davidique était d’une extrême importance pour lui, surtout lors de la période où il a été persécuteur des chrétiens. Ainsi, Paul n’aurait pas mis de l’avant cette ascendance davidique si elle n’avait aucune base.
- Le texte de Marc 12, 35-37a
Certains biblistes ont utilisé ce texte de Marc pour affirmer que Jésus aurait rejeté cette origine davidique. En effet, alors qu’il enseignait dans l’enceinte du Temple, Jésus posa la question : « Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est fils de David ? David lui-même, inspiré par l’Esprit Saint, a dit : "Le Seigneur (Dieu) a dit à mon Seigneur (le Messie)… David lui-même l’appelle Seigneur…" ». Selon ces biblistes, Jésus nierait que le Messie serait de descendance davidique. Car en admettant l’hypothèse que Jésus aurait prétendu être le Messie, il aurait voulu ici montrer que le Messie n’avait pas besoin d’être fils de David, puisque lui-même ne l’était pas. Une telle interprétation rencontre de sérieuses objections, en commençant par les trois évangélistes qui affirment ailleurs que Jésus est de la lignée davidique.
Rappelons que Jésus a proclamé le règne de Dieu, un règne qui avait déjà commencé à se réaliser. Cette proclamation est reliée aux promesses de Dieu à Israël, et pour plusieurs, ces promesses incluent un Messie davidique qui rétablirait un royaume indépendant et prospère comme celui de David autrefois. Parmi ceux qui l’ont suivi comme disciples, certains l’ont salué comme le Messie attendu, même s’il ne semble pas que Jésus ait approuvé ce titre; il se serait surtout objecté à la façon dont on percevait ce Messie et les implications qu’on en tirait. La distance qu’il a prise avec sa famille (Mc 3, 31-35) était une façon de s’éloigner d’une descendance physique pour mettre l’accent sur la souveraineté de Dieu dans l’implantation de ses plans.
Revenons à Mc 12, 35-37a. C’est une parole pour l’essentiel qui remonte probablement à Jésus lui-même. La question que pose Jésus pourrait être un exemple de question de type haggada que nous connaissons par les écrits rabbiniques : la question vise les contradictions apparentes de différents versets de l’Écriture. Dans notre cas, nous avons d’une part plusieurs passages qui aux yeux des scribes démontrent clairement que le Messie sera de la descendance de David, et d’autre part un passage où le Messie est appelé Seigneur de David. La solution habituelle dans une haggada est que tous les passages ont raison dans différents contextes, ou qu’ils constituent différents aspects de la vérité. Mais ce qui est sûr, on ne peut se servir de ce passage pour affirmer que Jésus aurait nié être de descendance davidique et/ou d’être le Messie.
Terminons avec une citation de l’Épitre à Barnabé (2e s.) commentant Ex 17, 14 :
Maintenant, voici Jésus une fois de plus, non pas comme fils de l'homme mais comme Fils de Dieu... Parce qu'ils allaient prétendre que le Christ était fils de David, David lui-même, prévoyant et craignant cette erreur des pécheurs, a prophétisé : "Le Seigneur a dit à mon Seigneur". (17, 14)
L’auteur de cette lettre ne nie pas la descendance davidique, mais affirme simplement que la filiation davidique ne doit pas nous distraire du fait que Jésus est fils de Dieu.
Que conclure? Les données probantes sur la descendance davidique de Jésus l’emportent sur les doutes qu’on pourrait avoir. Mais il ne s’agirait pas d’une lignée royale directe ou du fait que sa famille serait d’une noblesse ancestrale, mais plutôt d’une des branches latérales non-aristocratiques de la maison de David (voir notre analyse des listes généalogiques).
Ceci étant dit, il faut convenir que si Jésus n’avait pas été de descendance davidique cela n’aurait aucune conséquence négative sur la foi chrétienne et la théologie. Au contraire, la messianité davidique avait une saveur trop nationaliste pour occuper l’avant-plan de la pensée chrétienne. Et dans les évangiles, on note une mise en garde contre une perception trop physique de cette lignée davidique ou de lui donner une priorité. C’est ce que fait Mc 12, 35-37a.
- La naissance à Bethléhem
Sur le plan historique, Jésus est-il né à Bethléem?
Il y a un certain consensus chez les biblistes pour affirmer que Bethléem n’est pas le lieu de naissance de Jésus. Les récits de l’enfance qui placent cette naissance à Bethléem serait une historicisation d’une affirmation théologique : on aurait voulu illustrer par ce récit la foi que Jésus était le messie, fils de David. Mais quand on examine de près cette théorie d’une historicisation d’une affirmation théologique, on se bute à un certain nombre de difficultés.
- Cette théorie présuppose qu’il y avait chez les Juifs à l’époque de Jésus une attente que le messie devait naître à Bethléem. Mais les données que nous avons sur le sujet nous viennent de chrétiens, pas les Juifs : il y a Mt 2, 4-5 (la scène d’Hérode avec les grands prêtres et les scribes) et Jn 7, 41-42 (on y dit que le messie doit être de la descendance de David et venir de Bethléem). Chez les Juifs, les données sont beaucoup plus tardives.
- Même si on pouvait prouver une telle attente chez les Juifs, ce ne serait pas suffisant pour créer de toute pièce une naissance à Bethléem. Car il y avait aussi l’attente d’un messie caché qui apparaîtrait soudainement, comme en fait écho Jn 7, 27. Aussi, si Jésus n’était pas à Bethléem, on aurait pu se contenter de le présenter comme ce messie caché qui est soudainement apparu au Jourdain pour se faire baptiser.
- Si Luc insiste pour dire que Bethléem est la ville de David, on note l’absence d’une telle insistance chez Matthieu, et donc élimine chez lui la nécessité d’une naissance dans cette ville pour affirmer qu’il est le messie.
- Des biblistes ont affirmé que le récit de la naissance à Bethléem a servit pour les chrétiens d’argument apologétique contre les Juifs qui ridiculisaient le fait qu’un messie puisse venir de Nazareth. Mais le récit d’une naissance à Bethléem est apparu tardivement dans la formation des évangiles, si bien que les chrétiens ont pu prêcher et accepter Jésus comme messie pendant une cinquantaine ans sans être au courant qu’il soit né à Bethléem.
- Plus tard, dans la polémique juive contre les chrétiens, jamais on n’a questionné la naissance de Jésus à Bethléem.
Ainsi, il faut être prudent dans l’affirmation que la naissance à Bethléem est une historicisation d’une conviction théologique. Mais cela étant dit, il faut reconnaître qu’il y a de graves objections à ce que la naissance de Jésus à Bethléem soit un fait historique.
- Les deux grands témoignages (Luc et Matthieu) sur une naissance à Jérusalem ne concordent pas. Chez Matthieu, ce n’est qu’indirectement qu’on apprend que les parents de Jésus vivaient à Bethléem (Mt 2, 11) et que la Judée était sa terre natale (Mt 2, 22), et donc que cette naissance à Bethléem était normale. Chez Luc, au contraire, les parents de Jésus vivent à Nazareth de Galilée, et la raison pour laquelle ils se seraient rendus brièvement à Bethléem, là où Jésus serait né, n’est pas soutenable sur le plan historique, i.e. le recensement de Quirinius; ce recensement a bel et bien eu lieu, mais une autre date et il ne concernait pas la Galilée (voir le détail à l'Annexe VII).
- À part les récits de l’enfance de Luc et Matthieu, le reste des évangiles ignorent totalement une telle naissance à Bethléem. Les données qu’on y trouve présentent Nazareth et la Galilée comme la ville ou la région natale de Jésus, sa patris (Mc 6, 1.4; Mt 13, 54.57; Lc 4, 23-24). Ce terme de patris (patrie, pays d’origine) est introduit par Marc qui ignore cette naissance à Bethléem. Quand Luc et Matthieu reprennent ce terme dans leur récit du ministère de Jésus, ils semblent assumer la même signification d’une naissance en Galilée. Parmi les auditeurs de Jésus en Mc 6, 2-3, personne ne semble au courant d’une quelconque naissance de Jésus dans la cité de David de Bethléem, et tous sont estomaqués qu’il soit devenu une figure religieuse importante; sa situation familiale ne laissait présager rien d’extraordinaire. Et Jn 7, 41-42.52 comprend une petite indication d’une origine en Galilée, et une absence complète de connaissance d’une naissance ailleurs. Enfin, dans le petit village de Nazareth, comment aurait-on pu ignorer cette naissance à Bethléem si les parents étaient arrivés comme des étrangers, d’après Matthieu, ou comme revenant avec un nouveau-né après un bref séjour en Judée selon Luc?
- La conception virginale
Sur le plan historique, Jésus a-t-il été conçu sans un père humain
Il est probable que Matthieu et Luc considéraient la conception virginale comme historique, mais la question n’avait pas la même intensité que pour nous aujourd’hui ; leur intérêt était avant tout théologique, et plus spécifiquement christologique. Mais il vaut la peine de revoir cette question, en sachant que les données probantes de la Bible n’apporteront probablement pas de réponse définitive pour la simple raison que la Bible n’a pas été écrite pour répondre à cette question.
Commençons par le terme « conception virginale » qui se distingue de « naissance virginale ». Car la question que nous posons n’est pas comment il est sortit du ventre maternel, mais comment il a été conçu : a-t-il été conçu sans l’intervention d’un père humain, i.e. sans que la semence mâle imprègne la mère? Dans le monde chrétien postbiblique, la croyance en une naissance virginale s’est développée en parallèle avec une conception virginale, et donc on a cru que l’enfantement de Jésus s’est fait sans douleur et sans que l’hymen soit rompu. L’écrit apocryphe Protévangile de Jacques 19-20 y fait allusion. Mais notre propos se restreindra à la conception virginale, évitant du même coup les implications au niveau du credo de la naissance virginale. En effet, l’expression « né de la vierge Marie », comporte une certaine ambiguïté : car s’il est clair que les auteurs du credo entendaient désigner la conception virginale, il est moins clair qu’ils entendaient proposer à la foi chrétienne la manière sur le plan biologique dont Jésus a été conçu. Rappelons que ce credo a été proposé pour lutter contre l’hérésie de ceux qui doutaient de l’humanité de Jésus. Et donc en spécifiant que Jésus a connu une naissance comme tout le monde, qu’il a souffert sous Ponce Pilate et qu’il est bel et bien mort, on voulait mettre l’accent sur le fait que Jésus est bien un être historique. Ainsi, l’accent n’est pas sur la conception ou la naissance virginale.
