Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.1: Acte 2, scène 2 - #24. Judas, le chef des prêtres, et le prix du sang innocent, pp 636-660, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Judas, le chef des prêtres, et le prix du sang innocent
(Mt 27, 3-10)


Sommaire

Nous sommes devant une scène unique que seul Matthieu rapporte, et qu’il introduit gauchement, puisque les grands prêtres, qui viennent de condamner Jésus et le mènent chez Pilate, se retrouvent en même temps au temple en train de discuter avec Judas. L’évangéliste aurait-il créé ce récit de toute pièce ? Il faut répondre : non, car les Actes des Apôtres, un récit tout à fait indépendant, présentent un certain nombre d’éléments communs : la mort de Judas se situe à peu près à la même époque que celle de Jésus, sa mort fut violente, l’achat d’une terre est associé à cette mort, cette terre porte le nom « du Sang », et on retrouve des références au fait que le récit semble ancien.

Ainsi, Matthieu a pu avoir sous la main un récit ancien qui parlait de manière générale de la mort violente de Judas. Mais selon son habitude d’introduire des gloses, il a amplifié ce récit en ajoutant un certain nombre de détails tirés de l’Écriture, comme les trente pièces d’argent, le fait de les jeter dans le sanctuaire, le suicide par pendaison, la précision qu’il s’agit d’un champ qui a été acquis et la référence au potier. Même si on peut deviner plusieurs de ses références à l’Écriture, il faut admettre qu’il en fait un usage assez libre pour appuyer sa vision religieuse.

L’image de Judas que nous laisse Matthieu est assez dure. S’il y a du remord chez lui, il n’y pas de vraie retour à la foi. Le contraste est saisissant avec Pierre qui sera plus tard un pilier de la foi. Judas reste aux yeux de l’évangéliste celui qui a répandu le sang innocent, celui qui, par avarice, exige une somme des grands prêtres pour le livrer, celui qui, au dernier repas, défie Jésus avec le titre de Rabbi, un titre que Jésus a demandé de refuser ; bref il réalise la phrase de Jésus : « Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître ».


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Judas et le prix du sang innocent (27, 3-5)
    2. Les grands prêtres et le prix du sang innocent (27, 6-8)
    3. La citation sur l’accomplissement (27, 9-10)
  3. Analyse
    1. Comparaison avec les autres récits de la mort de Judas
    2. L’influence de l’Écriture dans la formation du récit de Matthieu

  1. Traduction

    Matthieu 27Actes 1
    3 Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il a été condamné, transformé par le remords, rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et anciens, 4 disant : « J’ai péché, ayant livré un sang innocent. » Eux dirent : « Que nous importe ? À toi d’y voir ! » 5 Et, ayant jeté les pièces d’argent dans le sanctuaire, il se retira et, étant parti, se pendit.

    6 Or les grands prêtres, ayant pris les pièces d’argent, dirent : « II n’est pas permis de les mettre dans le trésor, puisque c’est un prix de sang. » 7 Mais, ayant tenu conseil, ils achetèrent avec elles le champ du potier comme sépulture pour les étrangers; 8 c’est pourquoi ce champ-là a été appelé « Champ du sang » jusqu’aujourd’hui.

    9 Alors fut accompli ce qui fut dit par Jérémie le prophète, disant : « Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix de celui qu’on a apprécié, qu’ont apprécié les fils d’Israël, 10 et ils les donnèrent pour le champ du potier, selon (ce) que m’a ordonné (le) Seigneur". »

    (Extrait du discours de Pierre en Actes 1, 15-26), placé entre le récit de l’Ascension de Jésus 40 jours après la résurrection, et avant la descente de l’Esprit à la Pentecôte [50 jours après la Pâque] ; Pierre s’adresse aux hommes de la communauté qu’il appelle frères) 16 « Frères, il fallait que s’accomplît l’Ecriture où, par la bouche de David, l’Esprit Saint avait parlé d’avance de Judas, qui s’est fait le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. 17 Il avait rang parmi nous et s’était vu attribuer une part dans notre ministère. (18 Et voilà que, s’étant acquis un domaine avec le salaire de son forfait, cet homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. 19 La chose fut si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce domaine fut appelé dans leur langue Hakeldama, c’est-à-dire "Domaine du Sang." *) 20 Or il est écrit au livre des Psaumes: "Que son enclos devienne désert et qu’il ne se trouve personne pour y habiter". Et encore: "Qu’un autre reçoive sa charge". »

    (Par la suite, en 1, 21-26, on raconte le choix de Matthias « pour occuper, dans le ministère de l’apostolat, la place qu’a délaissée Judas pour s’en aller à sa place à lui » [v. 25].)

  2. Commentaire

    Matthieu est le seul à interrompre le renvoi de Jésus à Pilate avec cette scène de la mort de Judas. Le fil conducteur de la scène est la somme des trente pièces d’argent dont veut se débarrasser Judas pour s’enlever la responsabilité du sang innocent de Jésus, et dont se débarrasse à leur tour les grands prêtres en achetant le champ du potier. L’intérêt de Matthieu est sur le sang innocent sur lequel il reviendra dans le procès romain. Voilà maintenant réalisé les trois prédictions de Jésus (le reniement de Pierre, la fuite des disciples, la trahison de Judas).

    La scène demeure une interruption gauche. Car au moment où on parle des grands prêtres et des anciens qui mènent Jésus chez Pilate, on les retrouve soudainement en plein milieu du temple, ramassant les pièces d’argent. On comprend que Matthieu n’entendait pas affirmer que cette scène a eu lieu exactement à ce moment-là, et qu’avoir déplacé cette scène après la résurrection aurait brisé toute l’ambiance. En l’insérant à cet endroit, Matthieu introduit un contraste intéressant entre la réaction de Pierre après son reniement, et la réaction de Judas après sa trahison.

    1. Judas et le prix du sang innocent (27, 3-5)

      1. Le changement chez Judas

        Matthieu ne parle maintenant plus de Judas comme de l’un des Douze, mais comme celui qui a livré Jésus. Il écrit : « Voyant qu’il a été condamné » ; ce « voyant » ne signifie pas qu’il était dans le palais du grand prêtre, mais qu’il « apprit » sa condamnation. Maintenant, comment interpréter son changement d’attitude ?

        Matthieu utilise le verbe metamelesthai, que nous avons traduit par : transformé par le remords. Le verbe signifie habituellement : avoir un sentiment différent envers, changer ses préoccupations. Dans l’Ancien Testament, il implique un changement inacceptable pour Dieu (Exode 13, 17 où Dieu veut éviter que le peuple change d’idée et ne sorte pas d’Égypte). Habituellement, le repentir ou la conversion dans le Nouveau Testament est exprimé par metanoein. Deux autres des quatre utilisations du mot se trouvent en Mt 21, 29.32 dans la parabole du père et de ses deux fils où l’un change d’idée et décide d’obéir à son père. Il est difficile d’y voir un repentir sincère ou une simple prise de conscience de son devoir. Ainsi, on peut se demander s’il y a chez Judas une transformation de son coeur au point de croire maintenant en Jésus, ou simplement une prise de conscience des conséquences de son geste, des conséquences qu’il n’avait pas prévues. Ce dernier point est peu vraisemblable, car il avait entendu les prédictions de Jésus et, en allant chez les grands prêtres, il devait connaître leur décision.

      2. Les trente pièces d’argent

        Pour exprimer le remord de Judas, Matthieu raconte qu’il a rapporté les trente pièces d’argent (argyrion, au pluriel). C’est un écho de Zacharie 11, 12-13 (LXX) qui a le mot argyreos, une forme contractée du même mot. Le terme argyrion de l’évangéliste n’est pas précis. Mais si on se fie au Papyrus 114 (Découvertes dans le désert de Judas, 2.240-243), l’argyrion de Tyr renvoie à une somme consistant en statères et deniers. Et le shekel hébraïque désigne souvent la drachme ou la somme plus grande du statère. Aussi, si Matthieu pensait à trente shekels d’argent, cette somme représente le coût de blessures sérieuses infligées à un esclave selon Exode 21, 32, et le coût d’achat d’un champ selon Jérémie 32, 9. (sur la monnaie dans la Bible, voir le Glossaire)

      3. La mort du juste innocent

        « J’ai péché, ayant livré un sang innocent », dit Judas. Même si la phrase confirme l’innocence de Jésus, l’accent n’est pas sur le sort de Jésus ou sur le manque de loyauté de Judas envers son maître, mais plutôt sur sa culpabilité et sa responsabilité dans la mort d’un innocent. Matthieu associe Judas à tous ces Juifs qui ont répandu le sang innocent sur la terre, « depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie » (Mt 23, 34-35), et Jésus est l’un de ces justes innocents.