- Le silence du reste du Nouveau Testament
Personne ne réfute qu’il n’y a aucune mention explicite de conception virginale dans le NT à part les récits de l’enfance. Le point de désaccord concerne les références implicites. Examinons les textes mentionnés.
- Les lettres pauliniennes
Ga 4, 4 : « Mais, quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi ». Certains biblistes y voient l’indice d’une conception virginale, car on ne mentionne que la mère. Malheureusement, Paul parle simplement de la réalité de la naissance, et non pas de la manière dont Jésus a été conçu. Et l’expression « né d’une femme » vise à mettre l’accent sur ce que Jésus partage avec tous ceux qu’il est venu sauver.
L’emploi par Paul du verbe ginesthai (venir à l’existence) pour parler du fait que Jésus « est né » (voir Ga 4, 4; Rm 1, 3; Ph 2, 7), plutôt que d’utiliser un verbe comme gennan (engendrer), comme en Ga 4, 23.24.29 impliquerait qu’il parle de conception virginale. Malheureusement, les deux verbes à la forme moyenne ou passive signifient tous les deux : être né, être engendré, et ne nous disent rien de spécifique sur la manière d’être conçu. Par exemple, Matthieu qui croit pourtant en la conception virginale emploie au moins une fois le verbe gennan avec la signification claire que Jésus a été engendré.
- L’évangile de Marc
Marc ne mentionne jamais le nom de Joseph, père de Jésus, et dans les passages de Matthieu et Luc où les résidents de Nazareth parlent du « fils de charpentier » ou du « fils de Joseph » pour désigner Jésus, Marc utilise plutôt « fils de Marie (Mc 6, 3; Mt 13, 55; Lc 4, 22). Pour certains biblistes, nous aurions ici un indice que Marc savait que Jésus n’avait pas de père humain. Malheureusement, il y a une solution plus simple sur l’absence de Joseph dans tous les évangiles : il serait déjà mort quand Jésus fut baptisé. Et l’expression « fils de Marie » ne fait que rendre compte du seul parent encore vivant au moment où Marc met en scène la famille de Jésus. De plus, il est invraisemblable que Marc ferait ici allusion à une conception virginale dans le contexte où Jésus se plains d’être mal accueilli dans sa propre patrie.
Un texte de Marc exclut clairement la possibilité qu'il connaissait la conception virginale. En Mc 3, 21.31-35, « les siens » pensent que Jésus a perdu la tête et veulent se saisir de lui, puis Marc nous dit que sa mère et ses frères se tiennent dehors, tandis qu’à l’intérieur de la maison se tiennent ceux qui l’écoutent, une famille constituée de ceux qui font la volonté de Dieu. Ce portrait peu flatteur de la relation de Marie à Jésus est irréconciliable avec la connaissance que Marc aurait de la conception virginale. Ce portrait est si peu flatteur que Matthieu et Luc, qui connaissent la conception virginale, ont éliminé le début de la scène où on croit que Jésus est fou, et Luc va plus loin jusqu’à inclure la famille de Jésus parmi ceux qui croient et font la volonté de Dieu à la fin de la scène.
- Les écrits johanniques
Certains bibliste ont vu une allusion à la conception virginale dans une variante de Jn 1, 13 qui dit : « Celui qui était (au lieu de ‘ceux qui étaient’) engendré, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu ». Malheureusement, aucun manuscrit grec ne soutient cette variante qui semble être le résultat d’une changement fait à la période patristique pour rehausser la valeur christologique du texte.
On a aussi invoqué Jn 7, 42 (« L’Écriture ne dit-elle pas qu’il sera de la lignée de David et qu’il viendra de Bethléem, la petite cité dont David était originaire ? » où l’évangéliste aurait été au courant d’une naissance à Bethléem, et donc d’une conception virginale. Malheureusement, cette allusion à Bethléem ne prouve pas que, pour l’évangéliste, Jésus serait né à Bethléem, et encore moins qu’il serait né d’une conception virginale.
On a aussi mis de l’avant 1 Jn 5, 18 (« Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche plus, mais étant né de Dieu, Il le garde ») où la deuxième partie de la phrase est traduite par : mais l’Engendré de Dieu le garde. Malheureusement, cette traduction est douteuse, et même en acceptant cette traduction, on ne voit pas comment ce serait une allusion à la conception virginale, puisque la même expression « engendré (ou né) de Dieu » est appliquée aux chrétiens en 1 Jn 2, 29 39, 9; 5, 1.4.
Bref, aucune des références implicites n’est convaincante et il y a vraiment un silence sur la conception virginale dans tout le reste du Nouveau Testament. Par contre, cela ne signifie pas pour autant qu’aucun auteur, à part Matthieu et Luc, ne connaissait la conception virginale. On peut seulement dire que sa valeur christologique n’était pas encore perçue pour faire partie des écrits. Mais ce silence dit clairement une chose : il faut mettre en question la théorie voulant que la mémoire de la conception virginale ait été transmise par la famille de Jésus aux prédicateurs apostoliques et qu’elle était universellement acceptée chez le chrétien comme un élément fondamental de sa foi.
- L’origine de l’idée d’une conception virginale
C'est seulement dans les récits de l’enfance de Matthieu et de Luc qu'on mentionne la conception virginale. Et même dans ces récits de l’enfance, il n’y a en fait que deux passages : Mt 1, 18-25 et Lc 1, 26-39, qui le mentionnent. Dans notre commentaire, nous avons présenté l’hypothèse que ces récits représentent une combinaison de différents récits et traditions préévangélique. Il n’y pas de données claires soutenant que l’idée de la conception virginale dans ce matériel préévangélique ait été présente ailleurs que dans l’annonciation évangélique de naissance. Mais le fait que Matthieu et Luc s’entendent sur l’annonciation de naissance comme véhicule de l’idée d’une conception virginale établit fermement qu’un ensemble de trois items sont antérieurs aux deux évangiles :
- la forme littéraire d’une annonciation évangélique de naissance
- le message théologique dans l’annonciation qui place en parallèle la descendance davidique du Messie et l’engendrement du fils de Dieu par la puissance de l’Esprit-Saint
- le cadre de l’annonciation qui met en scène une jeune fille qui a été fiancée mais est encore vierge.
Comment expliquer ces trois items de la tradition préévangélique. Le premier item est bien connu comme structure littéraire de l’AT (voir le
tableau des étapes d’un récit d’annonciation de naissance) et fut donc un moyen naturel pour un chrétien d’origine juive pour réfléchir sur la naissance de Jésus. Le deuxième item provient de la compréhension christologique de Jésus après Pâques où Dieu l’a fait Christ et Seigneur, et qui avec le temps a été déplacée au moment de sa conception, puisqu’il s’agissait de la même personne. C’est le troisième item qui pose problème : pourquoi placer cette affirmation de foi que Jésus est fils de Dieu par la puissance de l’Esprit-Saint dans le cadre d’une conception du Messie par une vierge? Quels ont été les catalyseurs?
- Les catalyseurs non-historiques
- La conception virginale dans les religions païennes ou dans les religions du monde
Selon certains biblistes la conception virginale était un symbole très connu pour expliquer l’origine divine de certains êtres, comme le montrent les récits provenant des religions du monde. On peut citer par exemple la conception d’un certain nombre de figures comme Buddha, Krishna, le fils de Zoroastre, Persée, Romulus, les Pharaons, Alexandre le Grand, Auguste, Platon, Apollonius de Tyane. Mais la validité d’une telle comparaison tient à trois facteurs:
- De telles légendes étaient-elles connues des chrétiens à l’époque du Nouveau Testament au point de les influencer dans l’idée d’une conception virginale de Jésus? Il y a d’abord le problème de la datation de ces légendes, si bien qu’il est difficile de faire la preuve qu’elles existaient, voire qu’elles étaient connues au premier siècle chez les chrétiens. De plus, la conception virginale de Jésus est structurée sur le modèle d’un récit d’annonciation de l’AT, et donc il faut donc au minimum présupposer qu’on serait dans le monde du judaïsme de langue grecque qui jouerait le rôle de pont avec la culture des autres religions.
- Dans quelle mesure de telles légendes seraient attrayantes ou acceptable à des chrétiens juifs parlant le grec? Plusieurs de ces légendes impliquent une conduite sexuelle vulgaire et amorale. Sg 14, 26 (« confusion des valeurs, oubli des bienfaits, souillure des âmes, inversion sexuelle, anarchie des mariages, adultère et débauche ») et Rm 1, 24 (« C’est pourquoi Dieu les a livrés, par les convoitises de leurs cœurs, à l’impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps ») nous donne une idée de la réaction naturelle de Juifs qui parlaient le grec.
- Peut-on dire que ces légendes constituent un véritable parallèle avec la conception virginale non-sexuelle de Jésus décrit par Matthieu et Luc, où Marie n’est pas fécondée par une divinité mâle avec qui elle aurait eu une relation sexuelle, mais cette conception se fait par la puissance créatrice de l’Esprit Saint? Bref, il n’existe pas de véritable parallèle.
- La conception virginale dans le Judaïsme
Trois parallèles ont été proposés.
- Il y a d’abord le texte de la Septante de Is 7, 14 auquel fait référence Mt 1, 22-23 : « Voici, la vierge concevra, et elle enfantera un fils, et tu appelleras son nom d'Emmanuel ». Dans notre commentaire, nous avons montré que le choix de la Septante de traduire par « vierge » le mot hébreu « jeune fille » ne signifie pas pour autant que le traducteur entendait parler de conception virginale du Messie, car cette conception est clairement placée dans le futur. Tout ce qu’il entend dire est qu’une femme, qui est pour l’instant vierge, concevra de manière naturelle un enfant le jour où elle sera unie à un homme. Tout au plus entend-il signifier qu’il s’agira d’un premier-né. C’est l’exégèse chrétienne qui a donné une nouvelle interprétation à de passage d’Isaïe à la lumière d’une tradition existence sur la conception virginale. Et Matthieu a simplement cherché à colorer son récit avec cette interprétation.