      4. Évaluation de l’attitude de Judas

        Plusieurs biblistes ont essayé de prendre la défense de Judas, expliquant qu’il a considéré les prétentions de Jésus comme un blasphème, ou qu’il a reçu le pardon par la coupe eucharistique au dernier repas, ou que son repentir dans la scène actuelle est sincère. Toutes ces interprétations sont contredites par la phrase de Matthieu : « Malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré! Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître!" » (26, 24).

        Comparons la figure de Pierre et de Judas. Ce dernier ne dit pas : « J’ai péché » et il ne revient à la servante pour enfin témoigner. Pourtant, dans la tradition chrétienne, on considèrera Judas comme n’étant pas pardonné. Pourquoi ? Pierre ne fut pas responsable de la mort de Jésus, par contre Judas le fut. Dans le monde juif, c’est une horreur impardonnable :

        • « Mais sachez que si vous me faites périr, vous ferez retomber le sang innocent sur vous, sur cette ville, et sur ceux qui l’habitent » (Jr 26, 15) ;
        • « Ils versaient le sang innocent... et le pays fut profané de sang » (Ps 106, 38-39) ;
        • « Et aussi pour le sang innocent qu’il avait répandu, inondant Jérusalem de sang innocent. Yahvé ne voulut pas pardonner » (2 R 24, 4) ;
        • « Mais toi, tu feras disparaître du milieu de toi toute effusion de sang innocent, si tu veux faire ce qui est juste aux yeux de Yahvé » (Dt 21, 9) ;
        • « Maudit soit celui qui accepte un présent pour frapper mortellement une vie innocente » (Dt 27, 25).

        Dans la théologie de Matthieu, Judas a fait quelque chose de si haineux qu’aucun repentir n’y peut quoi que ce soit. Et pour notre mentalité contemporaine, le fait même que Judas ne soit pas retourné à Jésus, lui qui a tant pardonné, démontre que son remord n’était pas un retour à la foi.

      5. L’attitude des grands prêtres et la réaction de Judas

        La description que nous en donne Matthieu est très hostile : les grands prêtres n’expriment aucun remord ni intérêt pour le péché de Judas ou pour l’innocence de Jésus. L’expression « Que nous importe » est une décharge de toute préoccupation (voir Jn 21, 22), et « À toi d’y voir » est un refus d’être impliqué (voir Mt 27, 24 ; Ac 18, 15). Cette dureté chez les grands prêtres force Judas à deux actions violentes.

        1. Le lancement des pièces d’argent

          « Et, ayant jeté les pièces d’argent dans le sanctuaire (naos) ». À propos des trente pièces d’argent, nous avons déjà mentionné l’influence de Zacharie 11, 12-13 :

          Je leur dis alors: "Si cela vous semble bon, donnez-moi mon salaire, sinon n’en faites rien." Ils pesèrent mon salaire: 30 sicles d’argent. Yahvé me dit: "Jette-le au potier, ce prix splendide auquel ils m’ont apprécié!" Je pris donc les 30 sicles d’argent et les jetai à la Maison de Yahvé, pour le potier.

          Certaines difficultés apparaissent quand on compare la version hébraïque de la Massorah, celle de la Septante et celle de Matthieu. Tout d’abord, comment Matthieu peut-il parler de jeter l’argent dans le sanctuaire (naos), alors qu’il devait très bien savoir que c’est un lieu réservé aux prêtres ? A moins que naos désigne ici tout le complexe du temple. Ensuite, le texte hébreu parle de yôṣēr, qui signifie : potier. Mais la Septante traduit ce mot par chōneutērion, qui signifie : fonderie, creuset, et le Targum Jonathan écrit plutôt : sanctuaire. Certains biblistes ont proposé de remplacer yôṣēr par ′ôṣar (trésor), une lecture qui concorde avec ce que Matthieu dit au v. 6 et soutenue par la Peshitta syriaque. On a aussi proposé l’idée qu’il y avait une fonderie au temple pour fondre le métal reçu en cadeau et en faire des vases sacrés, un travail fait par un homme qui portait le nom de potier ; ce métal était conservé dans le trésor du temple. Cette idée a l’avantage de réconcilier ensemble les diverses versions, mais il est peu probable que Matthieu connaissait cette coutume. Il vaut mieux reconnaître que Matthieu utilise les diverses versions de l’Écriture selon ce qui fait son affaire.

        2. Le suicide de Judas

          Ce passage est influencé par 2 Samuel 15-17, en particulier 2 S 17, 23, qui raconte comment Ahitophel, le conseiller de David, et maintenant traître, sachant que le complot serait un échec, « s’étrangla et mourut ». On retrouve le même vocabulaire, incluant apagchesthai (se pendre). Malgré tous les efforts des biblistes pour donner un sens positif au geste de Judas, il est peu probable que le milieu juif considérait son suicide comme un geste d’expiation. Bien au contraire, Mishna Sanhedrin 10.2 écrit que Ahitophel n’aura pas part au monde à venir. Actes 1, 20 affirme que sa mort fut une disgrâce supplémentaire et l’expression d’un jugement divin contre lui. Et pour Matthieu, cette attitude est en contraste avec celle de Pierre qui, sortant dehors, pleura amèrement (26, 75).

    2. Les grands prêtres et le prix du sang innocent (27, 6-8)

      1. L’argent du prix du sang

        En remettant les pièces d’argent, Judas force les grands prêtres à être mêlés à la culpabilité face au sang innocent versé, et donc à la malédiction associée. Leur réaction est très légaliste : « Il n’est pas permis de le remettre dans le trésor (korbanas) », une référence probable à Dt 23, 19, qui interdit d’apporter le salaire de la prostitution dans la maison du Seigneur. C’est seulement ici qu’on trouve le mot korbanas, un mot de la même source que korbān (consacré à Dieu) qui apparaît chez Mc 7, 11. On peut donc en déduire que l’argent provenait originellement du trésor du temple, et cela explique que c’est à cet endroit, près du sanctuaire, que revient Judas. Mais cet argent est maintenant impur.

      2. Le champ du potier

        Pour éviter la contamination, on prend une décision : celle d’acheter un champ de potier. Le vocabulaire de cette décision est dicté par l’Écriture qui sera citée au v. 10. Matthieu utilise l’article défini : « le » champ (agros ; Ac 1, 18 parle de chōrion, un domaine) du potier. Cela signifie que ce champ était bien connu. Mais depuis quand ? Depuis son acquisition, ou après que le récit de Judas fut connu ? Notons que le seul élément qui ne vient pas de l’Écriture est la mention que le champ était destiné à la sépulture des étrangers, i.e. des Juifs en visite à Jérusalem ou des prosélytes. L’expression de Matthieu que le champ est appelé champ du sang « jusqu’à ce jour » laisse entendre une origine ancienne à ce récit. Une origine ancienne est également impliquée par la phrase de Ac 1, 19 : « La chose fut si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce domaine fut appelé dans leur langue Hakeldama, c’est-à-dire "Domaine du Sang" ». Le mot Hakeldama est la transcription grecque de l’Araméen ḥăqēl dĕmā (champ ou domaine du sang).

        Peut-on localiser ce champ ? Depuis saint Jérôme, la tradition le place à l’extérieur des murs actuels de Jérusalem, là où les vallées du Cédron, du Tyropéon et du Hinnom se rencontrent. On y trouvait l’eau et les courants d’air nécessaire pour des tours de potiers. Avec son vase de poterie, Jérémie (19, 1) est descendu vers la vallée de Hinnom par la Porte des tessons. Par contre, la vallée du Cédron était le cimetière des gens ordinaires (2 R 23, 6 ; Jr 26, 23) où on enterrait les choses où les gens rejetés par le roi de Judas. Enfin, il semble que le sang des sacrifices du temple était canalisé dans cette vallée (Mishna, Me‛ila 3, 3 ; Yoma 5, 6 ; Rouleau du temple, 11Q Miqdaš, 32).