- Pour décrire la génération des vertus dans l’âme humaine, Philon d’Alexandrie emploie les récits allégoriques des patriarches qui furent engendrés par le moyen de Dieu : « Rébecca, qui est la persévérance, devint enceinte de Dieu ». Malheureusement, nous sommes dans le monde de l’allégorie.
- Pour essayer de donner suite à cette idée de patriarches engendrés par Dieu sans intervention d’un mâle, certains biblistes se sont tournés vers Paul qui distingue ainsi les deux fils d’Abraham, l’un né selon la chair, l’autre selon la promesse ou l’esprit (Ga 4, 23, 29). Mais ailleurs (Rm 9, 8-10) affirme clairement que les enfants des patriarches selon la promesse ont été conçus par relations sexuelles entre parents.
Ainsi, même dans le monde juif on demeure sans parallèles.
- Les catalyseurs historiques
La question qu’il faut poser est : comment la connaissance sur la façon extraordinaire dont Jésus a été conçu est-elle parvenue aux chrétiens, et pourquoi s’est-elle manifestée si tard et seulement dans deux écrits du NT? Voici deux réponses qui ont été proposées.
- Une tradition familiale
Éliminons d’entrée de jeu la thèse simpliste que le récit de l’enfance chez Matthieu vint de Joseph et celui de Luc vint de Marie, tout comme celle qui veut que Marie a eu une annonciation au début de sa grossesse, et Joseph plusieurs mois après, ce qui présupposerait que Marie et Joseph ne se sont jamais parlé. Comme nous l’avons vu dans notre commentaire, les récits d’annonciations sont des variations développées à partir d’une tradition préévangélique en suivant la structure des récits d’annonciation de l’AT, et il n’y a aucune base pour affirmer qu’un tel récit proviendrait des parents. Une question plus sensée serait celle-ci : est-ce que la connaissance expérientielle que l’enfant aurait été conçu sans un père humain serait parvenue à la communauté chrétienne à travers Marie, avec le corollaire que tout cela était dû à l’action de Dieu?
Certains biblistes proposent une réponse positive à cette question en se basant sur la phrase : « Marie gardait soucieusement tous ces événements, les interprétant dans son cœur ». Malheureusement, cette phrase de Luc ne fait que reprendre Gn 37, 11 et Dn 4, 28 (LXX) qui se réfèrent à des rêves, et n’a rien à voir avec la préservation d’une tradition oculaire. La plus grande difficulté concernant la préservation par Marie d’une tradition familiale est le fait que cette tradition n’est apparue que dans la dernière partie du premier siècle (vers l’an 80 ou 85). De plus, il y a une forte tradition que les frères de Jésus n’ont pas cru en lui pendant son ministère (Jn 7, 5; Mc 3, 21, suivi de 3, 31). Alors comment Marie ne leur a-t-elle pas communiqué son origine divine? La conception virginale n’avait-elle pas des implications sur l’identité de Jésus? Dans les quelques scènes où elle apparaît dans les évangiles pendant le ministère de Jésus, on chercherait en vain des indices d’une compréhension christologique de sa part. Et quand après Pâque on se mettra à proclamer que Jésus est devenu Christ, Seigneur, ou fils de Dieu par sa résurrection, jamais on one mentionne la conception virginale.
- Une connaissance publique d’une naissance « prématurée ».
Selon la mise en scène de Luc et Matthieu, Marie est devenu enceinte assez longtemps avant sa cohabitation avec son mari. Selon ce scénario, Jésus serait né bien avant le temps habituel après la cohabitation, et cela n’aurait pas pu échapper au regard public. Peut-on dire qu’il s’agit d’un fait historique? Que cette situation se retrouve chez Matthieu et Luc, avec seulement Matthieu qui en fait une utilisation légèrement apologétique, suggère que nous sommes devant une tradition antérieure à ces deux évangélistes. Si tout cela était de la pure fiction, pourquoi avoir créé de toute pièce une situation qui ne pouvait être qu’embarrassante? D’ailleurs ce fut une des accusations provenant du monde juif que Jésus était un enfant illégitime (voir l’annexe V), une accusation qui a circulé au 1ier siècle.
S’il est donc tout à fait vraisemblable que la chronologie concernant la grossesse de Marie soit historique, la question devient : comment l’idée d’une conception virginale s’est-elle faufilée dans cette situation. Les opposants à Jésus ont perçu cette situation comme une preuve d’illégitimité et d’infidélité de la part de Marie. Mais les chrétiens ne pouvaient accepter une telle explication, en raison de leur foi que Jésus était totalement sans péché (2 Co 5, 21; 1 P 2, 22; He 4, 15; 1 Jn 3, 5) et du fait que Matthieu et Luc présentent ses parents comme des personnes saintes et droites (Mt 1, 19; Lc 1, 42). On aurait alors cherché une explication positive à cette conception irrégulière. Ainsi, l’idée de la conception virginale serait née de l’interaction de plusieurs facteurs :
- l'affirmation de foi issue des premières prédications que Jésus a été désigné ou engendré comme fils de Dieu par l’Esprit Saint
- la théologie d’un être sans péché cherchant à éclairer le fait historique de la conception de Jésus par la mère de Jésus avant même le moment de la cohabitation avec son mari
- et l’ingrédient d’une tradition familiale a peut-être donné corps à tout ce mélange
Il reste que tous ces arguments demeurent si ténus qu’il faut conclure que, sur le plan des données bibliques qu’on peut scientifiquement contrôler, la question de l’historicité de la conception virginale ne peut être résolue.
- Autres facteurs influents
Comme les données du NT sont non concluantes, plusieurs autres facteurs ont guidé les discussions. En voici une liste.
- Les données qui nous viennent du 2e s., après la période néotestamentaire, ne nous aide pas beaucoup. Il y a d’abord les écrits apocryphes où la conception virginale est bien attestée, un indice de sa popularité. Mais d’autre part, il y avait des groupes qui niaient la conception virginale. Il y a d’abord les chrétiens gnostiques, souvent influencés par leurs préjugés doctrinaux de l’hérésie du docétisme ou antimonde : l’idée de prendre chair dans un utérus leur répugnait. Mais, de manière plus importante pour nous, il y a le rejet de la conception virginale par des Juifs chrétiens qui acceptaient Jésus comme Messie d’origine strictement humaine; il y aurait donc eu une tradition d’une conception naturelle en Palestine chez des gens d’origine juive qui ont cru en Jésus.
- On a aussi invoqué la théorie de l’inspiration et de l’inerrance de l’Écriture pour affirmer que, si Matthieu et Luc ont parlé de conception virginale pour Jésus, ce doit être un fait historique. C’est oublier que les évangélistes font une affirmation christologique sur Jésus comme fils de Dieu et fils de David. Bien sûr, ils assument une virginité biologique, mais ce n’est pas là le point principal de leur affirmation. Ainsi, un chrétien pourrait ne pas accepter la virginité biologique, mais accepter l’affirmation christologique, et par là conserver toute sa vérité à l’enseignement évangélique.
- De même, on a évoqué la continuité dans l’enseignement de l’Église sur l’historicité de la conception virginale, et de fait on peut citer une unanimité virtuelle de l’an 200 à l’an 1800. Mais il faut rappeler ce que nous avons dit plus tôt sur le Credo avec son expression « naissance virginale » qui n’est pas d’abord une affirmation biologique, et il faut déterminer jusqu’à quel point l’affirmation du Credo est liée inextricablement à un présupposé d’ordre biologique. Il faut aussi faire remarquer que cette période d’unanimité dans l’Église correspond à celle où les opposants à la conception virginale de Jésus niaient également sa divinité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais il faut se rappeler de deux points :
- Dans la foi chrétienne fidèle à l’orthodoxie, Jésus demeurerait fils de Dieu peu importe la façon dont il aurait été conçu, puisque sa filiation est éternelle et non dépendante de l’incarnation
- Pour le chrétien ordinaire, la conception virginale semble avoir été un signe efficace pour signifier la filiation divine et éternelle de Jésus
- Pour certains, la conception virginale se trouverait à nier l’humanité de Jésus, puisqu’il n’aurait pas été conçu comme chacun de nous. Pourtant, si la conception virginale chez Matthieu et Luc était liée à l’affirmation de la filiation divine de Jésus, cela n’entachait pas pour eux sa pleine humanité. Et de fait, Matthieu associe cette conception avec une généalogie de ses ancêtres. Paradoxalement, ceux qui ont nié la conception virginale de Jésus dans l’histoire de l’Église sont ceux qui niaient aussi son humanité.
- Dans l’histoire du dogme chrétien, la conception virginale a été mise au service des théories sur la concupiscence concernant la transmission du péché originel (le péché se transmettrait par les relations sexuelles et les appétits sensuels suscités par la procréation). Selon cette perspective, Jésus serait né sans le péché originel, car il n’a pas été conçu par relation sexuelle. Une telle théorie n’a plus grand adepte aujourd’hui, et surtout elle est totalement étrangère aux évangélistes.
- La conception virginale a rapidement été imbriquée dans le portrait plus large de la virginité perpétuelle de Marie. Les églises qui ont une forte tradition mariale voient toutes les questions concernant la conception virginale comme une menace à la position de Marie comme « mère de Dieu » depuis le concile d’Éphèse (431); on craint qu’une conception naturelle enlèvera à Jésus sa noblesse et à Marie sa sainteté. Pourtant, à l’origine la conception virginale ne montre aucune trace de biais antisexuel; pour les évangélistes c’était le signe visible de l’intervention gracieuse de Dieu, et en aucune façon cette intervention ne rend la conception naturelle dans le mariage moins sainte.
- Dans l’histoire, l’alternative à la conception virginale n’a malheureusement pas été la naissance normale dans un mariage, mais une naissance illégitime en raison de l’infidélité de Marie (voir l’Annexe V). Les seuls à nier la conception virginale tout en maintenant que Jésus était le fils naturel et légitime de Joseph étaient des chrétiens juifs du 2e s. Malheureusement, le récit de Matthieu exclut cette possibilité. Néanmoins, certains chrétiens acceptent l’idée que Jésus est un fils illégitime, y voyant la phase ultime du processus décrit par Ph 2, 7 où le fils s’est dépouillé lui-même pour se faire esclave, tout en insistant qu’une naissance illégitime n’est pas une faute de la part de Jésus. Il reste que l’illégitimité détruirait aux yeux de Matthieu et Luc l’atmosphère de sainteté et de pureté qui entourait les origines de Jésus et nierait la théologie voulant que Jésus vint du milieu pieux des Anawim d’Israël.
- La conception virginale demeure un miracle, même si les évangiles n’ont pas mis en valeur son caractère merveilleux. Il y a eu beaucoup d’effort dans l’histoire pour en faire un phénomène naturelle : un cas de parthénogénèse, ou le résultat d’un clonage ou d’embryologie expérimental. Tout cela représente une mauvaise compréhension de ce que la tradition chrétienne cherchait à exprimer par la conception virginale, i.e. une action extraordinaire de la puissance créatrice de Dieu, aussi unique que la création initiale.
- L'accusation d'illégitimité
Jésus a-t-il été considéré comme un enfant illégitime de son vivant par les Juifs?
Nous avons vu que l’un des catalyseurs possibles de l’idée de conception virginale de Jésus était le souvenir que Jésus était né trop tôt après que ses parents eurent commencé leur cohabitation. Les chrétiens ont expliqué cette situation par une action miraculeuse de Dieu, tandis que les adversaires de Jésus y ont vu la preuve d’une naissance illégitime. Regardons d’un peu plus près l’accusation d’illégitimité en commençant par les faits avant d’examiner les diverses hypothèses.
- Les données probantes du second siècle et la période ultérieure
Le défi est de trouver des traces d’illégitimité qui ne dépendent pas des récits de l’enfance. L’évangile de Thomas, découvert à Nag Hammadi, semble dépendre en bonne part des évangiles, mais contient aussi des passages authentiques du ministère de Jésus. L’un de ces passage dit : « Qui connaît père et mère sera appelé 'fils d’une prostituée' » (#105). Mais la signification de ce passage est trop obscure pour être de quelqu’utilité. On trouve aussi le passage suivant dans les Actes de Pilates (2e s.) :
Les anciens des Juifs prirent la parole et dirent à Jésus : "Que devons-nous voir ? Premièrement, que tu es né de la fornication ; deuxièmement, que ta naissance a signifié la mort des enfants de Bethléem ; troisièmement, que ton père Joseph et ta mère Marie se sont enfuis en Égypte parce qu'ils n'étaient pas considérés comme des gens de valeur". (2, 3)
Malheureusement, ce texte semble clairement dépendre de Matthieu.
Le philosophe romain Celse, que nous ne connaissons que par Origène, aurait écrit une œuvre (Discours véritable), vers l’an 178, dans laquelle il dit ceci :
C'est Jésus lui-même qui a inventé l'histoire selon laquelle il était né d'une vierge. En réalité, sa mère était une pauvre femme de la campagne qui gagnait sa vie en filant. Elle avait été chassée par son mari menuisier (tektōn) après avoir été condamnée pour adultère avec un soldat nommé Panthera. Elle a alors erré et donné secrètement naissance à Jésus. Plus tard, parce qu'il était pauvre, Jésus a loué ses services en Égypte où il est devenu un adepte de la magie. Gonflé par celles-ci, il s'attribua le titre de Dieu (Origène, Contre Celse I, 28.32.69).
Une telle attaque contre les origines de Jésus était répandue. En Afrique du Nord, Tertullien, qui écrit vers l’an 197, mentionne parmi les accusations contre Jésus celle qu’il était le fils d’une prostituée (De spectaculis xxx 3). Mais tous ces témoignages nous viennent d’écrits chrétiens qui se situent dans un contexte polémique, et donc ne sont pas toujours fiables. Mais il reste que l’expression « fils de Panthera » se retrouve aussi dans la bouche des rabbins de la période tannaïtique (les deux premiers siècle de notre ère), sans qu’on sache s'il fait référence à l’illégitimité de la naissance de Jésus. Par contre, Siméon ben Azzai (début du 2e s.) aurait dit avoir trouvé à Jérusalem une généalogie qui affirme : « Un tel et un tel est illégitime, car né d’une femme mariée » (Mishna, Jebamoth 4, 13). Certains prétendent que cette phrase ferait référence à Jésus, non nommé par peur de représailles chrétiennes. Malheureusement, il n’y a aucun moyen de valider qu’il s’agisse d’une référence à Jésus.
Au cours de la période amoraïque de la littérature juive (l’an 200 à 500), la croyance en l’illégitimité de Jésus est bien répandue dans les milieux juifs, alors qu’on identife Ben Panthera avec Ben Stada, dont la mère était Miriam, une coiffeuse qui aurait été infidèle à son mari. Ben Stada aurait appris les formules de magie noire en Égypte, et il aurait été pendu (crucifié) la veille de la Pâque (Talmud de Babylone, Sabbath 104b; Sanhedrin 67a).
La question réelle qui se pose à propos de toutes ces accusations d’illégitimité, attestées au 2e s. par les sources tant chrétiennes que juives, est dans quelle mesure représentent-elles une tradition indépendante des évangiles. Quand on y voit la mention d’un séjour en Égypte il est difficile de ne pas y voir une dépendance de l’évangile de Matthieu. Il y a la mention de Panthera qui ne peut être expliqué par les évangiles, mais cela pourrait être simplement un embellissement d’un récit développé à partir de celui de Matthieu. Bref, il n’y a aucun moyen de savoir avec certitude que les accusations d’illégitimité représentent des accusations qui auraient circulé avant que Matthieu compose son récit.
- Les données probantes du Nouveau Testament
Deux passages pourraient faire référence à l’accusation d’illégitimité dans les milieux juifs.
- L’appellation « fils de Marie » en Marc 6, 3
Pour le texte de Marc, il y a deux traditions manuscrites. Nous avons souligné les mots importants.
Marc 6, 3 (selon les codex majeurs) | Marc 6, 3 (P45, la famille des 13 minuscules, les vieilles latines, la traduction copte boharique, la traduction arménienne) | Matthieu 13, 55 | Luc 4, 22 | Jean 6, 42 |
Celui-là n’est-il pas le menuisier, le fils de Marie et (le) frère de Jacques et de Joset et de Jude et de Simon? Et ne sont-elles pas, ses sœurs, ici, près de nous? | Celui-là n’est-il pas le fils du menuisier, le fils de Marie | Celui-là n’est-il le fils du menuisier? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques et Joseph et Simon et Jude? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes près de nous? | N’est-il pas (le) fils de Joseph, celui-là? | Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère? |
Les trois synoptiques mettent cette question dans la bouche des gens de Nazareth à l’occasion de la seule visite de Jésus dans sa ville pendant son ministère pour souligner le contraste entre ses origines modestes et sa réputation croissante pour ses faits merveilleux et sa prédication. Chez Jean, la question est mise sur les lèvres « des Juifs » sur le bord du lac de Tibériade, mais elle a la même signification. Il est probable que nous soyons devant des variations autour d’une même tradition ancienne.
Le poids des meilleurs manuscrits de Marc favorisent la première leçon (colonne 1), malgré l’ancienneté du Papyrus 45 (début du 3e s.). Certains biblistes considèrent la deuxième leçon comme la version originelle avec l’argument que des scribes auraient vu l’expression « fils du menuisier » comme une négation de la conception virginale, et donc aurait plutôt attribué le métier de menuisier à Jésus et éliminé la mention du père. À cela il faut répondre qu’il est douteux que des scribes auraient apporté une modification qui aurait mis Marc en désaccord avec Matthieu et Luc. Aussi, il est plus probable que la première leçon est la version originelle, et la deuxième leçon provient d’un copiste qui aurait modifié le texte de Marc pour le synchroniser avec celui de Matthieu et Luc.
Alors comment expliquer les différences entre les évangélistes? Il semble y avoir deux traditions derrière ces textes, une tradition longue (Marc et Matthieu) et une tradition courte (Luc, Jean). Dans la tradition longue on fait référence au menuisier, à Marie, aux frères et aux sœurs; dans la tradition courte Jésus est simplement appelé « fils de Joseph ». Marc représente la tradition longue, que Matthieu aurait légèrement modifié pour éviter que Jésus soit appelé « menuisier » par révérence à son égard.
Ceci étant dit, il est impossible de retracer la tradition qui serait derrière les traditions longue et courte, et donc il est impossible de savoir si selon la tradition la plus ancienne Jésus était appelé « fils de Marie » ou « fils de Joseph », ou « fils de Joseph et Marie ». Néanmoins, considérons les implications que Jésus soit appelé « menuisier, fils de Marie ». Tout d’abord, être appelé « menuisier » n’a rien de négatif; cela place simplement Jésus avec les autres métiers comparables des citoyens de Nazareth, et donc le définit comme un « homme ordinaire ». Pour l’expression « fils de Marie », il y a eu beaucoup de discussions chez les biblistes, certains y voyant une affirmation d’illégitimité de la naissance de Jésus selon un principe du Judaïsme tardif : Un homme est illégitime quand il est appelé en référence au nom de sa mère, car un bâtard n’a pas de père. La faille de cet argument est qu’il est impossible de savoir si ce principe existait à l’époque de Jésus. Aussi, la façon la plus simple d’expliquer l’expression « fils de Marie » est le contexte où Joseph était décédé et Marie, le seul parent survivant, était bien connue de tous les villageois. De plus, le fait que Marc mentionne également les frères et les sœurs de Jésus élimine la possibilité que l’expression « fils de Marie » aurait une connotation d’illégitimité; l’accent est plutôt que nous sommes devant des gens ordinaires.
Ainsi, Marc 6, 3 ne nous donne pas de soutien véritable à l’idée que les Juifs considéraient Jésus comme un enfant illégitime pendant son ministère.