    3. La citation sur l’accomplissement (27, 9-10)

      Matthieu tient clairement à établir que tout le thème du prix pour le sang innocent est une réalisation de ce que Dieu a dit au prophète Jérémie. Dans son évangile, il utilise 14 fois l’expression : « Alors fut accompli ce qui fut dit par... », alors qu’on la rencontre une seule fois chez Marc (15, 28), trois fois chez Luc (18, 31 ; 22, 37 ; 24, 44) et neuf fois chez Jean. Et seulement deux prophètes sont nommés explicitement : Isaïe (cinq ou six fois) et Jérémie (deux fois). Tout comme nous l’avons noté plus tôt pour Mt 26, 56, la formule de citation ici est parallèle à une citation dans le récit de l’enfance (2, 17), l’autre référence à Jérémie. Le parallèle est renforcé par la formule d’introduction « Alors » (tote), une formule différente des autres introductions avec hina (afin que) ou hopōs (de telle sorte que). Cela signifie qu’il faut garder distinct les deux types d’introduction : le premier (alors) apparaît dans un contexte d’actions mauvaises des ennemis de Jésus, et entend décrire un autre événement majeur dans la suite du récit, tandis que le dernier (afin que, de telle sorte que) entend exprimer le sens ou le but d’un événement.

      La citation de Matthieu présente des difficultés particulières.

      1. L’utilisation de l’Écriture

        Mettons en parallèle le contenu de sa citation, le texte lui-même de la Massorah hébraïque de Zacharie 11, 13 et celui de la Septante.

        Les mots soulignés représentent ce que Matthieu a en commun avec les textes parallèles.

        MatthieuZacharie (texte hébreu)La Septante
        aEt ils prirent les trente pièces d’argent (argyria)Et le Seigneur me dit :Et le Seigneur me dit :
        ble prix (timē) de celui qu’on a appréciéJette-le au potierJette-les dans le four
        cqu’ont apprécié les fils d’Israëlla dignité du prix auquel j’ai été apprécié par euxet je verrai si c’est authentique la manière dont j’ai été éprouvé pour l’amour d’eux
        det ils les donnèrent pour le champ du potierEt je pris les trente d’argentEt je pris les trente pièces d’argent (argyrous)
        eselon (ce) que m’a ordonné (le) Seigneuret les jetai à la maison du Seigneur au potieret je les jetai dans le temple du Seigneur au four

        1. Ligne a de Matthieu

          Elle est proche de la ligne d de Zacharie, et celle-ci est virtuellement la même que dans la Septante. Mais chez Matthieu, le sujet n’est plus la figure héroïque du berger, mais les grands prêtres (ils) qui ont remplacé Judas comme acteur principal.

        2. Ligne b de Matthieu

          Elle est plus proche de la ligne c de Zacharie que de celle complexe de la Septante. La similarité est d’autant plus grande que timē signifie à la fois prix et dignité, si bien que l’expression « le prix de celui qu’on a apprécié » pourrait être une traduction libre de Zacharie : « la dignité du prix ». Il y a cependant une grande différence : chez Zacharie, le ton est sarcastique et exprime l’indignation devant le prix dérisoire (celui d’une blessure infligée à un esclave) pour un berger, tandis que chez Matthieu, où l’apprécié est Jésus, l’indignation concerne, non pas le montant d’argent, mais le fait même qu’on a payé un prix pour le sang innocent.

        3. Ligne c de Matthieu

          Il n’y a pas d’équivalent ailleurs. C’est probablement une façon d’interpréter le « par eux » de la ligne c de Zacharie, et d’étendre la responsabilité du sang innocent à tout Israël, anticipant ce qu’il écrira plus loin : « Son sang sur nous et sur nos enfants » (27, 25).

        4. Ligne d de Matthieu

          Elle présente peu de relation avec Zacharie, sinon la référence au potier à la ligne b et e. Matthieu a utilisé ces deux lignes plus tôt en 27, 5.