- Le débat sur l’illégitimité en Jean 8, 41
« "Vous faites, vous, les œuvres de votre père." Ils lui dirent : "Nous ne sommes pas nés de prostitution, nous avons un seul père : Dieu" ». Rappelons le contexte. Il y a un débat entre Jésus et « les Juifs » sur la descendance d’Abraham (8, 31s), qu’ils appellent leur père. Jésus met en question cette descendance, puisqu’ils ne font pas les œuvres d’Abraham (v. 39). Et au v. 41 il fait référence de manière sarcastique à leur vrai père, le diable, ce qui amène les protestations des Juifs : « Nous ne sommes pas né de prostitution ». Certains biblistes ont interprété ainsi cette phrase avec qui commence avec un « nous (egō) » emphatique : « Nous (contrairement à toi), nous ne sommes pas né de prostitution ». Comme le contexte en est un d’illégitimité et de paternité, un indice d’accusation d’illégitimité a plus de plausibilité que de Marc 6, 3. Mais il reste que cette accusation est loin d’être certaine.
En conclusion de toute cette étude, il faut se résigner à accepter qu’on ne sait pas si l’accusation juive d’illégitimité, qui est apparue clairement au 2e s., relève d’une source indépendante de la tradition du récit de l’enfance, ce qui aurait pu nous aider à confirmer comme historique la chronologie d’une naissance « prématurée » supposée par Matthieu et (implicitement) par Luc.
- Un autre contexte juif pour le récit de Matthieu
À part le récit du patriarche Joseph et du jeune Moïse, ainsi que l’oracle de Balaam, y a-t-il d’autres sources?
Dans notre commentaire, nous avons présenté deux sources préévangéliques qui sont à la source du récit de l’enfance chez Matthieu, d’abord l’histoire du patriarche Joseph et du jeune Moïse qui ont donné forme aux apparitions angéliques, puis l’histoire de Balaam, un mage venu de l’est et qui a vu se lever l’étoile de David, une histoire qui a façonné le récit des mages venus d’Orient. Mais les biblistes ont vu d’autres sources qui auraient exercé une influence sur le récit de Matthieu.
- La légende autour d’Abraham
Il existait dans le monde juif une légende autour d’Abraham. Selon cette légende, des astrologues auraient averti le méchant roi Nimrod que Terah (le père d’Abraham) aurait eu un fils au même moment où ils auraient vu une étoile se lever et dévorer toutes autres étoiles, signe que le nouveau-né allait posséder le monde entier, par conséquent le roi devait s’assurer de tuer tous les enfants mâles. Malheureusement, cette légende n’est attestée qu’assez tard dans l’ère chrétienne et on n’a aucune donnée qu’elle était connue à l’époque de Matthieu. De plus, elle semble avoir été façonnée sur le modèle du récit de la naissance de Moïse.
- L’histoire de la reine de Saba
La reine de Saba est mentionnée par Mt 12, 42 (« car elle [la reine du Midi] est venue du bout du monde pour écouter la sagesse de Salomon »), qui reprend ici la source Q. Alors certains biblistes se sont demandés si l’histoire de la visite de la reine de Saba racontée par 1 R 10, 2 ne serait pas à l’origine du récit des mages, elle qui arrivait d’Arabie « avec des chameaux chargés d’aromates, d’or en grande quantité et de pierres précieuses ». Malheureusement, un autre récit, celui d’Is 60, 6 (« Un afflux de chameaux te couvrira… tous les gens de Saba viendront, ils apporteront de l’or et de l’encens ») nous offre un meilleur parallèle avec le cadeau des mages. De plus, la figure de Salomon dans l’histoire de la reine de Saba ne peut être comparée à celle du méchant Hérode dans le récit des mages.
- Le séjour de Jacob/Israël en Égypte
Dans son chapitre 2, Matthieu fait revivre à Jésus les grands moments de l’histoire d’Israël. Aussi certains biblistes ont proposé comme arrière-plan le séjour de Jacob/Israël en Égypte alors qu’il était persécuté par Laban. Malheureusement, cet arrière-plan n’a pas la même force pour éclairer le chapitre 2 de Matthieu que le récit de Joseph qui a vraiment vécu en Égypte et qui a été associé à Pharaon et à ses rêves. Néanmoins, on ne peut exclure des influences mineures de l’histoire de Jacob/Israël, en particulier la référence à Rachel, l’épouse de Jacob, en Mt 2, 17-18.
Lié à cet arrière-plan de l’histoire de Jacob/Israël, il y son développement sous forme d’un midrash tel qu’attestée par une Haggada de la Pâque, i.e. une histoire populaire de la délivrance d’Israël racontée dans le cadre de la célébration de la Pâque. Dans cette histoire, on reprend l’ancien credo de Dt 25, 5-8 (« Mon père était un Araméen errant. Il est descendu en Égypte… »). Mais en changeant une seule voyelle au verbe « errer », la phrase a été ainsi réinterprétée : « Un Araméen chercha à détruire mon père ». Alors, on a fait une comparaison avec Laban, un Araméen, qui chercha à détruire Jacob et à sa famille, ainsi qu’avec le Pharaon qui chercha à détruire les enfants mâles hébreux. Le midrash réunit un ensemble d’événements bibliques : les attaques contre Jacob et sa famille par Laban l’Araméen, la fuite en Égypte comme Dieu l’a demandé dans un rêve, et le retour au pays sous la direction de Moïse. Bref, l’histoire de Jacob/Israël ne peut être l’arrière-plan principal de la tradition pré-matthéenne, mais il est très possible que certains éléments de cette histoire se sont mêlés avec le récit autour de patriarche Joseph et du jeune Moïse.
- Le recensement sous Quirinius
Sur le plan historique, y a-t-il eu un recensement universel lors de la naissance de Jésus?
Or, en ce temps-là, parut un décret de César Auguste pour faire recenser le monde entier. (Ce premier recensement eut lieu à l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie). Et ainsi tous allaient se faire recenser, chacun dans sa propre ville ; Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth vers la Judée à la ville de David qui s’appelle Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la descendance de David, pour se faire recenser. (Lc 2, 1-5)
Pris en soi et isolément, ce décret ne pose pas de problème sur le plan chronologique : Auguste a régné de l’an 44/42 av. JC jusqu’en l’an 14 de notre ère; Publius Sulicius Quirinius devint gouverneur ou légat de Syrie en l’an 6 de notre ère et conduisit cet année-là un recensement en Judée (non pas en Galilée). En nous basant sur cette information, Jésus serait né en l’an 6 de notre ère. Le problème vient de ce que Luc écrit ailleurs, par exemple en 1, 5 (« au temps d’Hérode, roi de Judée ») et en 3, 23 (« Jésus, à ses débuts, avait environ trente ans »), qui crée un conflit irréconciliable.
Commençons avec Lc 1, 5 et la mention du roi Hérode de Judée pour le moment des annonciations à Zacharie et Marie. Selon la meilleure information dont nous disposons, Hérode le Grand est mort en l’an 4 av. JC (voir la note de Mt 2, 1). Or, d’après Lc 1, 36, la grossesse de Marie commença six mois après celle d’Élisabeth, si bien que Jésus serait né environ 15 ou 16 mois après l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste. Puisque cette annonciation se situait à l’époque d’Hérode et que ce dernier est mort en l’an -4, la naissance de Jésus doit avoir eu lieu au plus tard en l’an -3 (ce qui nous rapproche de la date proposée par Matthieu qui est vers l’an -6, i.e. deux ans avant la mort d’Hérode). Même là on se retrouve au moins dix ans avant le moment où Quirinius est devenu gouverneur de Syrie (l’an 6 de notre ère) et a entrepris son recensement. Trois solutions ont été proposées pour résoudre ce problème : 1) Réinterpréter la chronologie d’Hérode pour l’apparier à recensement de Quirinius de l’an 6 de notre ère; 2) Réinterpréter la chronologie du recensement de Quirinius pour l’apparier avec la date d’Hérode (l’an -4) du premier chapitre de Luc; 3) Reconnaître que l’une ou l’autre indication chronologique, ou les deux, sont inexactes et source de confusion, et qu’il n’y a ni besoin ni possibilité de réconciliation. Fondamentalement, c’est à cette troisième solution que nous conduira l’analyse dans cette annexe.
- Réinterprétation de la chronologie d’Hérode
Une première suggestion est que Luc entendait désigner comme roi non pas Hérode le Grand, mais Archélaüs son fils qui régna en Judée de l’an -4 à l’an 6 de notre ère, jusqu’à ce qu'il soit déposé et exilé. Ainsi, on pourrait imaginer que l’annonciation de Jean-Baptiste a eu lieu vers l’an 5 ou 6 de notre ère, et que Jésus serait né après la destitution d’Archélaüs, au moment où Quirinius est devenu légat de Syrie en l’an 6. Une variante de cette suggestion est de dissocier l’annonciation à Zacharie de celle à Marie (que Luc aurait réunies pour des raisons théologiques) : l’annonciation à Zacharie a bel et bien eu lieu sous Hérode le Grand (donc avant sa mort en l’an -4), et l’annonciation à Marie a eu lieu au moment où Quirinius s’apprête à faire son recensement en l’an 6 de notre ère.
Malheureusement, ces suggestions entrent en conflit avec les données de Matthieu qui situent clairement la naissance de Jésus avant la mort d’Hérode le Grand en l’an -4, plus précisément deux ans avant sa mort. Elles entrent aussi en conflit avec les données de Luc lui-même en 3, 1.23 quand il situe le début de ministère de Jésus à la 15e année de l’empereur Tibère (i.e. en l’an 27-28) et qu’il ajoute que Jésus avait environ 30 ans à ce moment, ce qui implique une naissance au plus tard vers l’an -3 ou -4. C’est ce qui a poussé les biblistes à chercher une autre piste de solution.
- Réinterprétation de la chronologie du recensement de Quirinius
Auguste a-t-il pu faire paraître un édit exigeant que tout l’empire romain soit soumis à un recensement? Il n’existe aucune donnée pouvant confirmer un tel fait. De plus, étant donné le statut différent des provinces et des royaumes clients, un recensement universel est peu plausible. Mais Luc a peut-être voulu signifier non pas un seul recensement, mais la politique d’Auguste d’avoir régulièrement des recensements à des fins statistiques, ce qui inclurait la Judée. De fait, Auguste était intéressé aux recensements pour diverses raisons : sous son règne, on a procédé à trois reprises (l’an -28 et -8, ainsi qu’en 13-14 de notre ère) au dénombrement des citoyens romains pour des fins statistiques, et on faisait aussi des recensements à des fins d’impôt et de service militaire pour des citoyens non romains.
Mais un recensement romain aurait-il pu exiger que les gens retournent au lieu de leur tribu ou leurs ancêtres comme le décrit Luc pour Joseph? Nous n’avons aucun parallèle clair sur le sujet. Néanmoins on ne peut écarter a priori cette possibilité, puisque les Romains avaient l’habitude d’adapter leur administration aux circonstances locales, et donc un recensement conduit en Galilée respecterait l’attachement profond des Juifs à leur tribu ou à leurs relations ancestrales. Mais le récit de Luc nous dit que le recensement de Quirinius touchait la Galilée, ce qui ne correspond pas aux faits sur le recensement de l’an 6, car la Galilée ne relevait pas de l’autorité de Quirinius, mais du tétrarque Hérode Antipas qui y régnait. Cela amène la question : y a-t-il eu un recensement par Quirinius avant que la Galilée et la Judée ne soient gouvernées séparément?
Commençons par la question : Quirinius a-t-il pu être gouverneur de Syrie une première fois pendant ou peu de temps après le règne d’Hérode le Grand, i.e. autour ou avant l’an -4. L’historien juif Josèphe nous donne cette liste et cette chronologie des gouverneurs de Syrie :
23 à 13 av. JC | M. Agrippa |
Vers l’an 10 av. JC | M. Titius |
9 à 6 av. JC | S. Sentius Saturninus |
6 à 4 av. JC ou plus tard | Quintilius (ou Quinctilius) Varus |
1 av. JC à l’an 4 de notre ère | Gaius César |
4 à 5 de notre ère | L. Volusius Saturninus |
6 à après l’an 7 de notre ère | P. Sulpicius Quirinius |
Pour que Quirinius ait pu être gouverneur de Syrie à deux reprises, i.e. une fois en l’an 6 et à un autre moment avant, deux seules possibilités existent selon la liste de Josèphe : soit avant Titius (i.e. avant -10), soit entre Varus et Gaïus César (i.e. l’an -4 et -1). Malheureusement, même si cette solution est compatible avec les données de Luc, elle est incompatible avec la carrière bien documentée de Quirinius; en l’an 12 av. JC il était consul (Tacite, Annales III 48) et entre l’an -12 et -6, il est en Asie Mineure à la tête de légions en guerre contre les Homonades, avant de se retrouver en Syrie comme conseiller de Gaius César pour ensuite le remplacer.
Même en supposant que Quirinius aurait été gouverneur de Syrie une première fois pendant la période d’Hérode le Grand, comment expliquer un recensement du gouverneur de Syrie sur le territoire qui est de la juridiction d’Hérode? En effet, comme roi client Hérode qui payait un tribut à Rome, il prélevait lui-même ses taxes et on n’a aucune donnée que des Romains auraient prélevé des taxes basés sur un recensement dans son royaume. Et s’il y a eu un recensement en l’an 6 de notre ère c’est justement parce que le fils d’Hérode, Archélaüs, venait d’être déposé et les Romains reprenaient la juridiction de son territoire. De plus, il est peu plausible qu’un recensement romain ait pu avoir lieu soit sous Hérode le Grand, soit sous Archélaüs, sans déclencher une révolte dans la population. Et de fait, c’est exactement ce qui s’est produit en l’an 6 avec le recensement de Quirinius.
Considérons un moment la description de ce recensement par Josèphe. Après le départ d’Archélaüs, la Judée devint une province romaine annexée à la Syrie en l’an 6 de notre ère. Quirinius, désigné par Auguste pour être gouverneur de Syrie, entreprit de visiter la Judée « pour faire une évaluation des possessions des Juifs et liquider la succession d’Archélaüs ». Au premier abord, les Juifs furent choqués d’entendre parler d’avoir à rapporter leurs possessions, mais se rallièrent à cette demande à l’instance du grand prêtre. Par contre, Judas le Galilée prit la tête d’une rébellion, fondant le mouvement nationaliste des Zélotes. Tout cela est le signe d’un événement peu habituel. Quand Luc parle « du premier recensement sous Quirinius », il nous renvoie certainement à cet événement mémorable.
Dans un effort quasi désespéré de sauver l’exactitude de Luc, des biblistes ont proposé d’autres solutions. On a d’abord suggéré qu’il y a eu une corruption du texte de Luc et qu’au lieu de lire Quirinius, il faudrait lire Saturninus (gouverneur de 9 à 6 av. JC), même s’il n’existe aucun manuscrit soutenant cette leçon; cela permettrait de situer le recensement pendant la période d’Hérode. Ce qui a amené cette suggestion est un passage de Tertullien : « En ce temps-là il y a eu des recensements en Judée sous Auguste par Sentius Saturninus, par lesquels on pouvait s’enquérir des ancêtres de Jésus » (Adversus Marcion IV xix 10). Malheureusement, rien n’indique que Tertullien désigne ici Lc 2, 1-5. De plus, le contexte de cette phrase est un commentaire de Lc 8, 19-21 (« Ma mère et mon frère ce sont ceux qui écoute la parole de Dieu et la mette en pratique ») où il confronte les docètes qui nient l’humanité de Jésus et se trouve à leur dire : vous pouvez vérifier dans les documents de recensement que Jésus a bel et bien des ancêtres. Tertullien assume que de tels documents doivent exister en Palestine.
Une autre tentative désespérée de sauver l’exactitude Luc a été de proposer un recensement en deux étapes, i.e. un recensement qui aurait commencé sous Saturninus ou Varus (donc à l’époque d’Hérode), et qui aurait été complété sous Quirinius. Malheureusement, Luc ne nous dit pas que le recensement a été complété avec Quirinius, mais qu’il a eu lieu (egeneto) sous Quirinius. Une variante de cette proposition a été de placer à l’époque de Saturnius une étape du recensement appelée apographē (l’inscription des biens taxables et des personnes), et à l’époque de Quirinius l’étape appelée apotimēsis (l’évaluation ou cotisation de la taxe actuelle basée sur l’inscription). Malheureusement, Luc parle d’un apographē (inscription) à l’époque de Quirinius, et non d’un apotimēsis.
- Reconnaître le caractère irréconciliable de l’information de Luc
Après tout ce travail d’analyse, le poids des données probantes nous empêchent d’opérer une réconciliation entre les chapitres 1 et 2 de Luc : on a aucune raison sérieuse de croire qu’il y a eu un recensement romain en Palestine sous Quirinius à l’époque d’Hérode le Grand. L’information du chapitre 1 peut être exacte : Jésus a pu naître sous le règne d’Hérode le Grand ou à la fin. Mais il est inexact d’associer cette naissance avec le recensement mené en l’an 6 sous Quirinius. Luc est tout aussi inexact en Ac 5, 36 à propos de ce recensement, quand il met dans la bouche de Gamaliel, peu de temps de temps après la mort de Jésus en l’an 30, une allusion à la révolte de Theudas, qui ne s’est produite en fait que 10 ans plus tard, et à quoi s’ajoute l’erreur de dater implicitement la révolte de Judas le Galiléen (vers l’an 6) après celle de Theudas.
Il vaut la peine de citer ici R. Syme :
Deux événements marquants de l'histoire de la Palestine vont laisser leurs traces dans l'esprit des hommes. D'abord, la fin d'Hérode en 4 av. JC, ensuite l'annexion de la Judée en l'an 6. L'un ou l'autre pourrait servir de datation approximative dans une société peu encline à la documentation exacte. Chaque événement, comme c’est arrivé, a entraîné des perturbations. Les plus graves furent celles de l'an 4 av. JC, selon Josèphe. Varus, légat de Syrie, dut intervenir avec l'ensemble de son armée. Mais la crise de l'an 6 est celle dont on s’est souvenue avec le plus de vivacité parce que la domination et la fiscalité romaines étaient imposées. C’est ainsi qu’en Actes 5, 37, le pharisien Gamaliel dit dans son discours : "A l'époque du recensement." (The Titulus Tiburtinus, in Vestigia : Akten des VI Internationalen Kongresses für Griechische und Lateinische Epigraphik, p. 600)
Que conclure? Même si Luc est inexact dans la datation du recensement de Quirinius et qu’il l’a associé par erreur à la naissance de Jésus, il faut reconnaître que cette association lui a permis d’expliquer pourquoi Joseph et Marie se sont retrouvés à Bethléem pour la naissance de Jésus. Et cela a servi admirablement ses intérêts théologiques en donnant à la nativité une toile de fond mondiale et marquée par l’histoire d’Israël.
- Le midrash comme genre littéraire
Les récits de l’enfance sont-ils des midrashim?
Ce sujet est important, car certains biblistes qualifie les récits de l’enfance comme un midrash (au pluriel : midrashim). Et dans certains milieux catholiques romains, qualifier un écrit de midrash revient à dire qu’il s’agit d’un écrit de fiction, d’une fable et que les événements racontés ne se sont jamais produits.
En hébreu biblique, le verbe dāraš signifie : chercher, examiner, enquêter, étudier, tandis que le nom midraš exprime le produit de cette recherche ou de cette étude. Le nom apparaît pour la première fois en 2 Ch 13, 22 (« Le reste des actes d’Abiya, ses faits et gestes, est écrit dans le commentaire (midraš) du prophète Iddo »; voir aussi 2 Ch 24, 27); malheureusement, ce midraš n’a pas été préservé. Nous avons une meilleure idée avec Si 51, 23 : « Approchez-vous de moi, ignorants, et établissez votre demeure dans la maison de l’instruction (paideia) ». La réalité de la « maison de l’instruction » anticipe l’usage post-biblique des bêt-ham-midraš ou « école ». Dans les manuscrits de la mer Morte, 4Qflor i 14 utilise midraš comme titre à un passage qui interprète le Ps 1, 1 en utilisant diverses citations bibliques tressées ensemble en guise d’interprétation.