        5. Ligne e de Matthieu

          Elle ressemble en partie à la ligne a de Zacharie, mais avec un verbe plus fort, syntassein (ordonner), qu’il est seul à utiliser (trois fois) dans tout le Nouveau Testament.

      2. L’attribution à Jérémie

        Avec les ressemblances si nombreuses avec Zacharie 11, 13, pourquoi Matthieu écrit-il : « Alors fut accompli ce qui fut dit par Jérémie le prophète » ? On a proposé une multitude d’explications :

        • Un copiste aurait remplacé Zacharie par Jérémie
        • Matthieu aurait simplement parlé de prophète, et un copiste aurait ajouté : Jérémie
        • Matthieu aurait eu un blanc de mémoire en se référant à Jérémie, un prophète auquel il se réfère dans le récit de l’enfance
        • Matthieu ferait le même type d’erreur qu’en 23, 35 où il confond Zacharie, fils de Bérékya (Za 1, 1) avec Zacharie, fils de Yehoyada (2 Ch 24, 20)
        • Matthieu citerait une oeuvre perdue du prophète Jérémie qui contiendrait un passage similaire, ou encore ce passage aurait été retranché de l’oeuvre de Jérémie par des Juifs antichrétiens
        • Matthieu citerait plutôt le livre des Lamentations 4, 1-2 (qui parle d’appréciation, des fils de Sion et de potier), une oeuvre fusionnée à Jérémie dans la Septante
        • Matthieu renverrait à une collection de textes où Jérémie apparaît en premier

        L’explication la plus simple et la plus plausible est qu’en 27, 9-10 Matthieu présente un mélange de citations tirées à la fois de Zacharie et de Jérémie, et s’y réfère en mentionnant seulement Jérémie. C’est une de ses habitudes : en 2, 5-6 il cite Michée 5, 1 mêlé avec 2 S 5,2 ; en 21, 4-5 il cite Is 2, 11 et Za 9, 9 ; en 2, 23b il cite probablement Is 4, 3 et Jg 16, 17. Mais à quel passage de Jérémie fait-il ici référence ? Plusieurs mentionnent Jr 19 qui se situe dans la vallée de Hinnom et parle du jugement contre les Jérusalémites qui ont rempli le lieu de sang innocent, un lieu qui deviendra un lieu de sépulture, et comme signe donné, Jérémie aura à briser une cruche de potier. Mais deux autres passages de Jérémie sont un meilleur candidat, 18, 1 où Dieu parle longuement au prophète à propos du potier et 32, 3 où le prophète achète un champ qu’il pèse (šql) en pièces d’argent, dix-sept shekels. On peut imaginer que la mémoire de cette histoire vivante de Jérémie a guidé Matthieu dans la rédaction de son récit où on donne des pièces d’argent pour l’achat du champ du potier, qui s’est combiné avec celui de Zacharie qui parle également de pièces d’argent et de potier. Mais pourquoi tout attribuer à Jérémie ? Si le vocabulaire de Zacharie permet d’interpréter ce qui arrive à Jésus, c’est la figure de Jérémie, rejeté par les autorités parce qu’il a parlé contre le temple, qui explique le mieux le plan de Dieu et les moments les plus pénibles de la passion.

  3. Analyse

    Matthieu a interrompu la scène de l’envoi de Jésus à Pilate avec celle du suicide de Judas. Et nous avons noté l’incohérence entre les deux scènes : d’une part, les grands prêtres viennent de le condamner et l’amènent à Pilate, d’autre part, en même temps, ils sont au temple en train d’interagir avec Judas ; évidemment, ils ne peuvent être aux deux endroits en même temps. Il faut donc poser la question : la scène de la mort de Judas doit-elle être placée avant le début du procès romain, ou après ? Pour nous aider à répondre à cette question, il faut se rappeler que Matthieu a l’habitude d’introduire des gloses. Voici quelques unes :