Dans le Judaïsme post-chrétien, le midraš désigne les œuvres qui rassemblent les déclarations légales, les histoires et les homélies des rabbins autour de textes bibliques. À partir du 2e s. de l’ère moderne, on a conservé des midrashim rabbiniques contenant des commentaires ligne par ligne de livres comme l’Exode ou les Nombres dans le style : « Rabbi X a dit, ‘…’; et Rabbi Y a dit, ‘…’ ». Le midrash de type halakhique ou halakha (halākâ : règle, loi) désigne une interprétation sous forme de déclaration légale, alors que l’interprétation non légale est appelée haggada (haggādâ : histoire) ou de type haggadique. Aussi, quand on parle de midrash, il faut distinguer la collection de ces diverses interprétations, et le processus midrashique qui a conduit à ces interprétations. Notons enfin que le lien entre l’Écriture qui est commentée et la collection des interprétations qui sont sensées l’éclairer est parfois lâche, si bien que le midrash en est venu à désigner tout exposé homilétique libre, avec une connotation de fable ou floklore pour illustrer la bible dans le cas du midrash haggadique.
Considérons deux définitions qui ont été proposées, la première par Renée Bloch (cité par Wright, Literary Genre, 19).
Le midrash rabbinique est une réflexion homilétique ou une médidation sur la Bible qui cherche à réinterpréter ou actualiser un texte donné du passé pour les circonstances présentes.
R. Wright nous donne pour sa part une définition plus détaillée :
Le midrash rabbinique est une littérature centrée sur la Bible ; c'est une littérature sur une littérature. Un midrash est une œuvre qui tente de rendre un texte de l'Écriture compréhensible, utile et pertinent pour une génération ultérieure. C'est le texte de l'Écriture qui est le point de départ, et c'est pour le bien du texte que le midrash existe. Le traitement d'un texte donné peut être créatif ou non, mais la littérature dans son ensemble est principalement créative dans son traitement du matériel biblique. L'interprétation est parfois accomplie en réécrivant le matériel biblique.
Ces deux définitions sont quelque peu anachroniques, en ce sens qu’elles sont dérivées du matériel rabbinique ultérieur. Néanmoins, elles permettent d’identifier comme midrash certains passages comme Sg 11-19 qui est une homélie sur les plaies d’Égypte en Ex 7-12. Il n’est donc pas impossible que le terme midrash s’applique aux récits de l’enfance. Faisons quelques commentaires.
- En se basant sur les récits de l’enfance, des midrashim au sens strict ont été composés dans le christianisme qui a suivi les premières communautés chrétiennes. Un bel exemple en est le Protévangile de Jacques qui a réécrit de manière créative au 2e s. le matériel biblique. On a ainsi eu tendance à fusionner les récits de Matthieu et Luc et à ajouter des détails qu’ils ne mentionnent pas, comme les mages et les chameaux qui vont à la rencontre des bergers avec leur bœuf et leur âne devant la caverne de l’enfant. Le but de cette interprétation pleine d’imagination était de rendre l’Écriture compréhensible pour la génération future. Les midrashim de type haggadique se sont emparé aussi de ces récits pour identifier les mages, décrire leur sort subséquent, raconter les aventures de la sainte famille en Égypte.
- Dans notre commentaire, nous avons proposé que Matthieu s’est servi d’une tradition pré-évangélique pour composer son récit de l’enfance. Or, l’arrière-plan de cette tradition pré-évangélique s’est inspiré de midrashim interprétant la naissance de Moïse en Ex 1-2. De tels midrashim sont attestés par Flavisus Josèphe (Antiquités judaïques) et par Philon d’Alexandrie (Vie de Moïse). De manière moins claire, un midrash sur Mi 4-5 et Gn 35, 19-21 pourrait avoir exercé une influence sur Matthieu et Luc concernant la naissance du Messie à Bethléem. Nous n’affirmons pas toutefois que les récits de l’enfance sont des midrashim de l’AT, mais plutôt que Matthieu et Luc, en plus d’utiliser l’AT, se sont servis aussi des midrashim pour interpréter l’AT avec des détails supplémentaires.
- Peut-on qualifier les récits de l’enfance de midrashim? En prenant la définition de Wright, ils seraient des midrashim s’ils étaient de la littérature sur de la littérature, i.e. s’ils étaient des commentaires de textes de l’AT. Ce n’est pas le cas. Si par exemple Matthieu s’est servi d’une tradition influencée par des midrashim de la naissance de Moïse, il n’a pas écrit son récit pour rendre l’histoire de la naissance de Moïse plus intelligible. De même, Luc brosse le portrait de plusieurs figures (Zacharie, Élisabeth, Syméon, Anne) à partir de modèles de l’AT (Abraham, Sara, les parents de Samuel, Éli), mais son but n’est pas de rendre ses modèles de l’AT plus intelligibles. Bref, Matthieu et Luc n’ont pas cherché à rendre l’Écriture plus intelligible, mais à rendre Jésus plus intelligible.
- Après avoir dit que les récits de l’enfance ne sont pas des midrashim au sens strict, on peut néanmoins affirmer que le style d’exégèse utilisé dans les midrashim a aussi été utilisé dans les récits de l’enfance. Car bien que le sujet central était Jésus et la compréhension christologique qu’on avait du fils de Dieu, on a cherché à rendre intelligible cette compréhension christologique, de la même façon que le midrash a cherché à rendre intelligible des textes de l’AT en ajoutant ce qu’on pensait être un détail historique ou encore en exerçant son imagination créatrice. C’est ainsi que les récits de l’enfance sont un mélange d’histoire et choses vraisemblables, d’images tirées de l’AT ou de la tradition juive, ou d’images qui anticipent ce qui se produira dans le ministère de Jésus, tout cela tressé ensemble pour dramatiser la conception et la naissance du Messie qui était fils de Dieu. En soi, c’est aussi un processus théologique, qui se sert de l’arrière-plan de l’AT pour interpréter une compréhension christologique, et démontrer la continuité entre l’ancien et le nouveau. Dans quelle catégorie doit-on alors mettre les récits de l’enfance? Peut-être celui de « récits de l’enfance d’hommes fameux ». Une classification si large nous permettrait d’accueillir des récits qui, malgré la similitude de leur christologie chez Matthieu et Luc et la même tendance à combler les lacunes en recourant à l’AT, révèlent un style et des accents très différents.
- Toute cette discussion implique que les récits de l’enfance n’appartiennent pas au gendre littéraire d’histoire basée sur des faits. Ce ne signifie par pour autant qu’on ne reconnaît pas la présence probable d’éléments ayant une valeur historique. Mais on ne peut soutenir l’idée que les deux récits de l’enfance, comme on les connaît actuellement, sont totalement historiques. Et même, de larges pans ne sont pas historiques. Mais tout cela ne met pas en péril le message fondamental des récits (que Jésus est fils de Dieu depuis sa conception) et l’insight que Dieu a guidé la composition de l’Écriture pour l’éducation de son peuple. Car ce n’est pas seulement avec l’histoire qu’un peuple peut être éduqué et formé.
- La quatrième Églogue de Virgile
Quelle influence a pu avoir la quatrième Églogue de Virgile?
Traduction de la quatrième Égloguea
1 Ô Muses de Sicile, laissez-moi chanter sur une note un peu plus noble. 2 Le thème des vergers et des humbles tamaris ne plaît pas à tout le monde. 3 Si nous chantons sur des forêts, qu'elles soient dignes d'un consulb.
4 Voici venu le dernier âge dont parlait la Sibylle de Cumes ; 5 une grande ligne ordonnée de siècles recommence ; 6 maintenant aussi la Vierge revient ; le règne de Saturnec revient ; 7 une nouvelle génération humaine descend du haut des cieux. 8 Sur l'Enfant qui va naître, sous lequel la race de fer 9 cessera et une race d'or surgira sur le monde entier, 10 toi, ô chaste Lucined, souris favorablement, car ton Apollon est maintenant roi.
11 Cet âge glorieux commencera sous ton consulat, 12 ô Pollion, au moment où les moise puissants commencent leur course. 13 Sous ta direction, les traces de notre culpabilité qui subsistentf 14 disparaîtront, libérant la terre de sa peur perpétuelle. 15 Il [l'Enfant] recevra la vie divine et verra 16 les héros se mêler aux dieux, et lui-même sera vu par eux. 17 Et il régnera sur un monde rendu paisible par les vertus de son père.
[Le prochain printemps de l'enfance de l'enfant] 18 Mais d'abord pour toi, ô Enfant, sans être cultivée, la terre donnera comme petits dons 19 des lierres grimpant partout à l'état sauvage et se mêlant au nard rustique, 20 et le lis d'Égypte mêlé à l'acanthe souriante. 21 Sans qu'on les appelle, les chèvres reviendront à la maison, les mamelles gonflées de lait ; 22 et les troupeaux ne craindront pas les puissants lions. 23 Pour ton plaisir, ton berceau produira une corne d'abondance de fleurs. 24 Le serpent périra, ainsi que l'herbe vénéneuse trompeuse, 25 tandis que l'arbuste aromatique d'Assyrie poussera dans tous les champs.
[Le prochain été de l'éducation de l'enfant] 26 Dès que tu pourras lire les louanges des héros et les exploits de tes parents, 27 et que tu sauras en quoi consiste la valeur, 28 la plaine deviendra lentement dorée avec les épis ondulants, 29 et le raisin mûr sera suspendu aux ronces sauvages, 30 et les chênes durs produiront des gouttes de miel pleines de rosée. 31 Cependant, quelques traces du péché d'autrefois subsisteront, 32 amenant les hommes à tenter la mer dans des bateaux, à construire des murs autour 33 des villes, et à labourer la terre avec des sillons. 34 Il y aura alors un deuxième Argo avec un deuxième Tiphys pour le piloter, 35 transportant une élite de héros ; il y aura une deuxième série de guerres, 36 et une fois de plus un grand Achille sera envoyé à Troieg.
[L’âge adulte future de l'enfant] 37 Ensuite, quand les années auront fait de toi un homme fort, 38 même le marchand quittera la mer, et le navire construit avec du pin 39 cessera ses voyagesh marchands. Toute terre sera féconde ; 40 mais la terre ne sentira pas le râteau, et la vigne ne sentira pas le sarcloir. 41 Le laboureur robuste libérera ses bœufs du joug. 42 On n'apprendra plus à teindre la laine de diverses couleurs ; 43 car le bélier dans les prés changera lui-même sa toison, 44 tantôt d'une douce teinte pourpre, tantôt d'un jaune safran ; 45 et spontanément les agneaux qui paissent seront vêtus de vermillon.
46 Les Parques ont crié aux rouets du destin : "Que de tels temps arrivent bientôt", 47 exprimant à l'unisson la volonté divine immuable.
[Le triomphe de l’enfant] 48 Entre dans tes grands honneurs - le temps est pratiquement venu - 49 O cher descendant des dieux, ô puissant allié de Jupiter ! 50 Voici que le monde tremble en hommage à sa coupole massive ; 51 l'étendue de la terre et de la mer et les étendues du ciel ! 52 Voyez comme toutes choses se réjouissent de cet âge à venir ! 53 Maintenant, je souhaite que dans une vie assez longue, la dernière partie 54 et une inspiration suffisante me permettent de raconter tes exploits. 55 Alors je ne serai pas dépassé dans le chant par le Thrace Orphée, 56 même si sa mère Calliope l'assiste, 57 ni par Linus, même si le bel Apollon, son père, l'aide. 58 En effet, si Pan lui-même se mesurait à moi en présence d'un juge de son Arcadie natale, 59 il se jugerait vaincu.
60 Avance, ô petit garçon, et reconnais en sourianti ta mère, 61 que dix longs mois ont amenée à la fatigue du travail d’enfantement. 62 Avance, ô petit garçon, sur qui les parents n'ont pas encore souri, 63 qu'aucun dieu n'a honoré à sa table, et aucune déesse dans son lit.
a Les trois premières lignes constituent une transition du thème bucolique de l'Églogue précédent, qui était inspiré par le poète pastoral grec de Sicile, Théocrite. Les lignes sont numérotées dans la traduction, la structure d'ensenble étant trois lignes au début et quatre à la fin (un total de sept), et 56 lignes entre les deux, parfois en groupe sept.
b C'est une référence à Asinius Pollion (voir la ligne 12) qui était consul en 40 av. JC.
c Les lignes suivantes renvoient à la théorie des périodes désignées par quatre métaux, dans la séquence or, argent, bronze, fer. La période guerrière du fer est presque terminée, et la première partie de la période d'or fait son retour. Virgile associe la période d'or avec Saturne; pour les autres, c'était la période de Cronos.
d Lucine est la déesse de l'accouchement; elle est souvent identifiée avec Diane ou Artémis, la soeur d'Apollon qui est mentionné à la ligne suivante. Apollon sera roi parce que la prophétie qu'il a émise par l'intermédiaire de la Sibylle se réalisera.
e Les mois désignent les dix mois de la grossesse qui aboutissent à la naissance de l'Enfant (ligne 61).
f L'expression "traces de culpabilité" et "traces du péché d'autrefois" à la ligne 31 sont les effets restants des guerres civiles romaines.

g Les lignes 31 à 36 admettent qu'il y aura une période intermédiaire au cours de laquelle la guerre se produira encore, mais il s'agira désormais d'une guerre étrangère, comme celle d'Achille contre Troie, et non plus d'une guerre de Romains contre Romains.
h Puisque la terre de chaque pays sera féconde, il n'y aura plus besoin d'acheter des produits d'autres pays.

i Il n'est pas clair si l'Enfant doit sourire à la mère, ou vice versa.

Virgile (70 à 19 av. JC) a composé ce poème en l’an -40. Le poème parle d’une vierge (ligne 6) et d’un enfant de descendance divine (49) devant qui toute la terre tremblera en hommage (50) dans un âge d’or de paix (9, 17) quand aura disparu « les traces de culpabilité » (13, 14). On imagine facilement que des chrétiens ont vu dans cette quatrième Églogue la prédiction païenne de la naissance virginale de Jésus le Messie qui a enlevé le péché originel, si bien qu’on a mis Virgile au rang des prophètes. Malheureusement, Virgile ne dit pas que l’Enfant a été conçu par la vierge, et la parenté divine de l’enfant est purement une image.
Néanmoins, il vaut la peine de s’arrêter à cette Églogue pour deux raisons : premièrement, elle nous donne le cadre dans lequel les chrétiens issus de milieux païens ont pu entendre les récits de l’enfance de Matthieu et Luc, et deuxièmement, on a souvent cru que cette Églogue pouvait refléter une certaine connaissance indirecte d’Is 7 - 11 dans le monde païen.
- Le contexte de l’Églogue
En l’an 40 av. JC, par la médiation du consul Asinius Pollion, Octave (Auguste) et Marc-Antoine, héritiers de Jules César assassiné en -44, établirent la Paix de Brundisium, mettant fin à plus de cent ans de guerre civile sauvage qui ravageait l’Italie. Virgile y fait référence en parlant de « race de fer » (8), de traces de « culpabilité » et de « péché ». Virgile est soulagé non seulement de la fin de la guerre, mais de retrouver son domaine qui avait été confisqué comme ceux de tous les autres pour payer les soldats victorieux à la bataille de Philippes en l’an -42, grâce à la clémence d’Octave à travers l’intercession d’Asinius Pollion. Il a l’impression que l’âge d’or tant attendu est sur le point d’arriver. Rappelons que selon le calendrier étrusque, il y avait un cycle de dix périodes dans l’histoire, commençant avec Saturne et se terminant avec Saturne; or on retournait justement au règne de Saturne.
Pour exprimer de manière enthousiaste son espoir en l’avenir, Virgile se sert de la symbolique d’un Enfant dont la vie correspond à la venue de la paix dans le monde. Remarquons que ce n’est pas l’Enfant qui apporte la paix, mais il règnera dans un monde pacifique où l’harmonie parfaite existera dans la nature, symbolisée par la fécondité des champs et des troupeaux. La symbolique de l’Enfant lui est peut-être suggérée par une véritable naissance au moment où il écrit son poème, soit celle d’un enfant de Marc-Antoine ou d’Octave. Peu importe, cet Enfant pourrait combler les espoirs de Virgile et personnifier le nouvel esprit de paix venu dans le monde.
Tout cela nous aide à imaginer la réaction d’un lecteur de Virgile en entendant les récits de la naissance de Jésus. N’aurait-il pas fait un parallèle entre l’enfant placé dans une mangeoire, honoré par les bergers et l’Enfant rêvé dont le berceau est « une corne d'abondance de fleurs » et dont la venue libère les troupeaux de la peur?
- L’influence des images d’Isaïe 7 – 11
Est-il possible que les images de Virgile proviennent, du moins de manière indirecte, des images qu’on trouve en Isaïe 7 – 11? Dressons d’abord un parallèle.
Virgile | Isaïe |
(27) la prospérité viendra quand l’enfant saura « en quoi consiste la valeur » | (7, 16) la victoire aura lieu juste avant que l’enfant sache refuser le mal et choisir le bien |
(60) l’enfant apprend à reconnaître sa mère | (8, 4) l’enfant sait qu’il faut crier « mon père » ou « ma mère » |
(22) « les troupeaux ne craindront pas les puissants lions » | (11, 6) « le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira » |
(24) « Le serpent périra » | (11, 8) « Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra » |
(30) « les chênes durs produiront des gouttes de miel » | (7, 22) « oui, c’est de crème et de miel que se nourriront ceux qui resteront dans le pays » |
Bien sûr, la ressemblance est indirecte. Mais l’influence possible des images du Proche-Orient sur Virgile est soutenue par la mention de la flore qui est de cette région : nard rustique ou baccar (19), le lis d'Égypte ou colocasia (20), l'arbuste aromatique d'Assyrie ou Assyrium amomum (25). L’image des lions qui menacent le troupeau de mouton (22) convient plus au Proche-Orient qu’à l’Italie. On a aussi proposé que la séquence de l’arrivée heureuse de l’Enfant (18-30), suivie du retour de la guerre avec les autres nations (31-36) et du triomphe final (37-45) est parallèle à la séquence habituelle dans l’apocalypse juive : la venue du Messie, la guerre eschatologique et le règne de la paix.
Mais comment des idées juives ont-elles pu rejoindre Virgile? Il semble que la réponse se trouve du côté des Oracles sibyllins, puisque le poète fait référence à la Sibylle de Cumes. Une copie du livre se trouvait dans le temple de Jupiter Capitolin à Rome, mais fut détruit par un incendie en 83-82 av. JC. Pour remplacer ce livre, on s’est mis à la recherche de toutes les copies privées un peu partout dans le monde romain si bien qu’on rassembla un ensemble de prophéties d’origine sémitique. Parmi celles-ci il y a le Livre III des Oracles sibyllins qu’on date du 2e s. av. JC. Les lignes 367s parlent d’une ère de paix qui viendra sur l’Europe et l’Asie, les lignes 652s parlent de Dieu qui envoie un roi qui libèrera chaque pays du fléau de la guerre, mais suivra ensuite la séquence d’une guerre qui revient avant la victoire finale. Lors de cette victoire finale un miel succulent viendra du ciel, les arbres porteront un fruit abondant, des fontaines de lait jailliront et les champs seront fertiles. Les lignes 788-795 sont clairement influencées par des passages d’Isaïe 7 – 11 qui parlent d’agneau et de chèvres qui ne sont pas intimidés par des animaux sauvages, de lions qui mangent du foin comme les bœufs, de serpents et cobras qui dorment avec les bébés et ne leur font pas de mal.
Que conclure? Comme nous l’avons souligné, la ressemblance avec la quatrième Églogue de Virgile n’est qu’indirecte. Mais elle soutient tout de même l’idée que les Oracles sibyllins ont pu être le véhicule par lequel l’attente dans les prophéties juives a pu atteindre le monde des chrétiens non-Juifs. Dès lors, dans un tel cadre, les récits de l’enfance ne pouvaient être qu’acceptables.
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