    • Quand il reprend la scène de Marc sur les négociations de Judas avec les grands prêtres pour arrêter Jésus, Matthieu ajoute : « Que voulez-vous me donner, et moi je vous le livrerai » (26, 15), une touche d’avarice
    • Quand il reprend la scène de Marc du dernier repas de Jésus où ce dernier annonce que l’un de ceux autour de la table le livrera, Matthieu ajoute une question de la part de Judas : « Serait-ce moi, Rabbi ? », une attitude défi à l’égard de celui qui a demandé de ne donner à personne le titre de Rabbi
    • Quand il reprend la scène de Marc sur le baiser de Judas à Gethsémani, Matthieu ajoute une parole de Jésus qui le démasque : « Ami, fais ta besogne »

    1. Comparaison avec les autres récits de la mort de Judas

      D’où Matthieu tient-il cette scène ? Il faut se rappeler qu’il existe deux autres versions de ce récit, Actes 1, 16-20.25 et Papias (2e siècle) dont on discutera dans l’Appendice IV. Posons donc deux questions : existait-il un récit originel auquel la citation de 27, 9-10 fut ajoutée par la suite, ou à l’inverse, c’est la citation qui a entrainé la création du récit ? Le nombre de mots anormalement élevé en 27, 3-8 qui ne se retrouvent nulle part ailleurs est-il le signe d’un récit prématthéen ?

      1. Il faut d’abord assumer que Matthieu et Actes sont deux récits indépendants, et leurs points communs sont l’écho d’une tradition antérieure. Quant à celui de Papias, il faut remarquer que nous n’avons pas son contexte originel puisqu’il nous est parvenu de manière indirecte. Voici les points communs :

        • Judas n’est plus considéré comme l’un des Douze après avoir livré Jésus (implicite en Matthieu, explicite en Actes)
        • Sa mort se situe à la même époque que celle de Jésus (chez Matthieu sa mort est racontée avant celle de Jésus, en Actes elle est communiquée dans le discours de Pentecôte)
        • Sa mort fut violente (par pendaison en Matthieu, par éclatement dans les Actes, par enflure chez Papias, car il sera écrasé par un chariot et contractera une maladie)
        • Reliée à sa mort est l’utilisation de l’argent pour acheter un terre (un champ par les grands prêtres chez Matthieu, un domaine par Judas selon les Actes tout comme chez Papias)
        • La terre fut appelée « champ/domaine du Sang » (la référence au sang chez Matthieu provient du fait qu’il fut acquis avec l’argent du sang, dans les Actes parce que Judas y est mort)
        • On fait explicitement référence à l’Écriture pour raconter sa mort (à Jérémie/Zacharie chez Matthieu, au Psaumes 69 et 109 dans les Actes)
        • Les éléments de ce récit sont présentés comme anciens : selon Matthieu, le champ a ce nom « jusqu’à ce jour », selon les Actes, le domaine est appelé Hakeldama « dans leur langue » (l’Araméen de Jérusalem)

      2. En dépit de certains mots uniques dans cette scène (apangchesthai (se pendre), korbanas (trésor), timē (prix), kerameus (potier) et taphē (sépulture)), le vocabulaire de l’ensemble reste très matthéen ; la singularité de certains mots s’explique par le sujet spécial qui y est traité.

    2. L’influence de l’Écriture dans la formation du récit de Matthieu

      Il est possible que Mc 14, 21, qui parle de manière très générale d’un malheur horrible qui attend Judas, soit à l’origine de récits sur le sort terrible de Judas. Et l’Écriture a probablement contribué à fournir des détails à ces récits.

      1. L’influence de 2 Samuel 17, 23

        Il s’agit ici du suicide par pendaison d’Ahitophel, un conseiller de David qui a conspiré contre lui. Il est vraisemblable que les premiers chrétiens, connaissant la mort violente de Judas presqu’en même temps que celle de Jésus, aient eu le réflexe de comparer cette mort à celle d’autres personnages illustres qui ont résisté à Dieu et à son oint. Ahitophel est probablement la source d’une mort par pendaison chez Judas.

      2. L’influence de Zacharie 11, 13

        Le rapprochement avec Zacharie est aisé : l’hostilité des autorités juives, trente pièces d’argent, le lancement des pièces dans le sanctuaire, le prix, et le trésor/potier. Alors le récit de Matthieu est-il modelé sur le texte de Zacharie ? D’entrée de jeu, il faut reconnaître que les différences avec le récit parallèle des Actes militent en faveur de l’absence de récit original complet sur la mort de Judas. Il vaut aussi la peine de considérer la pratique de Matthieu dans l’utilisation de l’Écriture, comme dans les récits de l’enfance : ici, il est probable que Matthieu a introduit des gloses sur un récit préexistent, car les citations de l’Écriture n’y concernent que des aspects mineurs du récit et ne sont en fait que des tangentes. Par contre, dans le récit de Judas, les références à l’Écriture concernent des aspects majeurs, si bien qu’on peut affirmer que Matthieu a composé son oeuvre en combinant quelques éléments traditionnels avec l’Écriture ; celle-ci a joué un rôle majeur dans les grandes lignes du récit. C’est ainsi que le berger, mentionné en Mc 14, 27-28 (« je frapperai le berger et les brebis seront dispersées ») devient pour Matthieu, se référant à Za 11, 12-13, celui dont le prix s’établit à trente pièces d’argent.

      3. L’influence de Genèse 37, 36-28

        Le récit concerne le rôle de Juda dans la vente de Joseph par ses frères. Il leur conseille de vendre plutôt Joseph pour vingt pièces d’argent plutôt que de le tuer et de chercher alors à cacher son sang. Mais ce récit a évolué dans la tradition juive, si bien qu’on retrouve ceci dans la Testaments des douze patriarches (2e av. JC – 1ier siècle ap. JC), Testament de Gad 2.3 : « C’est pourquoi, moi et Siméon, nous le vendîmes aux Ismaélites trente sicles d’or, et, après en avoir caché dix, nous en montrâmes vingt à nos frères ». C’est ainsi qu’Origène (185 – 253), dans son homélie sur l’Exode, parle de Joseph qui a été vendu pour trente pièces d’argent. Un tel contexte a pu contribuer au récit de Jésus livré pour trente pièces d’argent.

      4. L’influence de Jérémie 18, 19 et 32

        Tout d’abord, il y a un rapprochement entre la figure de Jérémie et celle de Jésus qui ont tous deux été maltraités par les autorités de la nation. Puis, nous avons déjà noté les éléments parallèles : les références au potier, l’achat d’un champ, les pièces d’argent, le lieu de sépulture et la vallée de Hinnom. Mais peut-on aller plus loin et chercher à expliquer comment Matthieu en est venu à parler d’achat d’un champ, et d’un lieu appelé « du sang » ? En raison du parallèle entre Matthieu et Actes, il faut poser l’existence d’une tradition prématthéenne qui parle de l’argent mal acquis pour acheter une terre qui porte le nom de « sang ». Il est possible que ce soit cette tradition qui ait amené Matthieu à se concentrer sur des textes de Jérémie qui mentionnent l’achat de champ (Jr 32) et la vallée du Carnage profanée par le sang innocent (Jr 19), un lieu de sépulture dans la même vallée d’Hinnom à laquelle est associé le champ de Judas. Rappelons que le thème du sang innocent est tellement majeur chez Matthieu qu’il dessine de manière parallèle l’attitude juive et romaine:

        • Judas essaie de se libérer de la responsabilité du sang innocent en se disant pécheur (27, 4.6.8), tandis que Pilate fait la même chose en se disant innocent du sang de Jésus (27, 24-28)
        • Les grand prêtres et anciens répondent à Judas : « À toi d’y voir », Pilate leur répond à son tour : « À vous d’y voir »
        • Judas essaie de se libérer de sa culpabilité en jetant l’argent, Pilate en se lavant les mains
        • Judas implique les autorités avec le sang en leur remettant l’argent, Pilate implique le peuple en les amenant à dire : « Son sang sur nous et nos enfants »
        • Judas et Pilate professent l’innocence de Jésus, mais néanmoins livrent Jésus, car ils ne contrôlent plus la situation et sont prisonniers d’un système

        Est-ce que cette qualité du sang de Jésus existait dans le récit prématthéen ? Sans apporter une réponse complète pour l’instant, on peut croire que Matthieu a pu avoir sous la main une tradition populaire, pleine d’imagination, où l’Écriture a pu avoir déjà une certaine influence. Et voyant le rôle du sang tant dans le récit de Judas que dans le procès romain, on comprend que Matthieu ait tenu à l’insérer ici.

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